La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XXVI)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de «Lettre à René» en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes. Enfin, les exemples de ce genre sont nombreux. Je dirai, sans risque de me tromper, que la plupart des foyers algériens ont vécu les mêmes drames, au cours de ces années de braise. Ils sont tellement nombreux que même si nous apprécions, aujourd’hui, les vives réactions de nombreux pays qui dénoncent «la dégradation de la politique américaine» et «qui nous touche tous», pour reprendre une déclaration d’un libre penseur, sur un des plateaux de la télévision française, en parlant des sévices qu’ont connus les prisonniers du pénitencier d’Abou Ghraïb, en Irak, nous demandons à ce que les progressistes du monde soient plus concrets. Car le problème de la torture nous préoccupe au plus haut point.
Ainsi, la même question nous revient constamment : ces pays de l’Occident, ne savaient-ils pas ce qu’enduraient, hier, les peuples soumis à la politique d’extermination des régimes hégémoniques, pour qu’ils soient scandalisés aujourd’hui par les humiliations que subissent les prisonniers et le peuple irakiens de la part du corps expéditionnaire de la coalition ? Eh bien, messieurs les responsables, aimant le droit et la justice, nous vous disons que c’est bien d’avoir ces réactions courageuses et qu’il vaut mieux tard que jamais. Mais nous vous disons aussi que ce que vous avez vu et constaté à travers les images qui nous sont parvenues de la prison d’Abou Ghraïb n’est rien, absolument rien, devant ce qui se pratiquait en Algérie et ce, pendant 132 années d’occupation ou, selon l’euphémisme colonial, de «pacification». Ce n’est rien, en effet, et nous sommes même tentés de vous dire que, comparées à la torture à laquelle nous avons été soumis, Abou Ghraïb et les autres prisons en Irak et ailleurs, sont des centres de sinécure. Je ne veux en aucun cas simplifier, occulter ou refuser d’admettre les humiliations et les souffrances que subissent nos frères irakiens. Je veux, tout simplement, faire la comparaison entre les deux «traitements». Le «nôtre» était plus rude, plus sale, plus humiliant, plus avilissant, plus sauvage, plus abject et persistant dans le temps.
Ainsi, lorsque nous apprenons toutes ces atrocités, nous vous disons : l’Histoire accable les bourreaux ! C’est cela, la réalité. Personne ne peut échapper à son jugement.
Mais aujourd’hui, au moment où nous voulons tous consolider la prospérité et la stabilité dans notre région méditerranéenne, quelques excités ont voulu falsifier et injurier le passé et, du même coup, porter atteinte à la mémoire des millions d’Algériens qui sont tombés pour que vive la liberté et renaisse l’espoir entre les peuples. C’est insensé de vouloir, comme cela, à la faveur d’un tex-te provocateur, voté par des nostalgiques d’une période de triste mémoire, glorifier «l’œuvre positive du colonialisme». De quel droit ? Ont-ils pris la peine de mesurer le préjudice qu’ils allaient causer au pays souverain et au peuple indépendant que nous sommes et reconnu par eux, en ces termes du général de Gaulle, le 3 juillet 1962, après les avoir battus sur le terrain de la confrontation, sur le terrain politique et diplomatique :
«La France a pris acte des résultats du scrutin d’autodétermination. Elle a reconnu l’indépendance de l’Algérie. En cette solennelle circonstance, je tiens à vous exprimer, Monsieur le Président, les vœux profondément sincères, qu’avec la France toute entière, je forme pour l’avenir de l’Algérie», pour essayer de tempérer leurs ardeurs bellicistes ? Ont-ils consulté leurs consciences ? Ont-ils pensé à toutes ces malheureuses victimes, à leur peine incommensurable, à tous ces dégâts qu’ils ont causés et à leurs conséquences au sein de notre société ?
A ce propos, nous disons, en bons citoyens, jaloux de leur culture, de leurs repères et de leurs constantes, que la France doit admettre ses torts à l’égard de la nation algérienne. Elle doit avoir ce courage pour reconnaître qu’elle a fourvoyé notre pratique de l’Islam, par le biais de ses généraux et de son clergé, qui nous ont promenés dans les désagréables et difficiles sinuosités de l’obscurantisme, qu’elle a fait de grandes prouesses pour réduire l’influence de notre culture, la dissimuler même, pour nous imposer la sienne qui ne tenait compte, malheureusement, d’aucune objectivité historique et, encore moins, qui ne répondait à aucune honnêteté intellectuelle. D’ailleurs les deux premières parties de ma lettre sont une réponse cinglante à cette soi-disant positivité de la présence coloniale en Algérie. Je les ai voulues ainsi, longues, quelquefois fastidieuses, mais en tout cas assez claires et riches en citations pour te permettre, René, de faire des comparaisons sur les deux périodes, celle où nous étions seuls, libres, dans notre pays et celle où nous avons subi le diktat d’une invasion hégémonique, avec son cortège de duperie, de mensonge et de falsification. Cette dernière période ne pouvait être que néfaste pour nous. Que veux-tu, c’est le fort de tous les colonialistes.
