Décadence, colonialisme et colonisabilité

Bennabi s’explique à fond sur cette notion dans « Vocation de l’islam » :

« Il y a un processus historique qu’il ne faut pas négliger sous peine de perdre de vue l’essence des choses, de ne voir que leurs apparences. Ce processus ne commence pas par la colonisation, mais par la colonisabilité qui la provoque. D’ailleurs, dans une certaine mesure, la colonisation est l’effet le plus heureux de la colonisabilité parce qu’elle inverse l’évolution sociale qui a engendré l’être colonisable : celui-ci ne prend conscience de sa colonisabilité qu’une fois colonisé. Il se trouve alors dans l’obligation de se « désindigéniser », de devenir incolonisable, et c’est en ce sens qu’on peut comprendre la colonisation comme une « nécessité historique ». Il faut faire ici une distinction fondamentale entre un pays simplement conquis ou occupé, et un pays colonisé. Dans l’un, il y a une synthèse préexistante de l’homme, du sol et du temps qui implique un individu incolonisable.
Dans l’autre, toutes les conditions sociales existantes traduisent la colonisabilité de l’individu : dans ce dernier cas, une occupation étrangère devient fatalement une colonisation. Rome n’avait pas colonisé mais conquis la Grèce. L’Angleterre, qui a colonisé 400 millions d’Hindous parce qu’ils étaient colonisables, n’a pas colonisé l’Irlande, soumise mais irrédentiste. En revanche, le Yémen qui n’a jamais cessé d’être indépendant n’en a tiré aucun profit parce qu’il était colonisable, c’est-à-dire inapte à tout effort social. D’ailleurs, ce pays ne doit qu’au simple hasard des conjonctures internationales d’avoir conservé son indépendance. Le Maroc, bien qu’indépendant jusqu’en 1912, n’avait pas tiré profit de l’expérience de l’Algérie colonisée à ses propres frontières depuis un siècle.
L’histoire du monde musulman, depuis plus d’un demi-siècle, n’est que le développement historique de cette contradiction introduite par le colonialisme dans l’état de choses qui caractérisa la colonisabilité. Il y a donc un aspect positif de la colonisation en ce qu’elle libère des potentialités longtemps demeurées inertes.
Bien qu’elle constitue d’autre part un facteur négatif, puisqu’elle tend à détruire ces mêmes potentialités en appliquant à l’individu « le coefficient colonisateur », un fait est significatif : l’histoire n’a jamais enregistré la pérennité du fait colonial, les forces essentielles de l’homme surmontant finalement toutes les contradictions. Le colonisateur ne vient pas naturellement “promouvoir”, il vient paralyser, comme l’araignée paralyse la victime prise dans son filet. Mais, en fin de compte, il change si radicalement les conditions de vie de l’être colonisé que, par cela même, il transforme son âme. Il est donc fondamental quand on examine la situation dans un pays colonisé, de ne pas omettre de considérer tour à tour ces deux notions concourantes, mais absolument distinctes : la colonisation et la colonisabilité. La seule manière de définir techniquement les causes d’inhibition est de déterminer dans quelle mesure elles relèvent de la colonisation ou de la colonisabilité. Malheureusement, cette façon de tronquer le problème se déguise en général sous le masque du patriotisme, d’un patriotisme loquace et vain. N’est-ce-pas, cependant, le meilleur moyen de servir le colonialisme que de faire durer encore des carences, des paralysies et des abcès qui constituaient, depuis trois ou quatre siècles déjà, les signes évidents d’une société en état de pré-colonisation ? Une conclusion logique et pragmatique s’impose donc, c’est que, pour se libérer d’un effet, le colonialisme, il faut se libérer d’abord de sa cause, la colonisabilité ».
C’est comme s’il était venu leur dire : «Vous êtes doublement coupables, d’être colonisés et d’être colonisables. Ceux à qui s’adressait cette audacieuse mise au point la reçurent comme un blanchiment du colonialisme».
