La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XIV)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes. Au départ des Français, en 1962, notre pays comptait 93% d’analphabètes. Je t’ai déjà informé de cela dans un précédent paragraphe. Certains, dans leur complaisance ou leur obligeance, c’est selon, atténuent la lame de fond qui nous a démolis pour plaire là où il faut. Les plus instruits en la matière, affirment que le nombre est exact. En tout cas, c’est un chiffre très lourd de conséquence et qui, en lui-même, ne flirte pas avec cette positivité revendiquée à cor et à cris par les nouveaux «designers» de l’Histoire de la colonisation. Il est significatif, à plus d’un titre, car il détruit tous les arguments de ceux qui veulent nous imposer leur point de vue erroné concernant leur présence de 132 années, dans notre pays. Il explique enfin que les constats des généraux, au début de l’invasion de 1830, faisant état d’un fort taux de scolarisation dans notre pays, comme le prouve la déclaration que j’ai eu le plaisir d’insérer dans la présente correspondance et qui vient en contradiction avec ce taux d’analphabètes dont nous avons hérité en 1962, pour confirmer si besoin est, que la colonisation a été une vaste entreprise de destruction.
Juste après l’indépendance également, il n’y avait pas plus de mille étudiants algériens, inscrits en graduation. Ce nombre effarant et non moins éloquent, si l’on considère les assertions par trop optimistes des nostalgiques de «l’Algérie française», englobait tous les étudiants, ceux qui étaient inscrits à la Faculté centrale d’Alger et ceux qui étaient encore sur les bancs d’universités des pays frères et amis. Allons-y voir maintenant du côté des médecins, des pharmaciens et des ingénieurs algériens, après le départ de tes parents ? Veux-tu que je te dise la vérité ? Eh bien, j’ai honte à communiquer leur nombre…, franchement, sans exagérer dans mes propos !
C’est dire qu’au regard des chiffres catastrophiques de 1962, sur ce plan précisément, les «bougnoules» que nous étions n’ont même pas eu cette chance de garder au moins leurs acquis…, ces acquis concédés par leurs ancêtres dans cette terre de foi et de culture. Bien au contraire, ils ont été dessaisis, spoliés, parce que le colonialisme leur a confisqué et dissimulé ce qui a fait leur grande fierté, pendant des siècles. Ainsi donc, ce n’est pas les quelques rudiments de bonnes lettres que les Français ont donnés, dans leur logique pernicieuse, peu avant l’indépendance, à des tranches d’Algériens dont je faisais partie, puisque j’ai eu la chance de terminer mes études au lycée, qui vont militer pour cette soi-disant «positivité» de la présence coloniale en notre pays.
Oui, René, comme je te l’ai dit, j’ai appris les «classiques», j’ai même travaillé les «Lettres latines», rabâché l’œuvre de Tite-Live et son fameux «Ab Urbe condita libri» et déclamé des extraits du «Roman de la Rose», en langue d’Oïl, cette vieille langue française, pas comme les autres enfants de mon âge qui ont été contraints d’aller vers la vente de sardines et de journaux à la criée, après leur exclusion de l’école. J’ai eu de la chance, car j’ai été dans cette poignée d’instruits, parmi les Algériens qui respectent la culture, et qui ont profité, malgré l’exclusion, l’injustice et les brimades, pour s’instruire encore davantage. Mais cette chance ne me donne pas le droit, aujourd’hui et demain, devant l’Histoire, d’être cet arbre qui cache la forêt, cette vaste forêt où des millions de compatriotes n’ont pas pu aller à l’école ou terminer leurs études ou, tout simplement, ont été exclus, après l’obtention de leur «certificat d’études primaires»…, un bien grand diplôme qu’on attribuait difficilement aux «arabes» de mon espèce. Parce qu’enfin, René, combien étions-nous dans cette position de gratifiés par le sort ? Combien étions-nous, lorsque la plupart de ceux qui avaient mon âge, et ceux plus âgés que moi, ne pouvaient accéder qu’à l’école «indigène», c’est-à-dire cette école de second ordre réservée uniquement aux diminués, aux affaiblis, voire aux humiliés, ceux de ma race qui terminaient leur scolarisation au CFE, le «cours fin d’études». Un autre visage de la ségrégation