La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (X)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.

Enfin, je raconte cette histoire, non pas pour ridiculiser ce jeune soldat, mais pour dire que les nôtres, même s’il leur arrivait d’avoir quelques manques sur le plan de l’instruction ou de faire quelques erreurs de jugement, n’étaient pas tellement à plaindre au regard de répliques fragiles que nous offraient tes concitoyens qui, très souvent, prétendaient détenir la science infuse. Je ne suis pas dur, René, c’est la vérité qui s’exprime. Quant à l’enseignement et à la culture générale, avant l’occupation de notre pays, ils étaient assurés pour l’ensemble des citoyens qui vivaient des changements conséquents que l’étendue du désert devait favoriser, en même temps qu’ils mesuraient la mise en jeu d’une évolution décisive pour leur avenir et celui de l’Algérie. Toutes les régions étaient concernées par cette évolution, à travers un climat fait d’émulation et de rivalité saine et objective. Les exemples de cette mutation vers le progrès sont nombreux, dans les villes et dans les campagnes. Dans les milieux citadins, notamment, où les structures éducatives étaient plus riches et mieux équipées, l’enseignement ne souffrait d’aucun manque et les disciples s’en donnaient à cœur joie pour connaître une nouvelle ère d’espoir et de vie moins contraignante. Tlemcen, par exemple, du temps des Zianides, était «considérée comme un miracle permanent», selon un historien français, très honnête dans le propos, qui relevait qu’il y avait, outre un bon nombre d’écoles primaires, cinq établissements secondaires et supérieurs. Abdel Basset Ibn Khalil El-Malti et El-Hassen El-Ouazzen (Léon l’Africain) le confirmaient dans leurs écrits. Ainsi, au moment de l’occupation de l’Algérie par les Français, Tlemcen comptait cinquante écoles primaires et deux (2) instituts supérieurs qui ont été réhabilités et réorganisés sous la forme d’une fondation pieuse par le Bey Mohamed El-Kebir. Constantine aussi n’était pas en marge de cette activité éducative et culturelle. Elle avait connu son apogée du temps de la dynastie des Hafcides, un apogée qui s’était perpétué jusqu’aux temps des Ottomans. Et, comme pouvaient le constater les Français au début de l’occupation, elle avait quatre-vingt-dix écoles primaires et sept établissements secondaires et supérieurs. Les chercheurs de l’époque confirmaient que chaque enfant en âge d’être scolarisé, c’est-à-dire entre six et dix ans, avait sa place à l’école. Pour ce qui est d’Alger, plusieurs historiens confirment qu’il y avait un nombre avoisinant les cent établissements scolaires ainsi que trois (3) instituts supérieurs : El-Qachachia, Cheikh El-Bled et El-Djamaâ ElKebir. Ce nombre important atteste le fait que la population et ses dirigeants se sentaient concernés par la réalisation et l’ouverture d’écoles. Du pacha au simple citoyen, en passant par le bey et le haut fonctionnaire, tous mettaient la main à la pâte et contribuaient financièrement à leur construction. Des richissimes d’Alger intervenaient d’une façon discrète et souvent anonyme, en allouant des sommes importantes pour cette œuvre qu’ils considéraient comme étant de grande noblesse. Quant aux établissements distribuant le bel enseignement, dans d’autres régions ou villes du pays, nombre d’entre eux ont connu une réputation établie en matière d’éducation et de formation. De grands érudits et de grands savants sont ainsi issus des importants instituts de Khenguet Sidi Nadji et de Mazouna. Le premier institut : El-Madrasa En-Naciriya, fondé par Ahmed Ibn Nacer Ibn Mohamed Ibn Tayeb, enseignait la grammaire, la jurisprudence et le hadith. Il rayonnait sur toute l’étendue de l’est algérien et accueillait les élèves du Ziban, d’Oued Souf, des Aurès, de Constantine et de Annaba. Le deuxième institut, situé à Mazouna rayonnait, quant à lui, sur les régions de l’ouest algérien. Il avait une solide réputation du fait qu’il était imprégné des bonnes traditions des écoles de Tlemcen, du Maghreb et de l’Andalousie.