Mais, passé les premières réactions et les récriminations contre lui, son analyse produisit l’effet d’un coup de fouet sur les consciences car elle était aussi un appel indirect à l’acte de libération. C’était comme s’il leur avait lancé un défi : « Prouvez à vous-mêmes que vous n’êtes pas colonisables ! ». Et les Algériens le prouveront quelques années plus tard de la plus belle façon. Il a suffi de la détermination de quelques dizaines d’hommes pour que le processus de libération dans lequel tout le monde allait s’impliquer s’engageât. Huit ans après, le colonialisme disparaissait de l’Algérie. Mais est-ce que la colonisabilité disparut pour autant avec lui ? Une année après l’indépendance, une conférencière (il ne la nomme pas) lui reproche d’avoir fait, avec la notion de « colonisabilité », une « concession au colonialisme ». Le fait lui inspire cette note datée du 03 septembre 1963 : « Aujourd’hui, nous avons cessé d’être colonisés. Mais avons-nous cessé pour autant d’être colonisables ? Je ne saurai l’affirmer. Et je dois dire que les années passées en Orient n’ont fait que renforcer dans mon esprit la notion de colonisabilité qui, au contact de la réalité sociale de ces pays, m’est apparue valable pour ces pays même s’ils n’ont pas connu la colonisation sous ses formes classiques ».
Si Bennabi a créé le concept de « colonisabilité », la thèse qu’il recouvre n’est pas nouvelle. Depuis l’adage universel selon lequel « l’union fait la force » aux constats des historiens qui se sont penchés sur la chute des empires et l’étude du déclin des civilisations, tout le monde convient qu’une nation n’est pas tant défaite par des agressions extérieures que par la perte de sa cohésion interne (luttes intestines, schismes religieux, disparition de l’esprit collectif, cassure de l’unité nationale…).
Lorsque les liens qui unissent les membres d’une communauté se relâchent, ceux-ci perdent le sens collectif et se démobilisent des tâches d’intérêt général. Là où le sens collectif existe, il est possible de parler de nation, d’opinion publique, de majorité silencieuse, de gouvernement du peuple et de démocratie. Mais là où il n’existe pas, il est impossible de parler d’Etat, de société ou de dynamique de développement.
Bennabi écrit dans « Naissance d’une société » : « Quand une société évolue d’une manière quelconque, cette évolution est marquée quantitativement et qualitativement dans son réseau de relations sociales. Quand ce réseau se distend et devient impropre à soutenir efficacement une action concertée, c’est le signe que la société est malade et va à sa fin. Quand il se disloque définitivement, la société est abolie et n’est plus qu’un souvenir enfoui dans les livres d’histoire. Et sa fin peut même coïncider avec une pléthore de personnes et de biens, c’est-à-dire de personnes, d’idées et de choses, comme c’était le cas de la société musulmane en Orient à la fin de l’époque abbaside et au Maghreb à la fin de l’époque almohade. Quand le puissant empire d’Assur disparaît au V° siècle avant J.C, ce fait historique n’est pas imputable à la fortune de la guerre, mais à la désintégration de la société que cet empire représente et qui devient brusquement incapable d’une action concertée. Son réseau de liaisons disloqué ne lui permit pas de conserver le puissant empire d’Assurbaniparl ».
Par ce concept Bennabi a donc surtout voulu désigner un état des relations sociales, une qualité des rapports entre les individus et entre ceux-ci et leurs institutions, une pathologie sociale qui empêche toute dynamique sociale. Beaucoup de peuples qui se sont libérés du colonialisme au cours du dernier siècle ont vu leur état empirer et eux régresser, revenir à l’anarchie, à la guerre civile et aux querelles tribales. Il n’y a pas de corrélation entre les vertus patriotiques et la notion de civilisation, comme il y a une différence énorme entre l’héroïsme des individus et leur aptitude à mettre en place une société et un Etat qui fonctionnent et durent. Une société peut paraître encore prospère, mais elle est déjà malade quand son « réseau des relations sociales » est atteint, à la manière dont le virus HIV atteint le système immunitaire de l’homme apparemment en bonne santé.
La maladie sociale ne frappe pas les personnes mais les rapports qui les lient : le « moi » des individus s’hypertrophie et l’individualisme se retourne contre le corps social. Les gens deviennent réfractaires à la règle, à la loi, à la « contrainte sociale ». Ils se comportent sans égard pour le bien public ou l’intérêt commun, chacun s’efforçant d’arracher ce qu’il peut à la collectivité : « l’action concertée » devient difficile ou impossible.
