La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XX)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de « Lettre à René » en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.
J’ai ici deux déclarations – comprends par là, des prises de positions franches et claires – de deux grands noms de la poésie française que nous avons toujours adulés. La première, celle de Lamartine qui mettait en garde ses concitoyens contre l’abandon d’Alger :
«Ce serait trahir la Province qui nous a fait ses instruments dans la conquête la plus juste, peut-être, qu’une nation ait jamais accomplie ; ce serait mépriser le sang de ces braves que nous avons sacrifiés dans un assaut donné à la barbarie…».
La seconde, hélas, celle de Victor Hugo qui déclarait la guerre aux conventions usées, mais lançait avec cynisme, à l’occasion d’un banquet pour la commémoration de l’esclavage, le 18 mai 1879 :
«Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la… ! Prenez-la ! Versez votre trop-plein dans cette Afrique et, du même coup, résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez ! »
En d’autres termes, spoliez, prenez de force les terres qui ne vous appartiennent pas, ou encore usurpez, extorquez, et enfin réduisez à l’esclavage ces peuples que nous sommes en train de coloniser. Quelle éloquente contradiction dans le discours d’un illustre personnage ! En effet, et j’ajouterai, quelle inspiration, surtout quand cela nous vient de l’auteur des «Misérables», celui qui défendait Jean Valjean et s’apitoyait sur le sort de Cosette ! Là, franchement, ce n’est pas l’Histoire écoutée aux portes de la légende…, c’est une position raciste, expansionniste qui lève le voile sur un personnage pourtant glorifié et respecté par ceux qui aiment la littérature. Enfin, combien sont-ils nombreux ceux que la duplicité a détournés de leurs véritables principes ? De toute façon, comme expliqué dans cette lettre, il n’était pas le seul. C’était le complexe du temps. C’était les idées de cette gauche républicaine où se trouvaient les Léon Gambetta et Jules Ferry, par exemple. Aujourd’hui, les termes changent et ce même complexe est traduit par «l’air du temps».
Voyons maintenant ce que nous préparaient de grandes personnalités avant le déparquement de Sidi Fredj.
Le 9 février 1830, au matin, Toulon, Brest, Rochefort, Cherbourg, Bayonne et Lorient reçurent l’ordre d’armer immédiatement les bâtiments de guerre dont, entre autres, 11 vaisseaux, 24 frégates, 7 corvettes, 27 bricks, 7 corvettes de charge, 9 gabares, 8 bombardes, 7 bateaux à vapeur, 2 goélettes, 1 transport, 1 balancelle, en tout 104 bâtiments. En même temps, des officiers de la marine militaire commissionnés à cet effet, affrétaient à Marseille, en Catalogne, en Italie, des navires de commerce destinés à transporter l’immense matériel du corps expéditionnaire français. Cette escadre belliqueuse, commandée par de Bourmont, devait jeter 40.000 hommes sur la côte d’Alger. En somme, 16 régiments d’infanterie de ligne et deux régiments d’infanterie légère devaient composer la force principale de l’armée expéditionnaire. De Bourmont fut dépêché à la place du Maréchal, le Duc de Raguse qui, avide de célébrité, avait vivement désiré accomplir ce que Charles Quint et Louis XIV avaient tenté sans succès. Plusieurs personnages de distinction, écrivait un historien tout content de rapporter ces précieuses informations aux générations futures, obtinrent la faveur de prendre part à cette campagne. Comme s’ils partaient pour un safari, quelque part dans la brousse !
