La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XIX)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le Parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de la «Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait être mis entre les mains de tous les jeunes.
En voilà un qui raconte un grave préjudice, parmi tant d’autres, pour te montrer mon ami à quel point j’ai été marqué un jour, profondément marqué, par le comportement des autorités de ma ville, la tienne également. En fait, j’ai pris conscience, ce jour-là, malgré mon âge, de la gravité du système colonial qui nous harassait. Je commençais à comprendre qu’il représentait pour nous, cette maladie dangereuse, qui pénètre sournoisement, qui se propage cruellement et qui tue violemment.
Je te raconte l’incident. Notre école, souviens-toi, avait choisi les meilleurs élèves de chaque classe pour les honorer, la veille des vacances de Noël. J’étais parmi ceux-là. J’étais bon élève et tu le sais. Nous devions nous réunir tous à la salle des fêtes de la mairie. Le jour de la réception, je me pointais avec les autres, habillé correctement, malgré le poids de la misère qui jurait de ne pas nous quitter et malgré cette pauvreté qui nous chargeait de mille avanies. Mon père ne voulait pas que j’assiste à cette réception. Savait-il que j’allais essuyer un affront, lui qui avait une grande expérience de la vie ? Ma mère, en revanche, faisait tout pour que je sois présent à cette réception, parmi les «encouragés» de mon école. Une façon à elle de me permettre d’aller montrer ma force et mes qualités au sein de mes copains et devant un parterre de responsables qui ne nous aimaient pas.
La réception commença par des tours de chants et de poésie où furent choisis uniquement les élèves français et deux élèves arabes, dont l’un est le fils d’un «naturalisé», ces Algériens qui optaient pour le statut français et donc devenaient citoyens français à part entière, quittant le deuxième collège, celui de l’indigénat, l’autre, le fils d’un fonctionnaire des postes. Ensuite, peu avant la «sauterie», nous fûmes conviés pour rejoindre le buffet qui était garni de savoureux gâteaux et de douces friandises. Il y avait également une quantité appréciable de paquets-cadeaux qui contenaient certainement de beaux jouets. C’était la fête des enfants, oui c’était la fête des meilleurs élèves de l’école communale qui allaient être honorés. C’était aussi l’occasion où la convivialité était maîtresse de céans. C’était la première fois, nous étions tous ensemble, Français et Arabes, fils de riches et fils de pauvres. Nous étions seulement des élèves, de bons élèves, nous étions égaux ce jour-là, parce que nous allions être récompensés pour nos bons résultats. Je m’approchai, comme les autres enfants et, au moment où je tendis la main pour prendre un gâteau, un des responsables me foudroya du regard. J’eus peur parce que je n’étais pas habitué à ce genre de milieu, à ses réactions et à ses remarques. Le milieu français, nous ne le connaissions pas. Il était là, chez nous pourtant, mais, en fait, il était loin, très loin de chez nous.
– Ne touche pas ces gâteaux… ! Et puis qui es-tu ? Comment t’appelles-tu ?
– Je m’appelle untel, monsieur…
A peine eut-il entendu mon nom que son visage changea de couleur – il dut voir mon père devant lui à cet instant précis – et, d’un geste aussi grossier que brusque, il me prit par le bras et me jeta dehors.
– Va voir ailleurs, me cria-t-il… ces réceptions ne sont pas pour les enfants de ton espèce. Elles ne sont pas pour les enfants de famille comme la tienne ! Allez ouste… dehors. Que je ne te voie plus ici !
Je n’avais pas pleuré, je n’avais pas crié. Et contre qui ? Je te le demande, René. Je fus simplement déçu, à mon âge, par ces représentants d’un régime qui se dégradait et qui s’abaissait en pensant nous humilier. A ce moment-là, tu étais dans la salle, bien au chaud, avec les autres, ceux de ton milieu, ceux de ton rang… ceux de ta race. Tu papotais avec ceux qui ne nous regardaient que pour nous narguer et qui ne s’adressaient à nous que pour nous caricaturer… même pas pour verser une larme de compassion quand il le fallait. Tu n’avais rien vu… Tu n’avais pas remarqué cet incident qui s’était déroulé pourtant devant toi… sous tes yeux, dans cette ambiance qui se voulait conviviale, festive… fraternelle.