raciale, comme celui de l’apartheid ! Oui, combien étions-nous, je te le demande… ! Même pas l’équivalent d’une goutte d’eau dans un océan pour nous permettre de manifester, aujourd’hui, notre joie quant à ce prétendu patrimoine culturel laissé par les colons et proclamer notre solidarité avec les élucubrations de tes collègues du Parlement français. Il faut que tu saches, une fois pour toutes, que si les Algériens maîtrisent encore ta langue, jusqu’à maintenant et y excellent, c’est grâce à l’effort de scolarisation qui a été entrepris, dans notre pays, par nous-mêmes, depuis l’indépendance. C’est dire que la francophonie, tellement soutenue et bien dorlotée par ailleurs, n’est pas aussi conséquente, voire réussie, comme chez nous où, sans y adhérer organiquement, jusqu’à maintenant – je ne saurai être affirmatif demain –, nous lui rendons d’énormes services. Quant à ceux de ma génération et les autres, plus âgés que nous, s’ils ont eu cette formidable culture française – je ne doute pas de ses valeurs – du temps de la colonisation, c’est grâce à la force de leur caractère et à leur volonté. En effet, ils ont «cravaché» dur pour avoir des résultats plus que satisfaisants, dans des milieux qui se faisaient de plus en plus hostiles à toute évolution des «bicots» que nous étions. En effet, c’est cette volonté qui nous incitait à être les meilleurs partout pour crier à la face du colonialisme que nous avons toujours été des gens normalement constitués, et qu’avec moins d’avantages que ceux qui vous étaient octroyés, nous savions en faire un bon usage…
Mais aujourd’hui, nous disons sans risque de nous tromper – les chiffres sont là pour l’attester – que l’Algérie a fait pour la francophonie, en un temps relativement très court, ce que n’a pas fait la France pendant 132 années de présence sur notre sol. C’est l’évidence même et on ne peut altérer le cours des événements.
Il y a un autre problème dont je voudrais t’entretenir. C’est l’apprentissage de notre langue. Sais-tu René que la langue arabe était interdite dans les écoles ? Le sais-tu ? Oui, des lois ont été instaurées contre l’utilisation de notre langue ! Et, ce n’est qu’après une lutte opiniâtre, où beaucoup de militants ont trouvé la mort, que le régime colonial, et son armée de «pacification» ont daigné répondre à nos revendications. Ils ont quand même mis des verrous de sécurité, des murs d’airain en quelque sorte, pour ne pas répondre, tout simplement, qu’ils n’agréaient pas cette prétention du peuple algérien : celle d’apprendre sa langue maternelle. Leur décision était la suivante : d’accord pour l’ouverture des écoles libres – nous en avons parlé bien avant – mais elles ne seraient autorisées, en aucun cas, à enseigner l’Histoire de l’Algérie, celle du monde arabe, comme elles ne seraient autorisées à enseigner le véritable Islam et à dispenser les versets du Saint Coran qui parlent de justice, de droits inaliénables et de lutte contre les envahisseurs. Quelles réserves ! Plutôt quelles précautions ! Delà, bien sûr, ont commencé les brimades, les arrestations et les fermetures arbitraires. Le reste, et tu le comprendras fort bien René, a été versé dans ce volumineux chapitre de vicissitudes et de drames que nous imposait la lutte de libération nationale. Il y a aussi une autre situation qui n’honore en aucune façon ceux qui régentaient le pays. Elle se greffe à celle que je viens de dénoncer et qui est tout aussi navrante que révélatrice d’un climat dangereux qui se perpétuait tout au long de cette pénible présence, sur une terre qui ne vous appartenait pas. Je m’explique. En 1936, certains intellectuels algériens ont demandé l’intégration. C’était très difficile pour eux d’arriver à cette concession mais, se disaient-ils, cela pourrait être un premier pas vers une relative promotion des jeunes algériens, une promotion qu’ils vivraient dans un semblant de justice et d’égalité. La réponse fut aussi brève que cinglante. Oui, mais à condition de… ! Toujours ces fameuses conditions ! C’est-à-dire qu’il ne fallait pas évoquer l’utilisation officielle de la langue arabe, ni l’enseigner dans notre pays. De même qu’il ne fallait pas user de jurisprudence islamique dans l’État-civil. A méditer !
