La recherche d’une vérité sur certains épisodes de la colonisation (XXVI)

Lettre à René

À son ami René, mais en fait aux générations montantes, Kamel Bouchama rappelle ce qu’entraîna l’acte odieux adopté par le Parlement français en janvier 1830. Hélas, cinq mois après, les hordes colonialistes, commandées par de Bourmont, débarquaient sur la presqu’île de Sidi Fredj, amenant ainsi l’Algérie à engager une lutte incessante pour son indépendance… L’avenir, dit l’auteur de la «Lettre à René» en filigrane, appartient aux peuples qui le construisent ensemble, une fois soustraites les lourdeurs du passé. Là, où notre vieille garde militante n’a pas cru bon devoir consigner son témoignage, ce livre vient au bon moment. Il devrait de ce fait, être mis entre les mains de tous les jeunes.
N’est-ce pas une attitude courageuse que de se repentir quand on a commis d’horribles excès, en des pratiques abjectes, répugnantes et honteuses à l’endroit d’un peuple qui a été dépouillé de ses droits les plus élémentaires ? Je te pose la question René. En tout cas, même si cela nous paraît impossible que la France aille jusqu’à désavouer une politique qu’elle a menée, pendant des siècles, et qui lui paraissait dans la logique des choses… une logique qui lui faisait admettre sa supériorité sur les peuples et les pays qui étaient sous sa domination et qui ne demandaient qu’à se libérer pour vivre dans la quiétude et la paix, nous attendons quand même un geste… cette énergique et vaillante résolution. Elle est fondamentale (la résolution) pour les gens convaincus, comme nous, qui savent que l’amorce d’une nouvelle ère doit passer nécessairement par une volonté sincère de régler ce contentieux, très lourd de conséquences. C’est dire que la logique mène à tout, à condition d’en sortir, disait Alphonse Allais.
Pour cela, nous disons heureusement que les Français d’aujourd’hui ne réfléchissent pas comme ceux d’hier, ces colonialistes qui avaient «trôné» sur plusieurs régions du monde, et qui ont fait que cette pensée d’Allais ne pouvait se compléter que par ce bout de phrase, tellement manifeste et révélateur, «d’en sortir…, vainqueur !». C’est ce qui intéressait le plus ceux qui arboraient du mépris à l’égard des colonisés que nous étions.
Mais faisons-nous l’avocat du diable, René, et allons trouver des arguments qui nous mènent vers l’extrême. Disons-nous que malgré ce raisonnement auquel nous adhérons pleinement, n’est-il pas quasiment utopique de prétendre, aujourd’hui, assister à une quelconque «remise en cause» de la part de nos amis les Français, puisqu’il y a encore ces génies «malfaisants» qui plastronnent dans les hautes sphères ? Je te pose franchement cette question car, au risque de me répéter, peuvent-ils aller à l’encontre de leur éthique, de leur politique et de leur stratégie coloniale qui les stimulèrent, il y a fort longtemps, quand ils excellaient dans l’art de la domination, de l’asservissement et de l’oppression ? Le proche avenir nous le dira.
Pour l’instant, ce que nous leur demandons, c’est d’aller vers le concret, dans une approche déterminée, téméraire, qui balaierait d’un revers de la main toutes traces de flétrissures qui leur seraient préjudiciables, aujourd’hui plus que par le passé. Nous leur demandons aussi d’être plus logiques avec eux-mêmes en acceptant la colère, voire l’amertume de tous ceux, parmi les nôtres, qui ont souffert le mal excessif, incommensurable, de leurs piétailles qui avaient longtemps écumé notre pays et qui avaient été considérées «unilatéralement» – par eux, bien sûr – comme des bons apôtres, n’ayant fait que du bien et, en termes consacrés dans certaines propositions sournoises, «n’ayant généré que du positif».
