La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (VIX)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.

En termes de chiffres crédibles, les terres cultivées entre les mains des Algériens, avant 1830, étaient de l’ordre de 14 millions d’hectares. Un siècle de colonisation a ramené ce chiffre à la moitié (7 millions d’hectares). Où sont donc passées les terres de nos ancêtres ? Cent mille cultivateurs vivaient dans cette Mitidja que les Algériens surnommaient «l’ennemie de la faim» ou «la mère du pauvre» et qui finit par occuper, selon Mohamed Chérif Sahli, une place de choix dans les prétentions des Français d’avoir apporté la civilisation et le développement en Algérie. Le député de Sade s’écriait devant l’Assemblée nationale française, le 28 avril 1834, pour stigmatiser le vandalisme de ses coreligionnaires – déjà en ce temps-là –, perpétré dans la ville d’Alger : «Alger était entourée jadis de jardins et d’habitations de plaisance. Ses environs offraient le même spectacle que ceux de Marseille. Tout cela a disparu. Les jardins ont été dévastés, les maisons ont été abattues et les charpentes prises pour faire du bois de chauffage (…) Et quand cette ressource a manqué, on a coupé les plantations, les arbres fruitiers. Voilà jusqu’à maintenant, le seul défrichement que vous ayez opéré».

René, mon ami,
Parlons maintenant de la culture, dans sa propre et vraie définition, celle de l’esprit, ce moyen indispensable pour l’évolution et le développement des peuples. Nombreux étaient les foyers de propagation culturelle qui existaient grâce à notre attachement et à notre contribution à la civilisation arabo-islamique. En effet, grâce à notre attachement et à notre contribution à cette remarquable civilisation que tes ancêtres, malheureusement, ont tout déployé pour nous en éloigner, après avoir colonisé notre pays ! Et pourtant, ils auraient dû nous laisser continuer notre chemin dans cette direction et profiter, avec nous, pour s’instruire davantage, comme l’ont fait leurs ancêtres qui sont venus bien après Charlemagne et qui ont eu à s’informer sur les merveilles de la culture et de la science développées dans nos centres de rayonnement. Ces connaissances utiles leur ont beaucoup servi quand ils ont décidé d’ébaucher leur propre mutation dans le monde du progrès, bannissant ainsi le conformisme et la stagnation qui ne permettaient à aucune initiative de s’exercer ou de trouver des oreilles attentives. D’ailleurs, il n’y a aucun mal à s’instruire mutuellement et à prendre chez l’autre ce qui n’existe pas chez soi. Pour cela, notre civilisation arabo-islamique s’est brillamment distinguée, pendant une période appréciable de l’Histoire – et nous sommes honnêtes pour le dire, René –, parce qu’elle résulte d’efforts successifs et persévérants de la plupart des peuples qui habitaient dans cette immense zone d’influence, quelles que fussent leur confession et leur race. En somme, elle fut, au départ un genre de syncrétisme, regroupant certains traités de civilisations toutes proches, qui allait en se développant vers d’autres horizons, avec l’apport de savants rompus dans les recherches et dans la pratique, instaurer une dynamique telle qu’elle devait lui attribuer le grand mérite d’avoir façonné et renforcé, dans des proportions considérables, le bagage scientifique des Arabes et, par voie de conséquence, lui faire jouer «le rôle de précurseur de la science occidentale actuelle». Ce discours n’est pas démagogique…, il est juste, puisque ceux qui sont venus bien après Charlemagne ont eu vent des progrès enregistrés par les nôtres. Ainsi, allaient-ils oublier de sitôt cette fameuse horloge – signe éloquent d’une grande avance en matière de sciences – qui a été offerte à ce dernier au moment où les leurs vivaient les moments sombres de leur Histoire ? Ils ont eu connaissance de «l’Académie de la sagesse» à Bagdad, du temps d’El Mâ’mun, le fils de Haroun El Rachid, une académie où l’on trouvait une somptueuse bibliothèque et un observatoire qui symbolisait un fait important pour la culture universelle, car il regroupait des savants de races et de croyances diverses. Comme ils ont eu vent de cette autre bibliothèque du Caire, du temps du Calife El Aziz, qui était aussi riche que celle de Bagdad et qui comptait pas moins de 1.600.000 volumes – d’autres parlent de titres –, dont la majeure partie était réservée aux mathématiques et à la philosophie. Alors que la comparaison me pousse à te dire que de l’autre côté de la Méditerranée, chez toi, plutôt chez le roi de France Charles le Sage, et quatre siècles plus tard, sa bibliothèque ne pouvait réunir que 900 volumes. Vois-tu René, tes ancêtres et ceux de ta génération, qui ont fait abstraction de notre patrimoine culturel, auraient pu profiter dans un cadre d’échange mutuel et enrichissant, pour apprendre notre langue comme nous avons appris la vôtre, avec enthousiasme d’ailleurs. Ils auraient pu s’imprégner de la profondeur de ses expressions, à travers ses belles tournures et son agréable style, car la nôtre est aussi gracieuse et raffinée que la vôtre…, sinon plus, d’après les témoignages d’étrangers qui disent vrai. El Birûni, le savant d’origine persane, je l’ai cité bien avant cela pour te rappeler que les tiens l’assimilaient à l’âne, déclarait spontanément, mais surtout sans complaisance, pour célébrer la beauté de notre langue :