Enfin, quant à ceux qui trouvent quand même de la «positivité» dans ce domaine culturel, pendant la présence coloniale, je ne les maudis pas, de même que je ne les méprise pas, mais je les plains tout simplement pour le fait qu’ils n’aient pas cet esprit de discernement entre ce qui est évident et ce qui ne l’est pas. Je déplore également leur ignorance ou leur mépris à l’égard d’un peuple, c’est selon, quand ils nous poussent à accepter des concepts désuets et par trop dangereux, en soutenant ceux qui nous ont toujours décrits comme : «Un peuple mineur, primitif, incapable, digne seulement d’une sollicitude bienveillante et paternaliste». Heureusement, que tu ne fais pas partie de cette espèce d’égarés, peut-être de génies malveillants, malfaisants. Tu n’as rien à voir avec la progéniture de ceux qui ont travaillé d’arrache-pied pour falsifier notre Histoire et défigurer notre passé.
René, mon ami,
Vois-tu que le colonialisme, et tu avais parfaitement raison de ne pas te ranger avec ceux qui tenaient mordicus à faire état de sa «positivité», usait de plusieurs armes. Outre la violence avec laquelle il occupait nos pays, il suivait une orientation sournoise en travestissant la réalité, déformant des idées fortes – reflet d’une période longue et florissante dans le cadre de la conception et des découvertes – sur lesquelles s’étaient arrêtés les musulmans après leurs études et leurs recherches dans le vaste patrimoine qui est le leur et celui du bassin méditerranéen. Un combat sans merci s’était engagé où de hauts «dignitaires» et un grand nombre de gens qui auraient dû être nos amis se sont mis de la partie. Aux tentatives d’étouffement de notre liberté, de notre dignité, s’est ajoutée une autre besogne : la guerre contre l’Islam. Car l’Islam et sa culture représentaient pour eux un rempart infranchissable, un bastion inexpugnable qu’il fallait détruire à tout prix. Désaffecter les mosquées et en faire des églises pour propager le christianisme, évangéliser les autochtones et surtout les jeunes en utilisant un grand nombre «de pères blancs», dépêchés spécialement pour cette mission qui allait s’étaler dans le temps et dans l’espace, étaient les mots d’ordre de cette autre «croisade», en terre de nos ancêtres. A l’ordre du jour, l’application de la politique coloniale en matière d’anéantissement de la personnalité algérienne à travers la disparition de la religion du peuple, de la culture arabo-islamique, de la langue arabe, de la nationalité algérienne, à travers l’altération et la falsification de l’Histoire et, enfin, de l’effritement de l’unité du peuple par l’application sournoise de la devise, tellement appréciée par le colonialisme : «diviser pour régner». Certaines mosquées ont été transformées en écuries, tout simplement. Cela, l’Histoire coloniale, qui se targue d’être positive, ne le mentionne pas dans les manuels scolaires, comme elle ne l’a jamais mentionné, en son temps, dans les rapports confidentiels qui parvenaient aux hautes autorités de la république. En désaffectant les mosquées, les troupes de l’occupation ont commis, en plus d’une atteinte à l’éthique de l’Islam, un crime rédhibitoire envers le peuple algérien qui, lui, après avoir acquis sa souveraineté nationale, n’a jamais osé s’attaquer aux églises, ni les profaner. Il les a transformées en mosquées, ce qui est une affectation tout à fait naturelle pour ces lieux sacrés du culte où l’on célèbre le Dieu unique. Quelques-unes, ont été désaffectées pour devenir des centres culturels ou carrément des bibliothèques ou des sièges d’associations caritatives, devant servir un autre culte, celui de la noblesse, du progrès et de l’altruisme.
(A suivre)
K.B