Une histoire des Juifs, avant et après le décret Crémieux (II)

Algérie

« L’Algérie ne me doit rien, mais moi je dois à l’Algérie. Je dois d’y être né, d’un père d’Aïn-Beïda, d’un grand-père et de toute une lignée venue de la Basse-Casbah. Je dois à l’Algérie d’avoir vécu de soleil, d’avoir été nourri de son amour pudique et braillard, excessif et profond, ensemencé des cris de la rue, où j’ai appris la vie, la lutte, la fraternité».

Les députés de Paris s’autoproclament « gouvernement de la Défense nationale ». Ils s’emploient aussitôt à élargir leur base, exclusivement parisienne, pour se faire reconnaître de la province et des colonies, dont l’Algérie, où les colons farouchement antimilitaristes voient dans le désastre l’occasion de se débarrasser du «régime du sabre». Adolphe Crémieux a su profiter de la chute de Napoléon III, en vue d’accomplir l’idéal de toute une vie : reconnaître aux «indigènes israélites d’Algérie» la nationalité française.

Isaac Jacob Adolphe Crémieux
et le décret qui porte son nom
Le 24 octobre 1870, à Tours, le gouvernement adopta neuf décrets qui instituèrent le régime civil réclamé par les insurgés d’Alger. Le septième décret accorda la citoyenneté française aux 37 000 juifs d’Algérie (…) Naturellement ce décret, pris en catimini, ne passa pas.» « (…) L’agitation inquiète le ministère de l’Intérieur qui a la tutelle de la colonie. Le 21 juillet 1871, le ministre dépose un projet de loi abrogeant le décret Crémieux. (…) . Crémieux conduit une délégation de rabbins venus d’Algérie faire part au chef de l’État, Alphonse Thiers, de leur opposition à sa remise en cause (…) L’affaire est «pliée». Le décret Crémieux, également signé par Léon Gambetta et deux autres ministres, était la réponse : « Les israélites indigènes des départements d’Algérie sont déclarés citoyens français. En conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française… ».
Cette fois, le parallélisme entre juifs et musulmans fut rompu : tous étaient Français, mais seuls les premiers étaient considérés comme des citoyens à part entière, sans avoir besoin de remplir la moindre démarche. Ils disposaient, par exemple, du droit de vote. (…) On raconte aussi que le banquier Alphonse de Rothschild pesa dans le même sens et que la Troisième République naissante, qui devait au jeune empire d’Allemagne une indemnité de guerre de cinq milliards de francs, ne pouvait négliger l’avis de son principal financier.

Le Code de l’indigénat
pour les sujets indigènes
On peut comprendre le désir irrépressible des indigènes juifs à sortir de la condition d’indigènes, qui sera codifiée quelques années plus tard, après le décret Crémieux : « Une liste de 27 infractions spécifiques à l’indigénat a été établie en 1874. Augmentée en 1876 et 1877, elle comporte en 1881, par exemple, les infractions suivantes : réunion sans autorisation, départ du territoire de la commune sans permis de voyage, acte irrespectueux, propos offensant vis-à-vis d’un agent de l’autorité même en dehors de ses fonctions… Outre la séquestre, l’indigène peut être puni d’une amende ou d’une peine d’internement. A ces peines individuelles, peuvent s’ajouter des amendes collectives infligées aux tribus ou aux douars, dans le cas d’incendies de forêts.» Ce sera la réponse puissante et indirecte du colonat français aux promesses que fit Napoléon III aux indigènes, avec l’utopie du royaume arabe, lors de son voyage en Algérie. L’ordre colonial devait durer près d’un siècle.