Quant à nous, comme disait Gustave Flaubert «nous nous efforçons tant que nous pouvons de cacher le sanctuaire de nos âmes, mais peine inutile, hélas, les rayons percent au-dehors…» L’homme est ainsi fait et l’Histoire ne peut être falsifiée par un simple décret. C’est pour cela que nous leur demandons d’être logiques, encore une fois, car c’est faute de logique que les hommes se trompent. Leur entêtement, s’ils le prennent ainsi, ne peut être qu’incommodant pour nos relations bilatérales que nous souhaitons plus importantes, car elles expriment une affirmation de nos ambitions communes.
A cet effet, nos responsables se sont longuement exprimés dans ce contexte. Notre Président, en visite d’État en France, le 14 juin 2000, n’a pas manqué de rappeler ses bonnes intentions, dans un discours d’une facture exceptionnelle, devant l’Assemblée nationale française. Il avait trouvé les mots simples, justes et directs pour rappeler que :
«Le fait colonial ne saurait être ignoré», que «la lourde dette morale des anciennes métropoles s’avère ineffaçable et imprescriptible» et qu’un «audacieux examen de conscience est nécessaire et qu’il faut poursuivre l’œuvre de vérité sur certains épisodes de la colonisation».
Faisant suite à cette déclaration, qui n’a laissé aucune équivoque dans les milieux politiques et intellectuels français, quelques personnalités, bien connues et unies par une même exigence historique, ont lancé un appel solennel pour que :
«Des deux côtés de la Méditerranée, la mémoire française et la mémoire algérienne ne restent plus hantées par les horreurs qui ont marqué la guerre d’Algérie et pour que la vérité soit dite et reconnue».
Ils ne sont pas les seuls à penser de la sorte, c’est tout le peuple algérien qui exige que les Français disent et reconnaissent la vérité. Il faut qu’ils reconnaissent publiquement les crimes de leurs concitoyens et nous présentent des excuses officielles, comme le font ceux qui assument véritablement leurs responsabilités historiques.
Nous avons laissé le temps au temps. Nous n’avons pas été exigeants, il y a des années. Cela a été notre tort, peut-être, mais aujourd’hui, il n’y a plus de gêne à demander ce qu’exigent de nous l’Histoire et la mémoire de nos millions de martyrs. La France doit s’excuser ! Voilà ce que nous voulons qu’elle fasse car, sans cela, nos relations bilatérales continueront de causer des blessures d’un côté, comme de l’autre. Et je te dirai même, René, que tant que ces excuses, pour reprendre le discours d’un haut responsable algérien, ne sont pas formulées, il faut s’attendre au fait qu’il y ait des tensions entre nos deux pays.
Ce temps est arrivé, et les tiens doivent faire acte de repentance envers notre peuple qui a tant souffert pendant plus d’un siècle, et conviennent avec nous et avec tous les peuples épris de paix et de liberté que leur présence, dans notre pays, ne fut ni qualitative, ni positive, comme ils le prétendent. Ils pourront le faire aisément, s’ils ont un minimum de discernement… C’est un acte courageux, simple, un acte de civilisés qui conçoivent l’avenir commun dans la franchise… C’est un acte résolu de postérité qui «commande d’effacer encore une fois tous les obstacles objectifs et subjectifs pour construire un projet dont le traité d’amitié sera la route et le fondement constitutif d’une relation privilégiée dans tous les domaines».
Enfin, les deux peuples des deux rives de la Méditerranée peuvent sincèrement se prévaloir d’une volonté politique à toute épreuve pour abattre les obstacles et, quand la situation l’exige, emprunter des chemins détournés et réussir ainsi un véritable tour de force, comme l’écrivait M. S. Boureni, dans sa remarquable analyse. Et de continuer… au-delà de la noblesse d’une telle ambition, l’aboutissement du traité d’amitié, entre nos deux pays, sera certainement inscrit à leur actif en lettres d’or sur les tablettes d’une Histoire commune qui a trop souvent rendu ce genre d’initiative presque hasardeux. Ceci pour signaler l’ampleur de la tâche qui appelle assurément énormément de souffle et une grande capacité à tenir la distance.

