Une histoire des Juifs, avant et après le décret Crémieux (II)

Algérie

« L’Algérie ne me doit rien, mais moi je dois à l’Algérie. Je dois d’y être né, d’un père d’Aïn-Beïda, d’un grand-père et de toute une lignée venue de la Basse-Casbah. Je dois à l’Algérie d’avoir vécu de soleil, d’avoir été nourri de son amour pudique et braillard, excessif et profond, ensemencé des cris de la rue, où j’ai appris la vie, la lutte, la fraternité».

Durant la Régence, à partir des années 1500, les Juifs purent vivre en bonne intelligence avec les musulmans. Il en sera de même pendant toute la période coloniale. Ainsi, Mostefa Lacheraf rapporte la bonne harmonie qui régnait entre les deux communautés, de 1920 à 1940, dans son petit village de Sidi Aïssa.
Il écrit notamment : «… Et puis l’école officielle du village de Sidi Aïssa était une école dite indigène où il n’y avait pas un seul élève européen, mais une grande majorité d’élèves musulmans en même temps qu’une douzaine de petits Israélites parlant l’arabe comme leur langue maternelle et fortement arabisés dans leurs genres de vie.» Eux et leurs familles appartenaient à la communauté juive du Sud algérien et portaient cinq ou six noms parmi ceux de l’ancienne diaspora andalouse judaïque réfugiée au Maghreb entre le XIVe et le XVIIe siècle. Peut-être que le mode religieux n’était pas, à l’époque, pour le «m’as-tu-vu» et le côté spectaculaire de la simple pratique, il n’existait ni mosquée officielle, ni église, ni synagogue édifiée en tant que telle. Femmes juives et femmes musulmanes se rendaient visite pendant les fêtes religieuses de l’une ou l’autre des communautés où elles habitaient côte à côte,… Je me rappelle encore ce que chantaient quelques femmes israélites venus offrir à ma mère du pain «azym» de la Pâque juive et entonnant sur le pas de la porte, en partant, un air célèbre d’origine andalouse. (…) Le chant nostalgique de l’«au revoir». (Abkaoue alakhir) Les relations entre les deux communautés allaient sans doute changer à l’avènement du sionisme agressif, militaire lors de la spoliation de la Palestine par le nouvel Etat d’Israël.

La considération des musulmans pour les juifs
Si nous voulons avoir une idée de la proximité et du compagnonnage des juifs et des musulmans en Algérie, le film « Les hommes libres », passé naturellement inaperçu, met en scène l’extraordinaire bravoure, encore trop largement méconnue, dont firent preuve les Algériens émigrés à Paris, pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils sauvèrent héroïquement des centaines de Juifs, et plusieurs d’entre eux rejoignirent les rangs de la Résistance.
Le cinéaste Ismaël Ferroukhi raconte comment les émigrés algériens, qui représentaient un sous prolétariat français, volèrent à la rescousse des Juifs, en les cachant au péril de leur vie. Kaddour Ben Ghabrit, le fondateur de la Grande Mosquée de Paris, la plus ancienne de France, fera de cette institution un haut lieu de résistance.
Les Algériens du FTP (Francs-tireurs partisans) avaient pour mission de secourir et protéger les parachutistes britanniques, mais aussi de porter assistance à des familles juives. Le tract, en tamazight, a été lu à voix haute devant des hommes dont la plupart étaient analphabètes.
Rédigé à Paris, en date du 16 juillet 1942, il exhortait à la protection des juifs : « Hier, à l’aube, les Juifs de Paris ont été arrêtés. Les vieux, les femmes et les enfants. En exil comme nous, travailleurs comme nous, ils sont nos frères. Leurs enfants sont comme nos propres enfants (ammarach nnagh). Celui qui rencontre un de ces enfants doit lui donner un abri et la protection aussi longtemps que le malheur- ou le chagrin- durera. Oh ! l’homme de mon pays, votre cœur est généreux».
On se souvient que les autorités coloniales en Algérie avaient choisi la collaboration, contrairement aux indigènes qui refusèrent de capituler devant le nazisme. Ce fut le cas notamment à Laghouat, où la population s’opposa à la demande des autorités de livrer les Juifs, contribuant ainsi à la protection de nombre d’entre eux.
Ainsi, Messali Hadj, le leader du courant indépendantiste, fera exclure du PPA les zélateurs d’une alliance avec les Allemands. Il sera emprisonné par le régime de Vichy en 1941. « En ôtant leurs droits aux Juifs, vous n’accordez aux musulmans aucun droit nouveau. L’égalité que vous venez de réaliser entre Juifs et musulmans est une égalité par le bas », écrivait-il en mars 1941.
Les Algériens disent qu’ils n’ont fait que leur devoir. Ils ne demandent aucune reconnaissance particulière, ni aux Juifs français et encore moins au musée Yad Vaschem pour les « Justes» en Israël.

Les Juifs algériens et la Révolution algérienne
Durant la guerre d’indépendance, les Algériens de confession juive ont été sollicités pour apporter leur aide à la Révolution. La lettre du FLN adressée, en 1956, aux Israélites, stipulait : « C’est parce que le FLN considère les Israélites algériens comme les fils de notre patrie qu’il espère que les dirigeants de la communauté juive auront la sagesse de contribuer à l’édification d’une Algérie libre et véritablement fraternelle». (…) Nous lisons aussi la lettre suivante qui rappelle la condition non enviable des Juifs en France : «Le Front de libération nationale (FLN), qui dirige depuis deux ans la révolution anticolonialiste pour la Libération nationale de l’Algérie, estime que le moment est venu où chaque Algérien d’origine israélite, à la lumière de sa propre expérience, doit sans aucune équivoque prendre partie dans cette grande bataille historique (…) La communauté israélite se doit de méditer sur la condition terrible que lui ont réservée Pétain et la grosse colonisation : privation de la nationalité française. Sans vouloir remonter bien loin dans l’Histoire, il nous semble malgré tout utile de rappeler l’époque où, en France, les Juifs, moins considérés que les animaux, n’avaient même pas le droit d’enterrer leurs morts intra muros. Exactement à la même époque, l’Algérie était le refuge et la terre de liberté pour tous les Israélites qui fuyaient les inhumaines persécutions de l’Inquisition. Exactement à la même époque, la communauté israélite avait la fierté d’offrir à sa patrie algérienne non seulement des poètes, des commerçants, des artistes, des juristes, mais aussi des consuls et des ministres. (…) Le FLN est convaincu que les responsables comprendront qu’il est de leur devoir et de l’intérêt bien compris de toute la communauté israélite de ne plus demeurer «au-dessus de la mêlée et de proclamer leur option pour la nationalité algérienne».
Si beaucoup d’Israélites firent le strict minimum en se contentant de «cotiser», certains Algériens juifs furent en revanche admirables, bravant les interdits, traversant les barrières invisibles des communautés. Les jeunes Algériens doivent savoir que Maurice Laban, né à Biskra, est mort les armes à la main, le 5 juin 1956, dans le commando où livra bataille jusqu’au sacrifice ultime un autre combattant chahid, l’aspirant Maillot.
Il en sera ainsi de Pierre Ghenassia, un Juif algérien de 17 ans : Quand l’Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema) déclenche, en mai 1956, une grève illimitée des cours, il déserte le lycée Bugeaud comme de nombreux jeunes qui iront grossir les maquis de l’ALN. C’est sans doute en novembre 1956 qu’il il rejoignit la Wilaya IV, où il remplit plusieurs fonctions, dont celle d’infirmier.

(A suivre)
Chems Eddine Chitour