Décadence, colonialisme et colonisabilité

Société et décolonisation

Malek Bennabi a vu le jour dans un monde musulman en décadence et un pays, l’Algérie, colonisé. L’enfant grandit dans une société bigarrée, et très tôt ce décor fait d’ombres et de clairs frappe son esprit.

D’un côté, une communauté dont tous les aspects évoquent la décadence, de l’autre, une civilisation conquérante dont il ne sait rien mais qui le fascine dès le premier contact. D’année en année, l’adolescent assiste à la mise en place de l’ordre colonial sur les décombres des structures sociales de son pays. Il en tire le sentiment qu’il vit une période de mutation, et qu’il est le témoin du passage d’un monde à un autre.
La comparaison des deux sociétés régies par des valeurs différentes, le contenu des deux enseignements aux antipodes l’un de l’autre qu’il reçoit à l’école puis à la medersa, les lectures qui apportent les premières réponses à des interrogations brûlantes, tout cela fixe dans son esprit les centres d’intérêt qui vont déterminer sa vocation intellectuelle.
Tout au long de ses années d’édification, il prend la mesure du déclin de la vieille culture arabo-berbère. Cette société traditionnelle qui avait perdu, depuis la chute de l’Empire almohade, ses capacités de développement était en somme devenue « colonisable ».
Avant la conquête de l’Algérie, les villes du nord étaient occupées par des oligarchies ottomanes auxquelles s’étaient mélangées une minorité de « Kouloughlis », et une frange de commerçants et d’artisans employant une main-d’œuvre misérable. Le reste de la population, c’est-à-dire la majorité, vivait à l’intérieur du pays, dans les montagnes, sur les Hauts-plateaux ou dans le Sahara. L’avènement de la colonisation allait progressivement démanteler ce cadre de vie et dégrader encore davantage la situation de cet ensemble humain sans liens sociologiques ou politiques.
Bennabi donne un nom à cette communauté, la société post-almohadienne, et à l’homme qui l’incarne celui de « post-almohadien » et écrit : « La société post-almohadienne a créé l’être amibien qui végète, pousse un pseudopode vers une proie facile et la digère tranquillement. Le hasard lui tend d’autres proies et satisfait ainsi ses modestes besoins. L’homme post-almohadien a végété de cette façon durant des siècles et n’a compté que sur la providence pour le nourrir. Mais la colonisation est venue et tout ce qui était mangeable fut raflé » (« Vocation de l’islam »).
En 1830, Alger est tombée entre les mains des Français, après trois semaines de combats seulement. Les autres villes seront prises l’une après l’autre, en dépit, ici ou là, de vaillantes résistances.
Dans « Les conditions de la renaissance », il résume cette période pathétique où un peuple vivant d’une vie qui ne diffère pas notablement de l’ère du néolithique se trouve pris dans un cyclone venu d’un autre monde, un monde qui s’industrialise et s’étend là où il le peut, implantant sa culture comme on implante un drapeau sur une position conquise : « En 1830, l’heure du crépuscule avait déjà sonné depuis longtemps en Algérie. Dès que cette heure-là sonne, un peuple n’a plus d’histoire. Les peuples qui dorment n’ont pas d’histoire, mais des cauchemars ou des rêves où passent des figures prestigieuses de tyrans ou de héros légendaires. Quand le palefroi blanc d’Abdelkader zébra notre horizon de sa cavalcade fantastique, minuit avait déjà sonné depuis longtemps. Et la silhouette épique du héros légendaire aussitôt s’évanouit comme un rêve sur lequel se referme le sommeil ».
Ses nombreuses lectures, mais en particulier celle d’Ibn Khaldoun, de Abdou et d’al-Kawakibi lui font découvrir la thématique de la décadence. Ainsi, ce n’est pas seulement son pays mais tout le monde de l’islam qui se trouve dans l’ornière et cherche une issue à travers les premières tentatives de réforme auxquelles appellent ces deux derniers.