Je ne t’enviais pas, à cet instant précis, parce que tu étais dans un autre monde… ton monde à toi. Je ne t’enviais pas, bien sûr, parce que malgré tout tu étais un bon élève, tout comme moi. Et, je pensais que les bons élèves avaient de bons sentiments. Mais j’éprouvais seulement une douleur incommensurable à cause de cette inégalité, de cette injustice et de cette répression. Mais sur-le-champ, vois-tu, j’aurais souhaité te voir à ma place, franchement. J’aurais souhaité voir ta réaction et celle de tes parents au moment où tu te faisais rabrouer par un gaillard qui appliquait sa loi, pardon la vôtre, celle du colonialisme abject et… inhumain. Mais aurais-tu senti la même douleur que la mienne ? Aurais-tu pensé à ces milliers de jeunes «bicots», parmi eux des camarades de classe, qu’on admonestait chaque jour, voire qu’on humiliait ou, plus encore, que souvent on «ratonnait» pour le plaisir de les voir souffrir ? C’était cela le colonialisme que tu ne comprenais pas, que tu ne pouvais saisir et qui pourtant avait fait des ravages, chez nous, chez toi, puisque tu es né non loin de chez moi, à quelques dizaines de mètres, dans cette admirable ville qui a fait parler l’Histoire depuis la nuit des temps.
René, mon ami,
Je n’ai pas terminé ma lettre, d’autres pages vont suivre. Prépare-toi à connaître d’autres situations plus pénibles, prépare-toi à comprendre pourquoi nous avons lutté âprement pour arrêter les exactions des tiens dans notre pays. Je te confirme, encore une fois, que ce n’est pas de la rancœur qui s’exhale de mes propos, ce n’est pas mon intention, mais c’est la vérité, toute la vérité sur une période obscure que nous avons endurée difficilement.
Aurais-tu supporté si tu avais vécu ces moments difficiles du tristement célèbre, le sieur Louis Auguste Victor de Ghaisne, comte de Bourmont, général et maréchal de France en 1830, (quelle noblesse ! ) qui affirmait devant ses troupes – de bandits – qui saccageaient et dévastaient le pays : «Vous avez renoué avec les croisés.». Non ! Tu aurais crié, comme tous ceux qui possèdent un tant soit peu de respect pour la valeur humaine : triste constat venant de gens qui s’affublaient de ces grandes étiquettes de «civilisateurs» et, bien plus encore, de «pacificateurs» ou «réconciliateurs» !
Aurais-tu supporté ce préfet de Constantine de l’époque, qui s’exprimait ainsi dans un discours qu’il avait prononcé au Khroub, dans le Nord constantinois, en 1925 :
«Sachez que tout le sang des musulmans n’équivaut même pas à une goutte de sang d’un Français».
Non ! Tu n’aurais jamais supporté cela. Tu aurais, par contre, crié, tel que je te connais maintenant après ta bonne position au sein du Parlement français :
«Quelle honte pour un responsable de cette trempe qui est là, chez eux, soi-disant pour les éduquer, les encadrer, les gérer en quelque sorte, et leur apporter ce que d’aucuns, avant les Français, ne leur avaient annoncé !…»
Et tu aurais entièrement raison de t’exprimer ainsi, car en ce temps, presque un siècle de domination – pardon de pacification, selon leurs propres déclarations –, notre peuple était «comblé» d’asservissement et «gavé» de bestialité et de tortures. J’ai commencé cette dernière partie de ma lettre en mettant en exergue ces deux «convictions» bizarres de responsables, dont l’inspiration ne dépassait pas leur répugnante vision de colonisateurs qui, engagés dans le triste métier de bourreaux, «allaient acquérir un État qui offrait des ressources considérables… Peut-être n’y avait-il pas un endroit mieux choisi pour débarrasser la France de la partie mécontente de sa population ?».
