Lorsque le Maroc collabore avec le Mossad pour tuer un opposant

Mehdi Ben Barka assassiné il y a 56 ans à Paris

En octobre 1965, Ahmed Boukhari, agent des Services spéciaux marocains, était de permanence au siège de la police parallèle. Heure après heure, coup de fil après coup de fil, il a suivi en direct l’enlèvement à Paris de Mehdi Ben Barka, l’implacable adversaire du régime chérifien. Trente-sept ans plus tard, et donc en 2002, il raconte l’interminable traque du célèbre opposant, sa capture et sa mort dans une villa de Fontenay-le-Vicomte, avant le sinistre retour au Maroc. Ahmed Boukhari révèle aussi la guerre de l’ombre menée par les services contre la «subversion», et leurs accointances avec la CIA et le Mossad israélien. Il ne cache rien des tortures et des assassinats pratiqués dans les lieux de détention secrets où tant de séquestrés ont disparu durant les années de plomb.
Pour la première fois, un policier marocain chargé de participer à la répression ouvre ses dossiers et livre ses souvenirs dans un livre publié par les éditions Michel Lafon. D’anciens du Mossad ont, de leur coté, révélé les circonstances de l’assassinat de l’opposant marocain par le Maroc et le Mossad. Les médias officiels, au Maroc, sont pour le moment muets sur le témoignage, essentiel et terrifiant, d’un ancien agent des services secrets marocains, Ahmed Boukhari. L’homme a dévoilé le week-end dernier dans Le Monde et la presse marocaine les conditions atroces de la mort, il y a trente-six ans, de l’opposant marocain Mehdi Ben Barka. Dans une longue confession, Boukhari reprend les événements de la folle journée du 29 octobre 1965, durant laquelle Ben Barka, tout nouveau secrétaire de la Tricontinentale, cette organisation qui regroupait les leaders mythiques du tiers-monde, se rendit à un rendez-vous fatal: c’était à Paris, à Saint-Germain, avec un nommé Figon, qui disparut quelques mois plus tard dans des conditions obscures.
A la sortie d’un restaurant, Ben Barka était arrêté par deux policiers. Il était 12 h 30. Emmené en voiture, il ne devait plus reparaître. Et pour cause: le témoin rapporte que, interrogé par les deux chefs des services marocains, dont le général Oufkir dans la banlieue de Paris, il succomba par accident. Son cadavre, emmené clandestinement à Rabat, a été dissous dans une cuve d’acide. A 62 ans, en voulant libérer sa conscience, Boukhari joue un peu le même rôle que le général Aussaresses au sujet de la torture en Algérie: il révèle l’ensemble de ce qu’on pensait savoir sur ce règlement de comptes entre Marocains, sur territoire français. Grâce à l’aveu de cet homme, qui était standardiste des services secrets, à Rabat, au moment des faits, on suit minutieusement le film d’un assassinat: le scénario de l’arrestation bidon; l’arrivée de l’opposant exilé à Fontenay-le-Vicomte dans la maison de Boucheseiche (un truand qui travailla pour la Gestapo et les services français); le tête-à-tête de Ben Barka avec quatre agents marocains, puis avec Dlimi; enfin l’opération qui dérape, avec un infirmier maghrébin dosant mal une injection, Ben Barka perdant conscience. Il ne la retrouvera pas quand, en pleine nuit, surgit Oufkir, qui le taquine (ou le lacère) de son stylet. Ben Barka aurait dû être ramené vivant au Maroc. On rapatrie en douce et en vitesse son corps, qui sera plongé plusieurs jours dans une cuve dont on sait tout, jusqu’au schéma de fabrication.
Un israélien raconte
L’opposant marocain Mehdi Ben Barka, enlevé il y a 42 ans à Paris, a été assassiné par Ahmed Dlimi, N.2 de la police secrète marocaine, puis enterré dans la capitale, près d’une autoroute, affirme un ouvrage publié vendredi par le journaliste israélien Shmouel Seguev. «Le 29 octobre 1965, Ben Barka est arrivé à Paris en provenance de Genève. Il a déposé ses valises chez son ami Jo Ohanna, un juif marocain, et s’est rendu à pied à la brasserie Lipp pour y rencontrer un journaliste français, quand deux policiers français en civil l’ont interpellé et conduit dans une voiture de location jusqu’à une villa au sud de Paris», a raconté M. Seguev dans un entretien à l’AFP. «Nous savons avec certitude que Ben Barka était encore en vie le 1er novembre (…) [le général] Dlimi ne voulait pas le tuer, mais lui faire avouer son intention de renverser le roi Hassan II», a-t-il ajouté. «Ben Barka avait les chevilles entravées et les mains nouées dans le dos, et Dlimi lui a plongé la tête dans un bac rempli d’eau.
A un moment donné, il a pressé trop fort sur ses jugulaires, l’étranglant ainsi à mort», a-t-il poursuivi. «Le ministre marocain de l’Intérieur, le général Mohammed Oufkir, chef de la police secrète, est ensuite arrivé à Paris pour organiser l’enterrement, qui s’est déroulé à Paris, quelques jours après le décès, sur une aire en construction, où il y avait du béton et du ciment, aux abords de l’autoroute du sud», a encore indiqué M. Seguev. Son livre, préfacé par un ancien chef du Mossad, le service d’espionnage israélien, Ephraïm Halévy, et publié en hébreu par les éditions Matar sous le titre «Le lien marocain», fourmille de détails sur les relations secrètes entre Israël et le Maroc. Le Mossad a ainsi indirectement permis aux services secrets marocains de repérer l’opposant socialiste, puis de le piéger: «Ben Barka, qui voyageait beaucoup à travers le monde, se servait d’un kiosque à journaux à Genève comme d’une boîte postale où il venait récupérer son courrier, et le Mossad a donné cette information à Dlimi», affirme Seguev.

