La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XI)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.
Partant de toutes ces informations, l’on s’accorde à reconnaitre que depuis l’avènement de l’État rostomide au VIIIe siècle apr. J.-C, régnait en Algérie une vie culturelle prospère. De nombreux documents l’attestent. Des noms existent dans toutes les archives d’historiens, que ce soit dans notre pays ou ailleurs, c’est-à-dire chez ceux qui connaissent la valeur de ces trésors et en font de précieuses acquisitions.
Cette même ambiance s’était perpétuée du temps des Hammadites, ensuite du temps des Almohades et puis du temps des Hafsides et des Zianides. En dépit des causes regrettables ayant été à l’origine de la disparition de ces royaumes, notre pays n’a pas manqué de réserver une place de choix à la culture.
Déjà, au XIIe siècle, Abdelmoumen El-Koumi, Calife de la dynastie des Almohades et unificateur du Maghreb, qui encourageait les hommes de science et de lettres, était un fervent poète, en plus de ses qualités d’Homme affable et de souverain bienveillant et juste. Et, pour faire prospérer les sciences, et la culture en général, il a profité des structures qui existaient dans notre pays et ailleurs, dans la péninsule ibérique, et en a fait des sanctuaires du savoir pour mobiliser les jeunes autour de tâches d’utilité certaine pour le rayonnement de la culture. Il a édifié d’autres structures et les a développées et perfectionnées. Parmi ses nouvelles créations, deux Instituts d’une importance capitale : un Institut pour les études maritimes et un autre pour enseigner la gestion du territoire, une sorte d’école d’administration. Nous étions au XIIe siècle ; il est important de le préciser !
Les historiens étaient unanimes sur la manière dont le Calife Abdelmoumen traitait les hommes de science et dirigeait son État. Il a été «un administrateur avisé et le plus grand chef d’État musulman de la Berbérie à travers l’Histoire», disait Alfred Bel dans son livre : «Les documents récents sur l’Histoire des Almohades».
Voyons d’autres. Abou Bekr Ali Es-Sanhadji, plus connu sous le nom d’El-Baydhaq et Abdelwahab El-Mùrakchi étaient de grands historiens. El-Idrissi Es-Sebti se distinguait par ses synthèses après ses longs voyages qui lui firent découvrir le Moyen-Orient et l’Europe. Géographe et ethnologue émérite, sa renommée, à l’instar des autres savants en la matière, le fit admettre à la cour du roi normand qui gouvernait la Sicile.
Il y eut encore, dans cette discipline, peut-être le plus célèbre : il s’agit d’Ibrahim Ibn El-Kacem Abou Ishak, connu sous le nom d’Erraqiq, qui fut le secrétaire du palais de Bologhine Ibn Ziri Ibn Menad, puis au cabinet de son fils El-Mançour et enfin de ses petits-fils Badis et El-Mûïz. Il a été l’auteur également de la source la plus sérieuse de l’Histoire de l’État sanhadji «Histoire d’Ifriqya et du Maghrib», en 10 volumes. Ibn Khaldoun disait de lui – propos rapportés par l’historien algérien El-Mehdi Bouabdelli :
«Erraqiq a été l’historien de l’Ifriqiya et des États qui se sont succédés à Kairouan. Il n’y eut après lui que des imitateurs».
Il y a eu également Yacoute, avec son splendide chef-d’œuvre Mo’djem El Bouldène (Le Dictionnaire des pays ou des capitales), dans lequel il raconte que Grenade, à sa fondation, portait un nom berbère Agharnata. Thèse très plausible puisque cette cité a été construite et fortifiée par le Berbère algérien Habous Es-Sanhadji, puis achevée par son fils Badis, confirmait Ibn Hadia El-Korachi, homme de lettres et Premier ministre auprès des rois zianides de Tlemcen.
Les Algériens ont emprunté aussi les voies de l’astronomie et de l’astrologie. Parmi les spécialistes de cette discipline : Abdallah El-Fassi et El-Betradji, célèbres savants du XIIe siècle. Ce dernier fut grandement apprécié par les authentiques savants d’Europe qui ont eu à s’inspirer énormément de ses travaux. Vinrent ensuite, au XVe siècle, Mohamed Ibn Youcef Es-Senoussi, Ibn El-Qounfoud, El-Qalçadi et El-Akhdhari et son fameux traité «La Perle blanche».
Au XVIIe siècle, Ahmed Ibn Mohamed Ibn Aïssa El-Marçaoui se distingua par son fameux ouvrage «La langue des astres». Cette même période a connu un autre savant de renom, Mohamed Ibn Ahmed Es-Sakhri dont le travail a été complété, un siècle plus tard, par Ibn Hamadouche Debbagh qui eut, comme contemporains, d’autres grands fervents des sciences de l’astronomie et de l’astrologie : il s’agit d’Ibn Ali Chérif, Ahmed Ibn Belkacem Ez-Zouaoui et Abdallah Ibn Azzouz Et-Tilimçani.
L’architecture ne fut pas en reste. Des architectes comme El-Hadj Yaïche El-Melki eurent l’honneur de réaliser de nombreuses œuvres dans le pays et participèrent à la construction de la ville de Gibraltar. Tout près d’Alger, à Blida, Sidi El-Kebir, le saint patron de cette ville des roses, fut également un grand architecte, outre l’enseignement qu’il dispensait à ses disciples.