Parmi ces personnalités, l’historien cite le Prince de Schwartzenberg, fils aîné du Feld-maréchal qui commandait, en 1815, les armées de la coalition, le prince de Carignan, le prince Poniatowski, le fils d’un magnat de Hongrie, le Baron Leclerc de Berlin, le colonel Filosof, aide de camp du Grand-duc Michel de Russie, et Sir W. Mansell, Capitaine de vaisseau de la marine anglaise qui avait fait partie de l’expédition de Lord Exmouth en 1816. Ainsi, les uns poussés par l’exaltation religieuse et la haine pour les musulmans, les autres par des visées expansionnistes, pensaient qu’un établissement français sur le littoral algérien leur offrirait de précieux avantages. En outre, la perte de l’Égypte, celle des concessions africaines avait causé de graves perturbations dans les fortunes. Le moment de les réparer leur paraissait venu. Juillet 1830. Alger est prise par les Français au moment où l’autorité des Turcs se désagrège. Des voix s’élèvent, dans l’Hexagone pour dénoncer cette expédition. Le député Alexandre de Laborde s’exprimait en ces termes :
«Mais enfin, cette guerre est-elle juste ? Non, vraiment, je ne crains point de le dire…, non. Un jury politique, un congrès européen, comme le rêvait Henri IV, ne l’aurait point pensé. Il aurait résumé cette affaire ainsi : le dey réclame, on le vole, il se plaint, on l’insulte, il se fâche, on le tue».
Les archives sont là pour affirmer que ce fut une «sale guerre», dirigée par une horde de mercenaires, au profit d’un pays qui se targuait – et se targue toujours – d’être l’initiateur de la fameuse et non moins capitale «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen» du 26 août 1789 et qui reconnaissait, entre autres, les idéaux fondamentaux dont «la liberté…, la propriété…, la sûreté et la résistance à…». Mais tous ces événements qui ont rapetissé la France et son corps expéditionnaire, notamment dans sa politique de la terre brûlée que ses généraux ont érigée en doctrine, ont-ils pris en considération cette Déclaration, son contenu, ses idéaux fondamentaux ? Ne peuvent-ils pas témoigner que rien n’a été suivi dans celle-ci, puisque la lutte qui fut imposée à notre peuple n’allait se terminer qu’avec plusieurs millions de morts, de 1830 à 1962 ? Oui, une sale guerre qui faisait dire à un historien socialiste français : «Les généraux ne brûlèrent pas le pays en cachette et ne massacrèrent pas les ennemis en faisant des tirades humanitaires. Ils en firent gloire, tous… ! ».
Ou cet autre poète, moins connu que le grand auteur des «Misérables », cet autre poète qui lançait courageusement de sa prison ces mots amers, c’est-à-dire sa réprobation contre l’oubli délibérément tissé autour de pénibles événements :
«Nous nageons dans la honte jusqu’au poitrail. Nous sommes devenus des porteurs de fumier ! ».
Dure, très dure cette opinion, mais surtout vaillante et résolue, venant de quelqu’un de chez vous qui constatait les méthodes répressives qui se déployaient, tous les jours, sous des yeux attentifs et des non moins oreilles complaisantes. La réponse du peuple algérien fut magistrale. Il a répondu comme il le fallait. Son nationalisme et son attachement aux principes et aux constantes du pays, stimulés par cette présence effective des lieux du culte, aux côtés du mouvement national qui venait de prendre racine, jouèrent un rôle déterminant dans le processus de décolonisation. Les archives abondent de preuves sur la démarche entreprise par le colonialisme pour apprivoiser un peuple profondément ancré dans son patrimoine civilisationnel. Le colonel Robin écrivait, en 1901, dans son livre «L’insurrection de la Grande Kabylie en 1871 » :
«Toutes ces tentatives de prosélytisme religieux n’avaient pas grande portée, mais elles inquiétaient ces Kabyles qui connaissaient d’autre part l’œuvre entreprise par l’Archevêque d’Alger : et comme ils sont très ombrageux sur les questions de religion ; ces gens malintentionnés n’avaient pas manqué de leur faire entrevoir qu’ils ne jouiraient pas toujours de la liberté absolue qui leur avait été laissée en matière de culte…, ce motif n’était pas le seul sans doute qui les poussait à s’affilier à l’ordre de Rahmania, mais il y contribua dans une certaine mesure». Le retour à l’authenticité par le ressourcement dans la foi et la culture ancestrale, dans les véritables valeurs de l’Islam, fut d’un apport