Impérialisme et anti-impérialisme (IV)

Afrique

Lors du vingt-cinquième sommet des pays membres de l’Organisation de l’Unité africaine, le 26 juillet 1987, le président du Conseil national révolutionnaire du Burkina Faso dénonce le nouvel asservissement de l’Afrique : «Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme».

Cette révolution en profondeur qui a bouleversé la société cubaine ne fut pas un lit de roses. Petite île des Caraïbes, Cuba a repoussé l’invasion de la « Baie des Cochons » orchestrée par la CIA. Elle a conquis son indépendance au forceps, elle s’est dressée contre une superpuissance qui voulait anéantir sa révolution et restaurer l’ancien régime politique et social. Elle a fermé les bordels destinés aux Yankees, exproprié les capitalistes locaux, arraché l’économie à l’étreinte des multinationales. Méditant les expériences révolutionnaires du passé, Fidel Castro sait que les puissances dominantes ne font jamais de cadeaux. Il n’en a pas fait non plus. Mais à aucun moment il n’a suscité de violence aveugle contre le peuple des États-Unis d’Amérique, et le 11 septembre 2001 il a exprimé son dégoût pour cette tuerie. Les dirigeants des États-Unis, eux, ont organisé des centaines d’attentats contre le peuple cubain. Lors des funérailles de Fidel, un million de ses compatriotes lui ont rendu publiquement hommage. Quel dirigeant dans le monde peut se prévaloir d’une telle popularité posthume ? Cuba n’est pas un paradis tropical. La révolution suit un cours imprévisible, et elle ne change pas l’homme du jour au lendemain. Elle se débat dans d’innombrables contradictions. Les Cubains ne sont pas riches, mais ils sont fiers de ce qu’ils sont. Lorsque la pandémie du Covid-19 a frappé le monde entier, Cuba étranglée par le blocus impérialiste a manqué de concentrateurs d’oxygène. Une catastrophe sanitaire en vue, dans un pays qui a pourtant consenti des efforts colossaux pour la santé de sa population. Refusés à Cuba par le monde occidental, ces équipements ont été aussitôt livrés par la Chine. L’internationalisme de la révolution cubaine l’a conduite à faire la guérilla en Afrique australe. L’internationalisme de la Chine socialiste lui fait livrer du matériel médical à Cuba. Il ne faut pas s’étonner que les États-Unis, avec Mike Pompeo, voient désormais dans le parti communiste chinois leur principal ennemi. Les enfants cubains en attente de leur traitement ne sont pas la priorité du « monde libre ». Pour Madeleine Albright, icône des droits de l’homme et secrétaire d’État de l’administration Clinton, les 500 000 enfants irakiens tués à petit feu par l’embargo ne comptent pas : « le prix à payer en valait la peine » (« the price worth it »). Victimes insignifiantes, passées par pertes et profits, de mesure nulle devant l’immensité des bienfaits prodigués par la démocratie d’importation. Dans une étude consacrée aux effets de l’embargo occidental contre le Venezuela, l’économiste Jeffrey Sachs a révélé qu’il avait causé 40 000 morts en trois ans. Pour la plupart, des enfants privés de traitements trop coûteux ou de médicaments désormais inaccessibles. Châtiment mérité, sans doute, des ignominies commises par les chavistes, coupables d’avoir nationalisé le pétrole et endigué la pauvreté. Le « prix à payer », en somme, pour restaurer les « droits de l’homme » dans un pays où le parti au pouvoir, victorieux aux élections, est accusé d’installer une affreuse dictature. Entre la promotion de la démocratie occidentale et le massacre de masse, la coïncidence est frappante. Avec le monde libre, c’est toujours le même scénario : on commence avec la Déclaration des droits de l’homme et on finit avec les B 52. Père fondateur des États-Unis, le libéral Benjamin Franklin était opposé à l’installation de réseaux d’assainissement dans les quartiers pauvres, car elle risquait, en améliorant leurs conditions de vie, de rendre les ouvriers moins coopératifs. En somme, il faut bien affamer les pauvres si l’on veut les soumettre, et il faut bien les soumettre si l’on veut les faire travailler pour les riches. A l’échelle internationale, la puissance économique dominante applique exactement la même politique : l’embargo qui élimine les faibles contraindra les survivants, d’une manière ou d’une autre, à servir leurs nouveaux maîtres. Sinon, on aura recours à la pédagogie des missiles de croisière. Ce n’est pas un hasard si la démocratie américaine, ce modèle diffusé dans tous les foyers du village planétaire par Coca-Cola, a été fondée par des planteurs esclavagistes et génocidaires. Il y avait 9 millions d’Amérindiens en Amérique du Nord en 1800. Un siècle plus tard, ils étaient 300.000. Les « sauvages » du Nouveau Monde préfiguraient les enfants irakiens dans le rôle de cette humanité surnuméraire dont on se déleste sans remords. En 1946, le théoricien de la guerre froide et apôtre du containment anticommuniste George Kennan écrivait aux dirigeants de son pays que leur tâche serait de perpétuer l’énorme privilège octroyé par les hasards de l’histoire : posséder 50% de la richesse pour 6% à peine de la population mondiale.