Son champ de vision s’en élargit, son regard s’étend maintenant à l’ensemble du monde musulman. Il comprend que le drame algérien n’est qu’une partie d’un drame plus vaste, celui de la civilisation arabo-musulmane, et qu’il s’agit moins d’un problème politique que d’un problème sociologique : « Le problème musulman est un, non pas dans ses variantes d’ordre politique ou même ethnique, mais quant à l’essentiel, c’est-à-dire dans l’ordre social… » (« Vocation de l’islam »). Il approfondit l’idée dans « Idée d’un Commonwealth islamique » où il note : « Treize siècles d’histoire ont façonné un type social musulman qui agit et pense selon des modalités dont on remarque les traits communs de Tanger à Djakarta… On comprendra un peu mieux de cette manière le paradoxe qui apparaît dans le fait que le citoyen de Java et le citoyen de Marrakech vivent aujourd’hui sur le même axe géopolitique qui va de Tanger à Djakarta, et soient si différents du type social qui vit sur l’axe Washington-Moscou. C’est ainsi qu’il y a entre eux un commun dénominateur qui ne provient ni du climat, ni du sol de leurs pays respectifs, mais d’une certaine hérédité qu’ils doivent à la société post-almohadienne qui leur avait légué pas mal d’éléments négatifs que j’ai catalogués sous l’étiquette de colonisabilité ».
Il ajoutera encore dans « Perspectives algériennes » : « Les causes qui ont agi depuis des siècles sur la situation des pays musulmans ne se sont pas formées à l’intérieur des frontières nationales d’un pays, mais dans l’espace embrassé par l’aire de la civilisation musulmane ».
Il va ainsi vivre à cheval sur deux sociétés, l’une développée, l’autre sous-développée, et observer ici l’imprécision, l’inefficacité, le laisser-aller, le gaspillage, et là la précision, l’organisation, le travail, l’épargne… Il baigne dans les deux cultures, celle qui produit les dispositions au développement, et celle qui produit les conditions psycho-sociologiques du sous-développement.
C’est à cette époque certainement qu’il prend connaissance, parmi les nombreux livres qu’il lit à la bibliothèque Sainte-Geneviève, de l’ouvrage d’Oswald Spengler, « Le déclin de l’Occident », qui a provoqué à sa parution une forte émotion dans les milieux de la pensée en Europe et dont la traduction de l’allemand au français a été l’œuvre d’un Algérien, Mohand Tazerout .
Il découvre dans le même temps les ouvrages de Toynbee qui, à partir de l’approche toute fraîche de Spengler, dresse dans sa monumentale « Etude de l’histoire » une impressionnante fresque présentant les « unités historiques » que sont les civilisations presque comme des organismes vivants. Bennabi se familiarise avec ces spéculations et, les rabattant sur le cas musulman, est progressivement amené à développer sa propre conception. C’est en cherchant à traduire l’idée de décadence dans le langage politique qu’il invente la notion de « colonisabilité », dans laquelle il voit le trait d’union entre la décadence et la colonisation.
Il pense que le commun dénominateur entre les états induits par l’une et l’autre est « l’homme post-almohadien qui a succédé à l’homme de la civilisation musulmane et qui portait en lui tous les germes d’où allaient surgir successivement et sporadiquement tous les problèmes désormais posés au monde musulman… Sous quelque aspect qu’il subsiste – pacha, faux « alem », faux intellectuel ou mendiant – cet homme est la donnée essentielle de tous les problèmes du monde musulman depuis le déclin de sa civilisation… Il est l’incarnation de la colonisabilité, le visage typique de l’ère coloniale, le clown auquel le colonisateur fait jouer le rôle d’« indigène » et qui peut accepter tous les rôles, même celui d’ « empereur », si la situation l’exige » (« Vocation de l’islam »).
La « colonisabilité » est une sorte de cause inhibitrice générale qui naît et se développe dans l’esprit décadent. C’est un état d’incapacité à se gérer collectivement qui se traduit par une déliquescence générale, une psychologie de la résignation, une distension du réseau des relations sociales et une désarticulation morale et idéologique. Les gens, n’ayant plus de buts communs et de projets collectifs, se dispersent et s’atomisent. Quand il existe, le pouvoir s’occupe de durer tandis que les individus se laissent vivre, indifférents au lendemain, jusqu’à ce que survienne une invasion étrangère.
Ainsi, la « colonisabilité » n’est pas une conséquence de la colonisation, mais la cause qui l’engendre. Elle n’est pas le résultat défavorable d’un rapport de forces, mais le terme d’un processus de désagrégation antérieur. Certes, une civilisation ou une nation peut être battue militairement par plus puissant qu’elle, mais tant qu’il subsiste entre ses membres un sentiment d’unité, un esprit collectif, un « désir de vivre ensemble », elle ne saurait se résigner au fait accompli. Le facteur militaire n’est lui-même que le résultat du dynamisme économique et de l’activité scientifique qui conduit aux inventions et aux innovations.

Par Nour-Eddine Boukrouh
A suivre …