Les romancières, de l’ombre à la lumière

Foire internationale du livre de Guadalajara

Avec le Pérou à l’honneur, des centaines de professionnels du livre sont attendus dans la deuxième ville du Mexique jusqu’au 5 décembre pour l’un des grands rendez-vous de l’achat/vente de droits éditoriaux, après Francfort.
«Nous avons des maisons d’édition venues de 48 pays différents, d’Amérique latine, d’Europe, de Taïwan, de Corée du Sud», souligne la directrice de la FIL, Marisol Schulz, selon qui Guadalajara n’attend «que» 225 000 visiteurs sur neuf jours contre 828 000 en 2019, en raison des restrictions sanitaires.
Suspendue l’année dernière pour cause de pandémie, la «FIL» va récompenser l’Uruguayenne Fernanda Trias d’un prix Sor Juana Inés de la Cruz pour son roman Mugre Rosa.
Dans son roman, traduit en français, La ville invincible (Héliotropismes), Trias retrace une cartographie intime de Buenos Aires au carrefour de la fiction et de l’autobiographie, où elle croise «des déracinés pour qui la conquête d’un nouvel espace et d’un cercle d’amis sont des conditions de survie».
Fernanda Trias incarne l’essor d’une littérature qui s’écrit de plus en plus au féminin en Amérique latine, avec six autres auteures repérées par le réseau de l’AFP : Claudia Piñeiro (Argentine), Alejandra Costamagna (Chili), María Fernanda Ampuero (Equateur), Karina Pacheco (Perou), Djamila Ribeiro (Brésil) et Guadalupe Nettel (Mexique).
Longtemps, les femmes ont publié dans l’ombre des géants du continent, leur réalisme magique ou leurs engagements politiques : Gabriel Garcia Marquez, Mario Vargas Llosa, Octavio Paz, Pablo Neruda (pour ne citer que des prix Nobel, auxquels il faut ajouter, il est vrai, la poétesse chilienne Gabriela Mistral, lauréate en 1945).
Une exposition dans l’enceinte de la FIL à Guadalajara rend d’ailleurs hommage aux romancières péruviennes qui ont publié à Lima, dans les convulsions des années 90 (terrorisme, hyperinflation, coup de force du président Fujimori en 1992, prise d’otages à l’ambassade du Japon en 1997), sans jamais atteindre un centième de la notoriété de Vargas Llosa, tout nouveau membre de l’Académie française.
«Comme dans beaucoup d’expressions culturelles, les femmes ont été réduites à l’invisibilité pendant longtemps», affirme à l’AFP la nouvelle ministre de la Culture du Pérou, Gisela Ortiz Perea, qui salue l’avènement d’«une narration féministe». «C’est un espace qui est en train de s’ouvrir.»
Dans la force de l’âge (entre 40 et 60 ans), les romancières latino-américaines savent s’organiser et «réseauter». Quatre d’entre-elles (Nettel, Trias, Costamagna et Pacheco) ont recours aux services d’Ident Literary, une agence littéraire new-yorkaise qui représente des auteurs hispano, anglo et lusophones dans le monde entier.
Sur le fond des contenus, le succès des femmes peut s’expliquer par le fait que les lecteurs s’intéressent davantage «aux minorités, aux histoires bien plus intimes», d’après la Mexicaine Guadalupe Nettel.
«Et les femmes ont toujours été les grandes narratrices de la vie quotidienne, de la vie intérieure», ajoute l’écrivaine dont le récit Le corps où je suis née (traduit en français chez Actes Sud) plonge dans les affres du roman d’éducation et de la chronique familiale. Existe-t-il une thématique commune parmi les femmes latino-américaines ? L’Équatorienne Maria Fernanda Ampuero, installée à Madrid, évoque la violence, la peur, les victimes. Démystifier la maternité et affronter «les différentes formes de violences dont souffrent le corps des femmes» est un thème «inévitable parce qu’il te marque dès la naissance», affirme l’Uruguayenne Trias.
La philosophe brésilienne Djamila Ribeiro s’inscrit, elle, dans le courant plus large des «luttes intersectionnelles» avec son Petit manuel antiraciste et féministe traduit en français.
Des auteures rejettent bien entendu la figure journalistique d’un «boom» des romancières latino-américaines, un concept «commercial», d’après l’Argentine Claudia Pineiro. La Chilienne Alejandra Costamagna préfère parler d’un «moment historique» après une longue lutte pour la reconnaissance des femmes.
La Péruvienne Karina Pacheco salue une «merveilleuse libération des voix» qui balaie le préjugé selon lequel «une femme ne pouvait pas écrire aussi bien qu’un homme».
«Je suis sûr qu’après avoir été réduites au silence pendant des siècles, les femmes ont des choses intéressantes à dire et moi je veux les écouter», conclut Trias.
R. C.