considérable pour les populations au moment où le colonialisme tentait de leur extirper les idées d’une religion qu’il considérait obsolète, pour mieux les déraciner ou tout simplement les anéantir comme l’avaient si bien fait en Amérique leurs ancêtres, les Européens, à partir du Xe siècle. Cela constitue un autre fait important dans l’Histoire qu’il faudra dénoncer avec indignation. En effet, où sont-ils les véritables habitants d’Amérique ? Il faudrait le demander aux Vikings qui, sous la houlette d’Erik le Rouge, Erik Thorvaldsson, avaient été les premiers à poser pied dans ce continent. Il faut poser ensuite la même question aux Espagnols, aux Français, aux Anglais et aux Norvégiens. Il serait peut-être opportun de la poser aux Britanniques, aux Néerlandais, aux Allemands et aux Scandinaves qui, pendant la période coloniale, avaient formé le peuple américain en recourant à la colonisation de peuplement, l’immigration. A partir de là, nous allons voir, en citant des témoignages, ce que fut cette prétendue pacification de la France humanitaire, en notre pays. Et c’est à partir de là que tu comprendras pourquoi nous nous sommes élevés, ces derniers temps, contre cette insolente «reconnaissance» de l’action coloniale, en somme, contre cette provocation qui nous renvoie à une dangereuse atteinte à l’Histoire de l’Humanité qui, elle, s’est «distinguée» par de pires atrocités dans le cadre de la colonisation de peuplement dont notre peuple a été la victime. Nos jeunes sauront, bien sûr, après que des plumes honnêtes et raisonnables raconteront dans les détails cette occupation d’un pays qui n’espérait que vivre dans la quiétude et l’unité, que ce ne fut pas une guerre comme toutes les guerres classiques, mais une «croisade pour des traitants», à l’image de ces conquêtes impérialistes. Ils sauront après cela, et toi René avec eux, qu’il fallait un prétexte plausible au jeune impérialisme avide de conquérir des sources de matières premières et de nouveaux marchés… Enfin, ils sauront que :
«Si les Français, au lieu d’étendre un voile suspect sur cette trahison, voulaient bien ouvrir leurs archives, on apprendrait des choses surprenantes» comme écrivait M.-C. Sahli, dans son magnifique ouvrage sur l’Émir Abdelkader.
Il faut qu’ils sachent, et toi aussi, que notre liberté a été acquise au prix de souffrances, de misères, de dénuements, de privations, de frustrations, mais aussi et surtout de luttes opiniâtres, de sacrifices et de dévouements.
N’est-ce pas hideux lorsqu’on évoque cette opération du 6 octobre 1832 et ses 12 000 morts où le général Rovigo décrivait lui-même des monstruosités en se targuant d’être revenu «victorieux» d’une opération avec des trophées de guerre ? Ne décrivait-il pas, avec une parfaite précision, que des têtes coupées et accrochées sur des lances, que des membres arrachés de corps mutilés ainsi que des bijoux de femmes qui ornaient encore des mains et des oreilles coupées, furent exposés à la rue Bab-Azzoun ?
Cette sauvagerie dont était fier le général fut confirmée par un rapport de la commission française d’enquête qui notait :
«Nous avons dépassé en barbarie ceux-là mêmes que nous sommes venus civiliser ! »
Quel aveu et quelle «belle preuve» si ceux qui nous provoquent aujourd’hui, ont un tant soit peu d’audace pour exhumer ces archives et les consulter pour découvrir ce que leur conscience ne pourrait certainement pas supporter ! Ce même général, de son vrai nom Savary, ancien préfet de police de Napoléon Ier, ordonnait à ses soldats, dans un style lapidaire : «Des têtes ! ».
D’ailleurs Rovigo ou Savary n’était pas tellement révéré par Bonaparte qui le considérait ainsi : «Savary est un homme secondaire, qui n’a pas assez d’expérience et de calme pour être à la tête d’une grande machine. Du reste c’est un homme d’énergie, de zèle et d’exécution. Il ne faut pas laisser entrevoir à Savary l’opinion que j’ai de son incapacité.» Incapable, peut-être, mais sauvage, sûrement ! Voilà à quoi servaient vos généraux…, René. Un autre bourreau, pardon un autre adepte du génocide, le colonel de Montagnac, écrivait avec beaucoup de mépris et de cynisme: «Selon moi, toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées. Tout doit être pris, saccagé sans distinction d’âge ni de sexe. L’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis les pieds».
(A suivre)
K.B