Impérialisme et anti-impérialisme (V)

Afrique

Lors du vingt-cinquième sommet des pays membres de l’Organisation de l’Unité africaine, le 26 juillet 1987, le président du Conseil national révolutionnaire du Burkina Faso dénonce le nouvel asservissement de l’Afrique : «Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme».

Force est de constater que cette politique a porté ses fruits. Surclassée par un capitalisme occidental qui bénéficiait de conditions extrêmement favorables au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique a fini par quitter la scène en 1991 au terme d’une compétition perdue d’avance. Pourtant rien ne semble avoir changé, et la guerre froide continue de plus belle. Près de trente ans après la disparition de l’URSS, l’hostilité occidentale à l’égard de la Russie ne faiblit pas. «De Staline à Poutine», un récit où transpire la bonne conscience occidentale attribue toutes les tares au camp adverse, incriminant une puissance maléfique dont la résilience ferait peser une menace irrésistible sur le monde prétendument civilisé. Comme si l’affrontement Est-Ouest devait absolument survivre au pouvoir communiste, on s’obstine à désigner dans la Russie actuelle une sorte d’ennemi systémique, l’empire du mal soviétique ayant été simplement repeint aux couleurs russes pour les besoins de la cause. Pour les élites dirigeantes occidentales, il faut croire que Moscou reste Moscou, et que la menace venant de l’est résiste aux changements politiques. Communisme ou pas, l’agenda géopolitique du « monde libre » demeure irréductiblement anti-russe. En un sens, les russophobes d’aujourd’hui pensent comme le général de Gaulle, qui décelait la permanence de la nation russe sous le vernis soviétique. Mais ces obsédés de l’ogre moscovite en tirent des conclusions diamétralement opposées.Visionnaire, farouchement attaché à l’idée nationale, le fondateur de la Ve République trouvait dans cette permanence une bonne raison de dialoguer avec Moscou.
Les russophobes contemporains, au contraire, y voient le prétexte d’un affrontement sans fin.
De Gaulle voulait dépasser la logique des blocs en apaisant les tensions avec la Russie, tandis qu’ils entretiennent ces tensions afin de souder dans la haine anti-russe le bloc occidental.
Le discours dominant en Occident durant la première « guerre froide » (1945-1990) ne cessait d’attribuer la responsabilité du conflit à l’expansionnisme soviétique et à l’idéologie communiste.
Mais si la guerre froide continue, c’est la preuve qu’un tel discours était mensonger. Si le communisme était responsable de la guerre froide, l’effondrement du système soviétique aurait sonné le glas de cet affrontement, et le monde aurait tourné la page d’un conflit qu’on attribuait à l’incompatibilité entre les deux systèmes. Il n’en est rien. La Russie n’est plus communiste, et l’Occident vassalisé par Washington l’accuse quand même des pires horreurs. Une renaissance de l’hystérie anti-moscovite d’autant plus significative qu’elle succède à une décennie dont la tonalité géopolitique était fort différente. Fini, le temps où la Russie déliquescente de Boris Eltsine (1991-2000) avait les faveurs du « monde libre ». Soumise à la «thérapie de choc» libérale, elle s’était placée dans l’orbite occidentale. L’espérance de vie de la population régressa de dix années, mais ce détail importait peu. La Russie rejoignait le monde merveilleux de l’économie de marché et de la démocratie à l’occidentale. Son équipe dirigeante, elle, touchait les dividendes d’une reddition qui lui valait son adoption par l’Occident.
Malheureusement pour ce dernier, cette lune de miel a pris fin au début des années 2000. Car la Russie a redressé la tête. Elle n’a pas renoué avec le socialisme, mais restauré l’État. Elle a repris le contrôle des secteurs-clé de son économie – notamment dans l’énergie – que lorgnaient avec gourmandise les requins de la finance mondialisée. Le discours russophobe, malheureusement, n’est pas seulement un discours. Les actes ont suivi. Depuis le début des années 2000, Washington organise une confrontation avec Moscou qui se déploie sur trois fronts. Complexe militaro-industriel oblige, c’est d’abord sur le terrain de la course aux armements que Washington a déclenché les hostilités. En 1947, les USA voulaient « contenir » le communisme en enserrant l’URSS dans un réseau d’alliances militaires prétendument défensives. Dans les années quatre-vingt-dix, l’URSS n’existe plus.
Pourtant, la politique des États-Unis est toujours la même, et l’Alliance atlantique survit miraculeusement à la menace qu’elle était censée conjurer. Pire, Washington élargit unilatéralement l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, violant l’engagement pris auprès de Mikhaïl Gorbatchev qui accepta la réunification de l’Allemagne en échange d’une promesse de non-extension de l’Alliance atlantique dans l’ex-glacis soviétique.

Cette offensive géopolitique de l’OTAN avait évidemment un corollaire militaire. Ce fut d’abord l’installation, chez les nouveaux États-membres d’Europe orientale, d’un bouclier antimissile américain. Impensable au temps de l’URSS, ce dispositif fait peser sur Moscou la menace d’une première frappe et rend caduc tout accord de désarmement nucléaire. Ce fut ensuite la multiplication des manœuvres militaires conjointes aux frontières occidentales de la Fédération de Russie, de la Baltique à la mer Noire. Sans oublier, bien entendu, la toile de fond de cette démonstration de force : colossal, le budget militaire américain représente la moitié des dépenses militaires mondiales, crevant en 2021 le plafond des 780 milliards de dollars.
En augmentation constante, il équivaut à neuf fois celui de la Russie (13 fois si l’on tient compte du budget militaire de l’OTAN). Au demeurant, l’essentiel des dépenses nouvelles accroît la capacité de projection des forces et n’a aucun caractère défensif, conformément à la doctrine de «l’attaque préemptive» fixée par les néoconservateurs depuis 2002. Dans ce domaine, rien n’arrête le progrès, et Donald Trump a annoncé, en juillet 2018, qu’il créerait une « force spatiale » distincte de l’US Air Force pour éviter que les Russes et les Chinois ne dominent ce nouveau théâtre d’opérations.
Après la course aux armements, la déstabilisation de « l’étranger proche » fut le deuxième front ouvert par les États-Unis et leurs vassaux contre Moscou.
En fomentant un coup d’État en Ukraine (février 2014), ils entendaient détacher ce pays de son puissant voisin afin d’isoler davantage la Russie, dans la foulée des « révolutions colorées » qui se déroulèrent en Europe orientale et dans le Caucase. Depuis 2014, l’Ukraine est donc en proie à une crise intérieure gravissime. Le coup d’État a porté au pouvoir une clique ultra-nationaliste dont la politique a humilié la population russophone des régions orientales. Cette provocation délibérée des autorités usurpatrices de Kiev, soutenues par des groupes néo-nazis, a poussé les patriotes du Donbass à la résistance et à la sécession. Mais aucun char russe ne foule le territoire ukrainien, et Moscou a toujours privilégié une solution négociée de type fédéral. L’OTAN stigmatise et sanctionne la Russie pour sa politique à l’égard de l’Ukraine, alors que la seule armée qui tue des Ukrainiens est celle de Kiev, portée à bout de bras par les puissances occidentales. Dans cet « étranger proche », il est clair que c’est l’Occident qui défie outrageusement la Russie à ses frontières, et non l’inverse.
(A suivre …)
Bruno Guigue