La commémoration hier
À l’occasion du 56e anniversaire de sa disparition, la Ligue des droits de l’Homme propose d’aujourd’hui jusqu’au 13 novembre un photoreportage de Pierre Boulat sur le leader de l’opposition marocaine, figure du tiers-mondisme et du panafricanisme. Du 3 au 13 novembre, à l’espace Cosmopolis à Nantes, la Ligue des droits de l’Homme propose, dans le cadre du Festival des solidarités, un reportage consacré à Mehdi Ben Barka. Les travaux réalisés par Pierre Boulat, qui permettent de montrer l’héritage et l’actualité du leader de l’opposition marocaine, porté disparu depuis 56 ans. Mehdi Ben Barka, principal opposant politique au régime marocain du roi Hassan II, chef de file du mouvement tiers-mondiste et panafricaniste, est interpellé par deux hommes présentant des cartes de police, le 29 octobre 1965 devant le drugstore Publicis à Paris. Il reste, depuis cette date, « disparu » et sans sépulture. «Il n’aura pas même bénéficié de l’humaine dignité qui aurait justifié que soit menée et poursuivie une enquête révélant son sort, aboutissant aux sanctions en justice des coupables et révélant les commanditaires de ce crime d’État», déplore la LDH. Près de 1.000 pages et de multiples révélations. Ronen Bergman, journaliste au New York Times et investigateur israélien, publie aux éditions Grasset Lève-toi et tue le premier: l’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël, un livre événement qui revient sur les nombreuses exécutions réalisées par le Mossad, l’agence de renseignements de l’État hébreu.
Le journaliste raconte sur Europe 1 comment les services secrets israéliens ont aidé le gouvernement marocain à éliminer Mehdi Ben Barka. « Ce n’est pas simplement que le Mossad a œuvré, c’est beaucoup plus que cela », explique Ronen Bergman. « Le service de renseignements du Maroc a rendu service énorme aux Israéliens en donnant au Mossad la capacité d’écouter les conversations les plus secrètes des dirigeants arabes », affirme le journaliste du New-York Times. « Mais ils voulaient quelque chose en échange, car dans le monde du renseignement, il n’y a rien de gratuit. » Pour l’élimination de l’anticolonialiste Mehdi Ben Barka, le Maroc demande aussi au Mossad de l’aider, raconte Ronen Bergman.
Le 29 octobre 1965, le leader panafricain se rend à un rendez-vous à la brasserie Lipp à Paris, mais les services secrets israéliens l’ont traqué afin que les Marocains l’enlèvent. L’opposant socialiste au roi Hassan II est alors torturé et tué par les services secrets marocains. « Le Mossad aide les assassins à se débarrasser du corps et à l’enterrer sous ce qui est aujourd’hui le musée Louis Vuitton, dans le bois de Boulogne », poursuit Ronen Bergman.
Sofiane Abi