Le régime de Vichy
Bien plus tard, sous le régime de Vichy en 1940, l’extrême droite française revendiqua l’abrogation du décret Crémieux. Ainsi, en juin 1940, elle salua avec enthousiasme la Révolution nationale du Maréchal Pétain, faisant acte d’allégeance envers les Allemands, les assurant d’une collaboration pleine et entière. Jacques Soustelle, parlant de cette époque de Vichy, écrit : « Pour bien des Français d’Afrique du Nord, si la Révolution nationale n’avait pas existé, il eût fallu l’inventer… Nulle part en France ni dans l’Empire on ne vit [la propagande du Maréchal] s’étaler avec autant d’indécence : énormes slogans barbouillant les murs, gigantesques portraits du bon dictateur.» Pour Alain Constant, ce documentaire, inspiré du livre de Jacques Attali, « l’Année des dupes. Alger 1943 » (Fayard, 2019), dévoile un épisode douloureux et complexe de l’histoire de France. Un épisode qui résonne avec le présent, après les polémiques réactivées par Eric Zemmour. On y découvre comment, entre l’été 1940 et l’été 1943, les juifs et les musulmans d’Algérie subirent de terribles discriminations et persécutions de la part d’un régime à la fois farouchement antisémite et partisan d’un empire colonial autoritaire. De fait, en perdant la nationalité et en redevenant «indigènes», les juifs perdirent le droit d’exercer dans la fonction publique, l’armée, la presse, le cinéma, ainsi que leurs biens, leur progéniture se voyant privée de scolarité. Ce qui provoquera de profonds traumatismes, encore palpables chez les témoins, qui n’étaient alors que des enfants.Contrairement à ce qui est affirmé dans le documentaire, la stratégie pétainiste ne visait pas à diviser les juifs et les musulmans d’Algérie. Ces derniers étaient tout en bas de l’échelle et n’attendaient rien d’un pouvoir qui avait instauré le Code de l’indigénat, auxquels échappèrent les juifs naturalisés. Il ne faut surtout pas embarquer les indigènes dans le problème franco-juif qui date de 1870 ! Les Algériens furent du bon côté de l’Histoire. Ils ont eu avec les Juifs un comportement digne, même après le décret Crémieux. Ils n’ont pas considéré le pétainisme comme une revanche, même si le décret Crémieux, qui permit aux Israélites indigènes d’acquérir d’office la nationalité française, suscita un fort ressentiment parmi eux. Les musulmans étaient administrés par le Code de l’indigénat, un régime juridique d’exception qui entra en vigueur dix ans après le décret Crémieux.

L’histoire des Juifs algériens
en terre d’Islam
Sans remonter jusqu’à la Genèse, après leur persécution, les tribus juives ont essaimé à partir de l’Egypte sur tout le littoral méditerranéen, à partir du VIIe siècle avant Jésus-Christ. Cette population juive, venue vraisemblablement par la mer, habitait le littoral libyen. Il y en avait une autre à l’intérieur du pays, berbère d’origine, qui, elle aussi, fut graduellement gagnée à la religion juive. D’autres Juifs arrivèrent de Palestine, fuyant devant l’empereur Titus, après la destruction du temple de Jérusalem en 70 avant Jésus-Christ. Selon le mot d’Olivier cité par Rinn : « les Juifs ne furent que les hôtes des Berbères, ils ne furent pas leurs aïeux». Durant la période de l’Âge d’or des Juifs en Andalousie, la tolérance à l’ombre de la civilisation islamique favorisa une symbiose salutaire, au coeur d’une société apaisée. Un bel exemple parmi tant d’autres nous est donné par le savant juif Maïmonide, dont l’ouvrage majeur « Le livre des égarés » (Dalil al Haïrine) fut écrit en arabe, la vulgate qui était alors enseignée dans les universités.
Avec les dégâts causés par la Reconquista et l’Inquisition, le Maghreb fut le lieu de refuge privilégié des musulmans et des juifs chassés d’Espagne. Les Israélites, tout en conservant leur religion, se sont fondus au milieu de la race du pays.
A part l’acquittement de redevances (le kharadj, impôt foncier, et la djéziah, impôt de capitation), les souverains musulmans firent preuve à leur égard d’une grande tolérance. Il y eut, comme l’écrit A. Dhina, parmi ces Juifs, des hommes pieux et des savants – c’est le cas du rabbin Raphaël Ephraïm Ankoa, à Tlemcen – qui continuent d’être consultés par les Juifs français lors de leur venue en pèlerinage. Les implantations les plus importantes des communautés juives se situent à Tlemcen, Constantine, Alger, Laghouat.
(A suivre)
Chems Eddine Chitour