Les mathématiques ont eu aussi leurs hommes célèbres : Ibn Ferssoun El-Qaïssi, Abou Abdallah Mohamed Ibn Hadjadj (XIIe siècle), Abou Abdallah El-Habbek, Mohamed Ibn Ahmed El-Djellab et Abderrahmane El-Akh-dhari (XVe siècle). Abdellatif El-Mesbah, Sahnoun Ibn Othmane El-Rachidi El-Ouancharissi (XVIIe siècle) ont fait, quant à eux, de grands efforts dans cette discipline en laissant de nombreux traités, à l’instar de cet enfant d’Alger, l’encyclopédique Abderrezak Ibn Hamadouche Debbagh – ce personnage nous revient souvent – qui a vécu au XVIIIe siècle.
C’est dire que les savants et les doctes algériens portaient de l’intérêt aux sciences d’une façon particulière. Ainsi la médecine, la pharmacologie et même la chirurgie n’étaient pas inconnues, même si les praticiens n’étaient pas légion et que les profanes, parmi le peuple, consultaient, en cas de maladie, des charlatans qui leur étaient présentés comme des «walis» ou des «marabouts». La majorité s’adonnait à la médecine traditionnelle et se soignait en utilisant des décoctions de plantes médicinales – elles poussent beaucoup dans notre pays – que préparaient habilement des apothicaires qui connaissaient fort bien les différents tableaux de maladie.
Les Ottomans, comme constatent tous les historiens, n’ont pas encouragé l’ouverture d’écoles de médecine et encore moins les recherches dans ce domaine, expliquait le docteur Saâd Allah. Ils s’attachaient même les services des médecins étrangers. Ils n’intervenaient que face aux situations qui présentaient un caractère d’urgence telle que l’éradication des épidémies. Cela n’empêcha pas les savants algériens de faire, de leur côté, des efforts dans ce domaine vital pour prendre en charge les problèmes de santé des citoyens. Ibn Sina, Ibn Rochd et autre Ibn El-Beïtar, ces célèbres médecins arabes, qui se distinguaient également par leur grand savoir en philosophie, étaient présents en Algérie, à travers la riche documentation qui existait dans nos bibliothèques. Nos savants consultaient constamment cette science et s’inspiraient de ses orientations pratiques pour évoluer dans ce domaine qu’ils qualifiaient comme étant un domaine primordial, puisqu’il concerne l’ensemble des populations. Ahmed Ibn Kacem El-Bouni, savant du XVIIIe siècle fut le plus prolifique dans les ouvrages de médecine. Cependant, et indépendamment de ceux-là, l’Algérie possédait d’autres éminences dans ce domaine de la médecine et des sciences naturelles, à l’image de Ahmed Ibn Khaled El-Malki. Quant au monde de la littérature, de la poésie, de la scolastique, de la jurisprudence et des sciences religieuses en général, il était le plus florissant, vu le nombre de savants et d’adeptes qui pratiquaient ces disciplines. C’est dire que depuis l’avènement de l’Islam, jusqu’aux temps de l’occupation coloniale française, l’Algérie vivait au rythme d’une culture ancrée dans les traditions maghrébines sans aucune gêne, sur le plan de la richesse, vis-à-vis de l’autre partie du monde arabe et islamique. De grands littéraires ont vu le jour sur cette terre qui, malgré le climat d’hostilité permanent créé par les invasions successives qu’elle a connues, a fourni à l’Islam et à la culture leurs meilleurs défenseurs. C’était cela le génie de cette terre qu’on disait hospitalière, pleine d’émulation et, surtout, gardienne et défenseuse de la science. N’en démontre que ce nombre appréciable d’illustres personnages qui témoignaient d’érudition, à travers les siècles.
Je vais te parler de quelques-uns seulement, parce que les énumérer tous, dans cette correspondance, te paraîtra lassant, même si je sais que la culture n’a pas de limite et que tu te plais à en savoir davantage, puisque tu es dans de bonnes dispositions vis-à-vis de nous.

René, mon ami,

Je continue dans la voie de la science et de la culture. Je vais te donner encore quelques noms de ceux qui, par leur compétence et leurs majestueuses productions, ont fait connaître l’Algérie dans le concert du monde arabe et plus encore, à travers toute l’Europe et ont contribué à la civilisation et à la pensée islamiques.
Il y eut beaucoup de biographies d’hommes illustres en Algérie, dont celles d’Abdelmalek El-Mürakchi et d’Abou Djaâfar Ibn Zoubeïr, après celle du savant El-Ghobri-ni. Étaient-elles suffisantes ? J’en doute fort, parce que les trois biographes en ont omis plusieurs savants qui vivaient antérieurement à leur époque et plusieurs autres illustres personnages parmi leurs contemporains. Les études de sciences islamiques et de l’art littéraire avaient prospéré surtout au XIIe siècle quand les études philosophiques déclinaient en Orient.
Ces deux disciplines connaissaient, déjà, chez nous, une belle floraison avec l’apport de nombreux savants au cours des échanges et des exodes de l’Andalousie après la dissolution de l’État omeyyade et la chute de ses villes réputées pour leurs activités scientifiques. Les Algériens ne voulaient pas ignorer cette ouverture qui s’annonçait très positive à partir des contacts «avec ce qui restait de cette partie ouest de l’Empire», car ils étaient conscients que leur contribution à la science était non seulement bénéfique pour leur devenir, mais aussi parce que c’était une exhortation – elle l’est toujours, bien sûr – et un précepte de notre religion. Le Prophète (QSSSL) nous enseigne : «Par la science on distingue ce qui est juste de ce qui est injuste (…) Les anges désirent son amitié ; tout ce qui existe sur la terre brigue sa faveur ; elle est le remède des cœurs contre la mort de l’ignorance, le luminaire des yeux dans la nuit de l’injustice».
(A suivre)
K.B