Il écrit dans « Naissance d’une société » : « Quand on étudie les maladies d’une société sous divers aspects – économique, politique, technique – on étudie en fait les maladies du « moi » dans cette société, maladies qui se traduisent en inefficacité de son réseau social. Et quand on oublie ou qu’on néglige cette considération d’ordre psychologique, on juge de l’apparence des choses au lieu de juger de leur essence. On cherchera par exemple à appliquer dans le domaine économique des solutions techniques suggérées par des spécialistes européens ; mais ce sont des solutions parfois inefficaces dans les pays afro-asiatiques parce qu’elles ne correspondent pas aux données du « moi » dans ces pays ».
Le réformateur syrien Abderrahman al-Kawakibi a effleuré la notion de «colonisabilité» dans la conclusion de son second livre, «Les caractères du despotisme», où il écrit : « Si une nation ne sait pas mener à bien ses affaires politiques, Dieu la soumet à l’autorité d’une autre nation, comme le font les législateurs qui placent un tuteur au-dessus du mineur ou du faible d’esprit. Ainsi, Dieu n’opprime pas les hommes, mais les hommes s’oppriment eux-mêmes ».
Dans son autre livre, « Oum al-Qora », il fait dire à l’un de ses personnages : « Les musulmans considèrent leur passage sous l’autorité d’autres peuples comme le résultat d’une sentence de Dieu, car ils obéissent à Sa parole : (« Ces jours, nous les ferons se succéder en opérant des changements entre les hommes qui dirigent », Coran, 3-140) ». Dans le même livre, al-Kawakibi cite un alem, Rida-Eddin Ibn Ta’us qui, lors de l’entrée du chef mongol Hulagu à Baghdad en 1258, rend une fetwa selon laquelle « le souverain infidèle mais juste est préférable au souverain musulman mais injuste », parole qui connaîtra un grand succès et sera adoptée par le discours réformateur.
Le poète persan Jami‘ dira pour sa part : « La justice sans religion vaut mieux pour l’ordre de l’univers que la tyrannie d’un prince dévot ». Il faut noter aussi un hadith (en fait une parole attribuée à Ibn Taymiya) allant dans le même sens que cite Bennabi dans son œuvre : «Le pouvoir même des incroyants peut durer s’il est juste, mais le pouvoir des croyants périt sûrement s’il est injuste ».
Le débat sur la « colonisabilité » ne semble pas clos au regard de la situation actuelle du monde arabe, et il a même été réouvert à la faveur de l’occupation de l’Irak par les forces anglo-américaines, en avril 2003.
C’est ainsi qu’en réponse à l’intellectuel palestino-américain Edward Saïd qui avait dénoncé l’occupation de l’Irak, un intellectuel arabe, Khalid Kishtaini, publie un article dans « Asharq al-Awsat » où on peut lire : « Tous les sondages montrent qu’une majorité d’Irakiens approuvent la guerre, l’occupation et l’administration occidentale, et souhaitent leur maintien dans le pays. »
Il s’interroge sur le bilan du monde arabe après un demi-siècle d’indépendance et conclut à une régression : « La raison est que nous nous sommes libérés de la tutelle occidentale et que nous sommes retournés à nos racines sous-développées…. Je suis parvenu à la triste certitude que nous ne pourrons pas seuls reprendre le train de l’évolution là où nous l’avons laissé dans les années 1940, afin de nous hisser au niveau des nations en voie de développement. Nous n’y parviendrons pas sans un élément exogène qui puisse nous emmener, voire nous conduire, sur cette voie. Sans cet élément étranger occidental, les Irakiens n’auraient pas pu se débarrasser du régime de Saddam Hussein ». On peut rapprocher ces propos des déclarations faites à l’occasion de la célébration en 1930 du centenaire de la colonisation en Algérie par certains notables locaux : – « Nous avons le droit de nous réjouir maintenant et louer Allah d’avoir appelé sur nous le bonheur en nous envoyant ces hommes, aujourd’hui nos amis, nos frères, qui vinrent nous délivrer de l’ignorance le 14 juin 1830, date merveilleuse » (Hadj Hamou, enseignant).– « Si les Arabes avaient connu les Français en 1830, ils auraient chargé leurs fusils avec des fleurs » (Bachagha Bouaziz Bengana).

Par Nour-Eddine Boukrouh
Suite et fin