René, mon ami,
Vois-tu, c’est pour toutes ces outrances, c’est pour toutes ces injustices que j’ai décidé de t’adresser cette correspondance. Je suis, par ailleurs, très content de te savoir opposé à ces adeptes du colonialisme qui, depuis longtemps nous poursuivent pour nous montrer leur haine et leur malveillance, en même temps qu’ils nous disent qu’ils ne sont pas près de tourner la page pour faire de nos deux pays un exemple d’entente, de fraternité et de relations concrètes pour des intérêts communs. Je t’ai raconté mes tourments – sans passion je t’assure – pour te convaincre de la rudesse de la vie que nous avons menée sous le joug de tes parents et de tes grands-parents. Je suis pertinemment sûr que si tu savais tout ce que j’avais enduré depuis mon enfance, toi qui vivais un autre régime, autrement plus aisé et plus adapté à tes besoins, tu aurais fait plus pour soutenir notre combat comme l’ont fait ceux qui ont toujours porté l’idéal de la liberté et de la justice au summum de leurs préoccupations. Je ne t’en veux pas, sincèrement, parce que tu vivais dans l’ignorance… J’espère de tout mon cœur que tu sauras te rattraper, chaque fois, à l’heure de la vérité, en jetant courageusement à la face des adeptes de «l’Algérie française» l’expression de toute ta répugnance, de ta colère et de ta déception pour avoir été, avec les tiens, injustement subornés. Oui, vous avez été subornés par des discours perfides et hypocrites, pendant toute votre existence en Algérie, quand vous couliez des jours heureux au moment où les miens vivaient l’humiliation et la détresse. C’est pour cela, René, que tu respirais une ambiance qui ne te permettait pas de discerner plus loin qu’autour de toi, de connaître plus qu’il n’en fallait sur nous, sur notre vie, sur nos habitudes et surtout de percevoir nos aspirations et nos souffrances de tous les jours.
Cela me renvoie vers une autre idée, une autre déclaration sage d’un philosophe arabe contemporain. Il s’agit d’Edward W. Saïd, un de ces enfants de Jérusalem, professeur émérite à l’université Columbia de New York et un intellectuel averti, qui écrivait dans «Culture et Impérialisme» :
«Ignorer ou négliger l’expérience superposée des Orientaux et des Occidentaux, l’interdépendance des terrains culturels où colonisateurs et colonisés ont coexisté et se sont affrontés avec des projections autant qu’avec des géographies, histoires et narrations rivales, c’est manquer l’essentiel de ce qui se passe dans le monde depuis un siècle»… Cela, ne s’applique pas, René, à tes ancêtres, à tes parents et à tous ceux qui nous ont sinistrement ignorés… ?
C’est pour cela également que je souhaite, mon ami, qu’après avoir lu attentivement cette lettre, tu comprennes aisément le sujet de mon ressentiment à l’égard du colonialisme, cette forme de domination honteuse, «bordée» d’avilissement et de destins illusoires pour les colonisés que nous étions. Je reste cependant très à l’aise pour te convaincre, encore une fois, qu’il ne s’agit pas d’un pamphlet dirigé contre ton pays, ni même contre ton peuple que j’admire pour les progrès et les réussites qu’il ne cesse de réaliser, mais plutôt d’une explication claire, franche, honnête, après les soubresauts de gens mal intentionnés qui, à chaque occasion, font tout pour détruire les ponts que nous voulons construire pour mieux avancer vers des relations durables. Ce n’est pas un pamphlet, franchement ! Crois-tu, René, que ce soit un plaisir de ressasser ce passé douloureux, que nous avons subi durement, cruellement, et que nous souhaitons vivement oublier en tournant définitivement la page pour nous acheminer vers le progrès et l’entente mutuelle ? Non ! Mais te le rappele, de cette manière, c’est poursuivre «l’œuvre de vérité sur certains épisodes de la colonisation».
(A suivre)
K. B.