Aimé Césaire, expliquait convenablement ce processus d’ensauvagement dans son livre : «Discours sur le colonialisme ». Avec une plume acerbe mais sincère, il expose sa vision sur cette hydre maléfique qui a engendré le mal et l’a soutenu dans nos pays pour nous dominer à outrance. Je profite de cette correspondance pour te rappeler les termes ô combien juste de ce militant qui a passé sa vie à combattre, par la plume, les effets néfastes du colonialisme. Il disait :
«Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la con-voitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viet Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent…». Après tout cela, René, la France doit avoir ce courage pour reconnaître également qu’elle s’était «distinguée», du temps de la colonisation de l’Algérie, dans l’art de la répression en nous infligeant de graves sanctions inhumaines. Mieux encore, elle doit aller plus loin, elle doit aller au-devant d’une bien noble décision qu’elle prendrait crânement et dignement – nous connaissons bien ces qualités chez de bons Français –, pour reconnaître et condamner tous les crimes commis par les Saint-Arnaud, Bugeaud, Cavaignac, Rovigo, de Bourmont, Belcourt, Pélissier, Massu, Challe, Papon et des centaines, voire des milliers d’autres, contre le peuple algérien, durant la période coloniale de 1830 à 1962. Cette décision importante évitera de «souiller» les esprits sains de jeunes écoliers français en leur apprenant que ces barbares, déjà recensés – et n’ayant pas fait moins qu’Attila et Hulagu – sont de piètres assassins qui ne peuvent en aucun cas honorer ce peuple qui a toujours défendu les droits de l’Homme. Enfin, la France humanitaire doit comprendre que n’importe quelle loi positivant sa présence dans les colonies, ne fera que générer des répercussions néfastes sur l’avenir de la coopération entre nos deux peuples, du fait qu’elle a été soumise à discussion et qu’elle a soulevé des montagnes de controverses. Elle doit revoir ses copies, toutes ses copies, concernant cette triste période et travailler auprès de ses grincheux mélancoliques, pour qu’ils fassent amende honorable et reconnaissent leurs torts dans cet épisode douloureux qui a duré assez longtemps pour que le monde entier s’aperçoive qu’il n’était pas en la faveur de la France colonialiste.
C’est vrai que nous sommes, parmi les «anciens damnés de la terre», ceux qui, pendant plus d’un siècle, ont été désabusés, affligés, contristés, éprouvés par tant de souffrances, peut-être plus que les autres, mais est-ce une raison pour être les seuls à avoir réagi officiellement à la provocation que nous avons qualifiée de grave pour nos perspectives communes et nos rapports amicaux ? C’est notre dignité, notre amour-propre, notre orgueil, notre grandeur – pourquoi pas ? – et notre fierté qui ont exigé de nous cette position chevaleresque et, on ne peut mieux, correcte pour un pays comme le nôtre qui a toujours refusé le fait accompli. Ne dit-on pas que l’injustice agrandit des âmes libres et fières ? Les autres, s’ils ne l’ont pas fait, eh bien tant pis, c’est leur point de vue. Ils en sont responsables et, bien entendu, souverains en ce qui concerne les positions qu’ils prennent et qu’ils jugent bénéfiques pour leur pays. C’est ainsi qu’ils conçoivent leurs relations avec leur ancien occupant. Mais ils doivent savoir que «les grands noms abaissent, au lieu d’élever, ceux qui ne savent pas les soutenir», disait le duc de la Rochefoucauld. Quant à nous, malgré l’indignation que nous avons exprimée par notre spontanéité de style et notre liberté d’opinions, nous ne sommes pas là pour exiger de la France de s’«abaisser» pour nous demander pardon. D’ailleurs, pourquoi devrait-on s’abaisser quand on sait pertinemment que par devoir de mémoire, de conscience, de civilisation même, on est obligée de reconnaître ses torts ?
(A suivre)
K.B