En réalité, le coup d’éventail, René, n’était qu’un prétexte pour nous coloniser. Et d’ailleurs, a-t-il vraiment eu lieu cet incident ou était-il seulement une simple algarade entre les responsables, le Dey et le Consul de France ? L’Histoire, la vôtre, en parle à profusion, pour légaliser l’alibi de l’expédition sur Alger. Mais voyons ensemble et de plus près ce qu’étaient les visées expansionnistes de ton pays. Elles s’inscrivaient dans le temps, depuis que Charles Quint et l’Espagne essuyèrent un désastre sur les plages de l’Agha, dans Alger même. Disons encore à nos jeunes que, bien avant ce funeste jour du 5 juillet 1830, et devant la force de notre peuple, sur terre et sur mer – nous avions une marine très puissante –, les coalitions chrétiennes avaient tenté de briser, combien de fois, le front islamique sans pour autant arriver à leur fin. C’étaient les Croisades qui se perpétuaient, surtout que les victoires musulmanes avaient dressé le monde de la Croix contre le monde du Croissant, particulièrement contre l’Algérie qui rendait coup sur coup. Les hostilités nous venaient de la maison d’Autriche qui avait sous sa coupe plusieurs États. Ce monde qui nous était hostile représentait, d’après eux, «une chrétienté militante et active qui voulait extirper le péril mahométan, en déchaînant les passions et en multipliant les heurts».
En somme, un duel de trois siècles où se sont mêlés l’Église, les monarques et les Ordres religieux. Tous se sont ligués contre notre pays, poussés par cette fièvre antimusulmane. Les Ordres comme ceux de Saint Jean de Jérusalem, lequel avait succédé aux Templiers, des Chevaliers de Malte qui furent écrasés à Alger, lors de leur expédition de 1515 où ils laissèrent de nombreuses victimes et une importante flotte de guerre, et enfin l’Ordre des chevaliers de Saint-Étienne, organisés et commandés par Cosme de Médicis. Ensuite, il y eut la France, l’Angleterre et la Russie. Ceux-là s’attaquèrent à notre pays. La France, plus particulièrement mena une guerre continue contre les Algériens, bien qu’en 1534 il y ait eu ce moment de répit quand François 1er, affaibli par ses affrontements avec les Espagnols, fit appel aux Algériens pour sauver sa couronne. Il y eut cette «Alliance du Lys et du Croissant» dont l’Histoire de France ne parle même pas.
Au XVIIe siècle les rapports s’envenimèrent entre les deux pays, car le «renouveau religieux en France prêchait ouvertement la Croisade au Maghreb et les prêtres, devenus consuls, propageaient l’emploi de la force pour résoudre les problèmes avec Alger». La situation allait connaître une recrudescence de conflits. Elle s’aggrava et, sous le Consulat et ensuite sous Napoléon, en 1808, la France voulut atteindre notre pays, coûte que coûte, au moyen d’actions belliqueuses. Napoléon, selon Loverdo, envisageait l’occu-pation, non seulement de l’Algérie, mais aussi des deux autres Régences, celles de Tunis et de Tripoli afin d’établir, dans ces pays, trois colonies militaires françaises. Il était confirmé, écrivait Moulay Belhamissi, que : «Bonaparte voulait, par ce biais, résoudre certains problèmes intérieurs : occuper l’armée, se débarrasser de généraux rivaux, de chefs turbulents, entraîner l’obéissance immédiate d’un territoire égal au quart de l’Europe pour distribuer autour d’Alger des concessions afin d’indemniser les victimes de la Révolution».
La tension entre les deux pays demeurera entière jusqu’au blocus et à l’expédition de 1830. C’est pourquoi, et nous le savons tous, écrivait Mohamed-Chérif Sahli :
«La France, par son agression, ne visait pas à liquider la querelle née de la mauvaise foi de ses gouvernants dans l’affaire des créances algériennes et de la provocation par laquelle son consul général avait piégé un Dey trop spontané et coléreux».
La France, comme expliqué auparavant, se préparait bel et bien, et depuis longtemps, à investir notre pays. Elle avait de sérieuses visées expansionnistes.
Jacques Grasset de Saint-Sauveur écrivait de bien affreuses impressions dans son «Dictionnaire des Voyages», en s’impatientant de voir l’hégémonie de son pays s’étendre à d’autres contrées de la Méditerranée. Ce même personnage se vantait constamment d’actions héroïques et civiques du soldat et du citoyen français. Il écrivait entre autres, sans avoir peur de choquer :
«Quand donc, elles, nations jalouses de la liberté des mers se réuniront-elles pour une croisade politique, dirigée contre ce ramassis d’Africains que notre patience seule enhardit au brigandage ?».
(A suivre)
K. B.