Dans les milieux ruraux, par contre, même si les tribus agissaient, dans le cadre de ces compétitions loyales, encouragées par cette ancestrale «assabiya», il n’en demeure pas moins que l’éducation se taillait une place de choix chez les populations parce qu’elle était considérée comme un ciment qui les unissait et la force concrète à travers laquelle s’exprimaient toutes leurs sensibilités à l’intérieur de leur microcosme. Pour ce qui est de la «assabiya», Zoheir Ihaddaden explique que celle-ci est un phénomène social et une attitude collective d’un groupe de personne liées par la parenté, la filiation ou l’alliance, ayant particulièrement un cadre de vie rustique et présentant suffisamment de cohésion et de force pour se préserver et se défendre. Ainsi, en matière d’éducation, les Français eux-mêmes, par l’intermédiaire de leur corps expéditionnaire, ont été contraints d’admettre qu’à leur arrivée en Algérie, le nombre d’élèves dans les écoles algériennes était supérieur à celui de la France, proportionnellement, bien sûr, au nombre d’habitants. Cela a été bel et bien mentionné dans des rapports, avec une certaine pointe d’amertume, et envoyé au gouvernement français. Et les rédacteurs de ces rapports se forçaient d’admettre, non sans honte, que la réalité était tout autre. N’écrivaient-ils pas en bon français, contraints de dire la vérité : «Les barbares que nous sommes venus civiliser sont plus en avance que nous sur le plan de la culture». De toute façon, les archives sont là et expriment éloquemment des chiffres, non pas dans un langage absurde et insensé, mais dans un langage vrai et incontestable. Le taux de scolarisation à l’arrivée de tes ancêtres, René, était bel et bien de l’ordre de 93%. Oui, tu as bien lu…, 93%. Quand vous étiez partis en 1962, après le recouvrement de notre souveraineté nationale, ce taux ne plaidait pas en votre faveur…, nullement ! Et le donner, comme cela, brutalement, c’est accabler davantage ce colonialisme abject. Revenons à ce taux de scolarisation de 93%. Effectivement, les archives ne se trompent pas car, avant cette injuste et cruelle expédition, le vent de la science et du progrès soufflait de l’Algérie, au moment où l’Europe entière vivait ses jours les plus sombres. Les savants, quant à eux, étaient bien plus nombreux que vous ne le pensiez. Notre pays connaissait déjà une vie culturelle florissante. Il y avait effectivement une activité des plus intenses marquée par une production intellectuelle qui rivalisait avec celles des autres capitales et grands centres du Maghreb et du Moyen-Orient, que ce soit dans les sciences religieuses et la scolastique, la philosophie, l’ascétisme, l’Histoire, la géographie et autres, ou dans l’astronomie, l’astrologie et les mathématiques. A la même époque, il était aisé d’y relever l’existence d’une action dynamique et continue pour se délivrer de l’obscurantisme et recourir à l’arbitrage de la raison, de la logique et de la liberté de l’esprit, à la sagesse, à l’approfondissement de la réflexion sur les enseignements divins et la transformation de la vie individuelle et collective selon les règles édictées par Dieu.
Quant à l’attachement de ses savants à la démocratie et à la justice sociale, il a été on ne peut plus important, précisément parce qu’il répondait à l’application des lois divines et conduisait à la formation d’une société saine. Ainsi, la recherche du savoir utile et l’incitation à l’appliquer dans l’édification de cette société saine ont été l’une des caractéristiques de nos hommes de culture qui ont œuvré, en leur temps, pour instaurer un climat favorable marqué de vertus morales et spirituelles. Comment donc un peuple, comme celui-ci, véhiculant des vertus ancestrales d’unité, d’harmonie et d’élévation vers le progrès, recelant une multitude de savants et d’érudits, s’adonnerait-il à la pratique du régionalisme et du tribalisme, deux malheurs qu’on lui a inculqués pour lui faire goûter les fruits amers de la division ? Notre peuple acceptait tout le monde, sans distinction de race et de couleur. N’a-t-on pas dit qu’il accueillait tous ceux qui venaient pour «apporter ou pour prendre» la science ? Comment donc allait-il rentrer dans des considérations qu’il ne pouvait supporter et, encore moins, qu’il ne pouvait comprendre ? Avant la venue du colonisateur, notre peuple n’était pas capable de faire la différence entre l’Arabe et le Kabyle – des poncifs nouveaux venus s’imposer dans son idiome –, ou entre le Mozabite, le Chaoui et le Targui. Mais la France coloniale – nous l’avons déjà souligné – a su utiliser ce «viatique indispensable pour ne pas marcher à tâtons et en aveugle» et, bien entendu, pour mieux nous diviser, pour consolider sa présence et construire aisément son règne.
Revenons à la science…, c’est plus probant et plus sain que les manœuvres destinées à nous tromper et, bien sûr, à nous fractionner. Pour les musulmans d’Algérie, la religion va de pair avec la science dont elle respecte l’autonomie. El-Ghobrini disait dans son livre : «Les Hammadites avaient un comportement exemplaire avec les hommes de science». Quelle civilisation ! L’Émir Abdelkader l’homme de foi et l’humaniste, le prônait également, en insistant dans ses écrits: «Ceux qui affirment que les connaissances scientifiques sont opposées à la religion, pêchent contre la religion.» Encore une fois, René, je te demande de me suivre attentivement, car nos hommes de science – je dois te le répéter – sont plus nombreux que tu ne le penses. J’essayerai de me résumer autant que possible en te livrant l’essentiel, du moins les plus célèbres dans ces nombreuses lignées de savants. C’est déjà beaucoup, je pense, pour quelqu’un qui ignore la culture du pays où il est né et qui la découvre, à partir d’une lettre que lui écrit un ancien camarade de classe. Accroche-toi et prends patience. Les noms qui vont défiler sous tes yeux ne sont pas des noms de pleutres, insipides, sans conviction et sans acquis, ils désignent des faiseurs d’omniscience et des chercheurs éprouvés.
Eh oui, nous avons eu nos hommes, des hommes de cette dimension, des sommités en fait, comme tous les peuples qui ont marqué de leur empreinte cette formidable Histoire de l’Humanité. Nous les avons eus en nombre suffisant et ils étaient tellement dominants, que nous les avons «exportés» çà et là, dans tout le Maghreb, dans l’étendue du Moyen-Orient et même chez vous en Europe, quand vous viviez les moments sombres de votre existence. Ceux-là sont bel et bien des Algériens, n’en déplaise à Ernest Renan, ce membre de l’honorable Académie française et figure emblématique de la culture universelle qui scandait notre «infériorité congénitale».

(A suivre)
K.B