La « nation exceptionnelle » n’a pas l’intention de partager les bénéfices
Une caractéristique majeure de l’esprit américain a favorisé cette transposition de la « démocratie américaine » à l’échelle du monde : c’est la conviction de l’élection divine, l’identification au Nouvel Israël, bref le mythe de la « destinée manifeste ». Tout ce qui vient de la nation élue de Dieu appartient derechef au camp du Bien. Cette mythologie est le puissant ressort de la bonne conscience yankee, celle qui fait vitrifier des populations entières sans le moindre état d’âme, comme le général Curtis Le May, chef de l’US Air Force, se vantant d’avoir grillé au napalm 20% de la population coréenne. Mais face à la « menace rouge », tous les moyens sont bons pour attiser la peur. L’esprit de guerre froide ne fait pas dans la nuance. Afin d’accréditer une menace soviétique suspendue comme l’épée de Damoclès au-dessus des démocraties, on prétendait depuis 1945 que l’arsenal militaire de l’URSS était nettement supérieur à celui des États-Unis. C’était complètement faux. «Pendant toute cette période, note Noam Chomsky, de grands efforts ont été déployés pour présenter l’Union soviétique plus forte qu’elle ne l’était réellement, et prête à tout écraser. Le document le plus important de la guerre froide, le NSC 68 d’avril 1950, cherchait à dissimuler la faiblesse soviétique que l’analyse ne manquait pas de révéler, de façon à donner l’image voulue de l’État esclavagiste qui poursuivait implacablement le contrôle absolu du monde entier».
2.Cette menace systémique était une fiction. L’arsenal soviétique fut toujours inférieur à celui de ses adversaires. Les dirigeants de l’URSS n’ont jamais envisagé d’envahir l’Europe occidentale ou de conquérir le monde. En fait, la course aux armements – notamment à l’armement nucléaire – est une initiative typiquement occidentale, une application à la chose militaire du dogme libéral de la concurrence économique. C’est pourquoi cette compétition mortifère – l’on frôla l’apocalypse atomique en octobre 1962 – fut sciemment entretenue par Washington dès le lendemain de la victoire alliée sur l’Allemagne et le Japon. Cyniquement, le camp occidental avait deux bonnes raisons de provoquer cette compétition : la guerre avait exténué l’URSS (27 millions de morts, 30% du potentiel économique anéanti), et elle avait fantastiquement enrichi les USA (50% de la production industrielle mondiale en 1945). Forgée par la guerre, cette suprématie économique sans précédent créait donc les conditions d’une politique étrangère agressive. Bien entendu, cette politique avait un habillage idéologique : la défense du « monde libre » contre le « totalitarisme soviétique ». On peut mesurer le sérieux de ces motivations démocratiques au soutien apporté par Washington, dans la même période, aux dictatures de droite les plus sanguinaires. Cette politique impérialiste, conformément à la doctrine forgée par George Kennan en 1947, avait un objectif clair : l’épuisement progressif de l’URSS – rudement éprouvée par l’invasion hitlérienne – dans une compétition militaire où le système soviétique allait dilapider les moyens qu’il aurait pu consacrer à son développement.
(A suivre …)
Bruno Guigue