La cuisine au cœur des discussions

Jeûne du Ramadhan

La relation entre l’art de cuisiner et le jeûne est indiscutable. Lorsqu’on a faim et soif, on pense surtout à bien manger et à boire beaucoup pour retrouver son équilibre.
Pendant le Ramadhan, les échanges langagiers portent généralement sur la meilleure manière de se nourrir sans trop dépenser. A défaut de manger, on fait l’effort d’animer les rencontres par des discussions sur les aliments et leurs effets bénéfiques sur le corps. Puis sans le vouloir, on passe à la cuisine. Et chacun de rivaliser d’ardeur en prétendant avoir mangé des plats consistants avec des légumes que beaucoup de gens ont tendance à déconsidérer comme les courgettes, les aubergines ou les navets.

La cuisine, un sujet
de prédilection
Ce qui n’a jamais suscité le moindre intérêt devient dès le premier de Ramadhan, un sujet important ; il s’agit de l’art de combiner des ingrédients pour faire des plats appétissants qui permettent de résister à la faim pour le jeûne du lendemain. Trouver un moyen d’atténuer la faim pendant une longue journée de ramadhan, tel est le but de tous et particulièrement de celles ou ceux qui s’occupent de la cuisine, parfois avec des moyens réduits, car chacun sait que «ventre affamé n’a point d’oreilles».
L’échange de paroles devient ainsi un moyen de faire profiter les autres de son expérience en matière de nutrition. Hommes et femmes, sur les lieux habituels de discussion, comme les places publiques, les marchés ont un plaisir immense à faire part aux autres de ce qu’ils ont mangé pour ne pas avoir faim ou ne pas augmenter les gaz. Les pois chiches sont très connus comme cause de ballonnements. Les mamans et toutes les ménagères s’évertuent durant un mois à améliorer leur cuisine.
Elles s’étonnent que les leurs refusent de manger. C’est pourquoi elles s’efforcent d’être insistantes, voire même énervantes en n’arrêtant pas de dire : «Mange de ceci, de cela», à l’adresse de leurs enfants ou à leurs maris lorsque ceux-ci n’ont pas envie de toucher à des plats pour lesquels elles ont dépensé toute leur énergie pour les fignoler. Le plaisir d’une femme cuisinière est d’apporter pleine satisfaction à l’heure du ftour, par les plats qu’elle a fait l’effort d’apprêter. Et grande est la déception lorsque la préparation culinaire n’a pas eu de succès.
Intérieurement, les femmes s’en mordent les doigts en n’arrêtant pas de culpabiliser injustement car, en réalité, elles n’ont pas fauté. Société injuste ! Et que de fois le mari ou le fils a piqué une crise de colère lorsque la chorba ou la h’rira est jugée immangeable. C’est le ftour qui est gâché et qui met tout le monde sur les nerfs. On désigne du doigt celle qui a fauté, même si elle n’est pas fautive et on la traite de tous les noms. Quelquefois, la colère n’a pas de limites. Beaucoup de femmes, pour ces mêmes raisons ont été humiliées voire battues.

On en arrive à la répudiation
On a connu des cas de ce genre et quel triste spectacle pour les enfants, les mamans les beaux -parents. Tout ça parce que le repas n’était pas cuit à l’heure du ftour ou que la préparation n’a pas répondu aux goûts du maître. Et que de souvenirs du passé nous reviennent ! Lorsqu’on a très faim, on revit les meilleurs moments de la table garnie, et les souvenirs nous reviennent parfois par chapelets entiers. Les plats médiocres redeviennent soudainement bons sous l’emprise de la faim ou de la soif. «Je me souviens d’avoir obtenu satisfaction en évoquant un plat traditionnel fait de pâtes de semoule d’orge en feuilles coupées en petits carrés cuits dans la marmite avec des assaisonnements appropriés et agrémentés d’un bouillon aux petits pois fondants».
La succulence fut-elle que j’eus envie d’en parler à ma mère très active en matière de cuisine traditionnelle. Aussi, elle se démena du mieux qu’elle put pour m’apprêter ce plat dans toute son originalité. Cela s’est passé par un soir de Ramadhan au cours duquel je m’étais bien régalé si bien que n’en ai gardé de vifs souvenirs. Les discussions qui nous font revivre le passé par l’évocation des meilleurs plats, sont les meilleurs pour une catégorie de jeûneurs qui passent le temps en s’amusant à parler de bouzlouf, dolma, tadjine aux pruneaux, chetitha et la liste devient longue si chacun faisait l’effort d’être prolifique en apportant de l’eau au moulin de la discussion.
Cela donne des idées à tous et ramène à la raison les plus fous. On peut appeler ça des discussions humanisantes ; avec le ventre vide, mais à condition que l’on ne soit pas un gros consommateur de tabac, on redevient plus sage et on peut en rester marqué à vie. Mais la meilleure façon d’oublier la faim et la soif, c’est de jardiner lorsqu’on a un terrain, sinon d’écrire si on en a les capacités ou de lire utilement, les journées étant très longues.
Abed Boumediene