L’émotion à géométrie variable

Monde

On s’émeut, depuis une semaine, du sort des civils ukrainiens alors qu’on ferme les yeux, depuis des décennies, sur le destin tragique de nombreux peuples opprimés à travers le monde. Comment, dans ces conditions, se prétendre universaliste et faire la leçon ? Il importe d’abord de condamner sans réserve l’invasion russe de l’Ukraine. L’intervention militaire de Poutine dans ce pays pour y décapiter un gouvernement démocratiquement élu n’appelle que colère et condamnation.
Reste que dans le fond, et à la lecture de l’histoire récente, difficile de ne pas donner raison au président russe, sur quelques points : d’abord il est légitime pour les Russes d’exiger une sécurité, « une profondeur stratégique», et donc d’avoir des pays voisins qui ne leur soient pas hostiles. Il est donc normal que l’élargissement de l’OTAN dans ces territoires frontaliers soient perçues comme une menace. Après la Roumanie et la Pologne, l’Ukraine était la ligne rouge. Et tout le monde le savait. On compte de plus 14 000 personnes massacrées dans le Donbass depuis 2014. Les Occidentaux ont fait preuve de lâcheté en fermant les yeux. Cela met au jour le deux-poids-deux-mesures de la France et de toute la communauté internationale qui s’émeuvent – et avec raison – de la mort de civils ukrainiens, mais qui font silence depuis de trop longues années sur le massacre et la torture qui sévissent ailleurs dans le monde. Cette émotion à géométrie variable nous renvoie fatalement à l’impunité sans égale dans le monde dont Israël bénéficie grâce au soutien inconditionnel des États-Unis depuis près de soixante ans ; à ses dizaines de transgressions de résolutions internationales ; aux poursuites engagées depuis mars 2021 par la Cour Pénale Internationale pour de présumés crimes de guerre commis dans les territoires palestiniens, territoires où sévit le crime d’apartheid selon l’ONG de défense des droits de l’homme Human Right Watch. Dans le pays des droits de l’homme, on dénonce les tentatives du « gouvernement turc de s’ingérer dans les histoires françaises et notamment religieuses » mais on se tait sur le cas d’Israël dont les cas d’ingérence manifeste se multiplient ces dernières années dans les affaires intérieures de notre pays sans la moindre protestation du gouvernement français. L’irruption systématique d’assauts inquisiteurs coordonnés entre le gouvernement israélien, son ambassade à Paris et l’organisation communautariste du CRIF est systématiquement suivie d’un silence approbateur. Pire, la moindre critique de la politique israélienne est la cible d’appels à la censure, de procès en sorcellerie, d’exhortations à abjurer, de demandes d’excuses publiques entre autres manœuvres d’intimidations – parfois violentes – visant à instiller « la crainte que quiconque ose critiquer Israël dans les circonstances présentes s’expose à l’accusation d’antisémitisme ».
Dans le pays des droits de l’homme, le président de la République tend une carte blanche aux oppresseurs par l’accueil en grande pompe qu’Emmanuel Macron réserve à Benjamin Netanyahu à Paris le 16 juillet 2017, lui adressant un affectueux «cher Bibi». Et à nouveau le 5 juin 2018 au lendemain du massacre de centaines de civils palestiniens commis durant des mois par l’armée israélienne ; puis par l’annonce d’une définition de l’antisémitisme élargie à l’antisionisme participant de fait à un amalgame coupable et entretenu de longue date par le communautariste CRIF. Un amalgame désormais inscrit dans la loi après l’adoption par l’Assemblée nationale d’une proposition de résolution LREM le 3 décembre 2019. Un amalgame instrumentalisé en mai 2021 où un palier de la partialité a été franchi après les assauts meurtriers israéliens de mai 2021 (219 morts dont 63 enfants, 1500 blessés en moins de deux semaines) sur lesquels le président français est resté d’un mutisme complice. Dans le pays des droits de l’homme, on déclare s’opposer à « l’entrisme du salafisme »et on fustige « l’islam politique » du président turc Recep Tayyip Erdoğan mais on entretient des relations d’intérêts privilégiées avec des tyrans sanguinaires du monde arabe dont l’instrumentalisation politique de l’islam est notoire Ils sont reçus dans les salons feutrés du Président Macron en personne. Celui qui, la veille, rendait hommage « au combat pour la liberté » celui dont le ministre de l’Intérieur considère l’islam politique comme « un ennemi mortel pour la République », déroule le tapis rouge au Maréchal égyptien Sissi et au Prince saoudien Mohammed Ben Salman, deux des pires despotes du monde arabe, placés à la tête de régimes carcéraux où sévissent corruption, emprisonnements, assassinats ciblés et tortures. Stupéfiant universalisme que voilà.
De même, nous n’avons souvenir d’aucune sanction occidentale contre les États-Unis quand ils ont, au souverain mépris du droit international, envahi l’Irak et exécuté son président un jour de fête. On n’oublie pas le cas de l’Égypte, où l’Occident s’est tu après le coup d’Etat militaire de Sissi malgré les massacres et la torture qu’a subi le gouvernement démocratiquement élu. De même, après la tentative avortée de coup d’Etat en Turquie où l’Occident s’est ému des purges ou encore en Arabie Saoudite à qui on vend des armes pour pilonner des hôpitaux au Yémen. Qui, dans tous ces cas connus de tous, a songé à la fermeture de leur espace aérien, à leur exclusion de la FIFA ou à leur bannissement de la plateforme SWIFT… ?
Si la position du président russe ne manque pas de fondement, il ne faudrait pas néanmoins que les pro-Poutine se perdent dans le soutien aveugle de sa montée aux extrêmes. S’il faut critiquer le cynisme et l’indignation sélective des États occidentaux, cela ne signifie pas de défendre Poutine à tout prix. A cause de l’élargissement de l’Otan aux frontières de la Russie, du non-respect des accords de Minsk II et de la militarisation souhaitée par l’Ukraine, la Russie craint pour sa sécurité et cela est compréhensible, mais cela ne peut se faire au détriment du droit international. Il faut sans condition dénoncer l’invasion militaire de l’Ukraine et tout faire pour protéger ses frontières. De la même façon, il faut garantir à la Russie les conditions de sécurité qu’elle exige. On ne peut dans ce sens que soutenir la proposition d’Eric Zemmour de composer « un grand traité européen de pacification qui dira que les frontières de l’Ukraine doivent être reconnues par la Russie, mais en échange l’OTAN doit s’engager à ce que l’Ukraine ne rentre jamais dans l’OTAN ».
L’Occident traverse un moment difficile mais elle n’est pas en position de faire la leçon, et surtout pas sur des questions de constance et d’universalisme des principes. De belles âmes comme Emmanuel Macron, Bernard Henri Lévy ou Raphaël Glucksman se disent solidaires du peuple ukrainien. Eh bien, qu’ils cessent leur hypocrisie, qu’ils cessent leur universalisme à deux vitesses et cessent de mépriser, par leur silence sélectif, la détresse de tous les opprimés, sans distinction d’intérêts.
Hocine Kerzazi