«J’avoue préférer l’invective en arabe à la louange en langue persane»
C’est dire que «la littérature arabe donne une place considérable à la poésie, mais cependant de la prose elle-même, quand elle s’écrit on dirait qu’elle danse…», comme l’expliquait résolument Émile Dermenghem, en connaissance de cause. Ainsi, le rythme, l’accent, l’assonance, la répétition, le parallélisme et le balancement, jouent un rôle apparent. Et ce qui pourrait sembler redondance ou prolixité n’est souvent que la conséquence de cette nécessité de structure…
Dommage que les tiens n’ont pas su tirer profit de notre belle culture car, ensemble, nous aurions pu fructifier cet apport civilisationnel dans notre région. Et nous l’aurions fait avec plaisir, avec aisance, du moins de notre part, parce que les nôtres, les conquérants arabes, comme l’affirmait «l’Histoire de l’Humanité» n’ont pas été des destructeurs systématiques de civilisations. Bien au contraire, confirmait Roger Garaudy : «La civilisation arabo-islamique, pendant un millénaire, a fécondé le passé et préparé l’avenir». En nous inspirant de tout cela, nous avons tenu à approfondir nos connaissances dans l’Histoire de nos ancêtres et nous convaincre que notre religion a été le stimulant qui nous commandait d’aller au-devant de toutes les cultures dans le patrimoine des anciennes civilisations et des découvertes contemporaines afin d’y puiser la quintessence et d’en renouveler les contenus pour les vivifier à partir d’une approche saine et d’une vision évolutive. De ce fait, et dans les principaux centres prévalait une forte ambiance culturelle, encouragée également par différents facteurs dont, d’une part, l’arabisation d’une importante partie des Berbères qui furent poussés par les Hammadites à rentrer de plain-pied dans le mouvement culturel et intellectuel et, d’autre part, la confrontation de cette ambiance culturelle maghrébine avec celle de l’Andalousie. Ce rapprochement s’exerçait à l’occasion de nombreux échanges et principalement après les événements qui ont suscité l’exode de grands savants dans la partie occidentale, au moment où les chrétiens se préparaient à reconquérir plusieurs villes. De nombreuses régions du pays ont adhéré à ce mouvement culturel et, selon leurs moyens et la qualité de leurs éducateurs, ont fini par s’imposer également dans leur environnement immédiat et quelquefois un peu plus loin, lorsque le flambeau fut repris par de bonnes mains. Indépendamment d’Alger, qui devint par la suite le siège de la Régence, Constantine, Mila, Ferjioua, Guelma, Kalaât Beni Hammad, Boudjelil, Beni Oughlis, Khenguet Sidi Na-dji, Dellys, Makouda, Cherchell, Ténès, Miliana, Lemdiya (Médéa), Médjadja, Mostaganem, Mazouna, M’Sila, Bou Saâda, Aïn Madhi, Adrar, et tant d’autres villes ont été, dans l’Histoire récente de l’Algérie, c’est-à-dire avant l’occupation française, des foyers d’où des hommes cultivés, pieux et fidèles à leurs principes, propageaient la science, entreprenaient des études et des recherches et éditaient des ouvrages de valeur. Ces villes de culture ont été également des foyers d’où partaient les orientations de la pratique saine de l’Islam et les meilleures méthodes de dialogue et d’enrichissement par les importantes observations qu’ont pu faire leurs érudits et leurs savants au cours de leurs études. Avant d’aborder ces aspects de notre culture, j’ai à l’esprit une anecdote que m’a racontée un de mes amis.
Et, si je l’insère dans cet espace, c’est parce que je pense qu’elle le «relève», incontestablement, tout en insistant sur la différence de niveau qui existait déjà entre nos deux peuples. Il me parlait d’une certaine lettre d’un soldat français, une lettre bizarre d’ailleurs, à la limite singulière et insolite, que ce dernier envoyait à ses parents en France, pour leur décrire ses découvertes, dans un pays aussi passionnant qu’attachant. Il leur écrivait en ces termes :
«Dans ce pays, ils ont un bonbon extraordinaire, mais il y a un noyau à l’intérieur…, on se demande à quoi il sert. Mais surtout on se demande comment ils réussissent à le faire rentrer». Ce soldat parlait de la datte, bien évidemment. Cependant, mon ami qui me racontait cette surprenante anecdote, ne s’est pas empêché de dire en soupirant : «Ah ! mes pauvres ancêtres, comment avez-vous fait pour être colonisés par de tels ignares ? ».
(A suivre)
K.B