Tarâwîh ; Au festin de Ramadân. Bida‘a ! Vous avez dit bida‘a ?

Ramadân, mois de l’abstinence, abstinence du moi, est aussi le temps de la générosité. Qui se refuse à assouvir ses faims s’invite au festin de Ramadân, at-tarâwîh. Il est des lieux d’assemblée vibrant de lumières dont les coeurs résonnent du vivant «Appel de Dieu», le Coran.
Chaque soir, les fidèles se pressent, blanche foule ressuscitée, pour s’abreuver de la « Parole de Dieu », éternellement vivante au cœur de chacun, âmes desséchées que le Coran irrigue. C’est donc au festin de Dieu, fête de vie, que nous sommes en Ramadân conviés.
Les prières dites de tarâwîh, c’est-à-dire « prières des repos » du fait des pauses et des temps de dhikr aménagés, sont pour la Communauté une occasion unique de se retrouver par la prière et l’écoute fervente du Coran. Si les difficultés de la journée relèvent du jihâd individuel, les ftûr d’innocentes agapes, les « repos » de tarâwîh sont le partage, la participation collective au festin du Livre.
Chaque nuit il nous est ainsi donné de pouvoir revivre en nos coeurs la redescente du Qur’ân, la Récitation, miracle infiniment répété : «Mois de Ramadân où il fut révélé le Coran» S2.V185. Goûter le Coran arabe ; la majesté du propos, la somptueuse beauté de l’image, l’impérieux appel, la sévère mise en garde, la proche douceur de la Miséricorde, le souffle, la présence, la transcendance et l’intime proximité. Ramadân nous offre un espace de temps unique, une invitation aux banquets des tarâwîh par la célébration du Coran, la commémoration de sa révélation.
Mais, comme à toutes fêtes, certains esprits chagrins qui ne se veulent inviter, font entendre leurs dissonances : les prières de tarâwîh ne sont qu’innovation, bida‘a. Le mot est lâché ; et voilà que ce festin ne serait plus que nourriture interdite. Or donc, chaque année, lors que l’immense majorité des croyants recherchent avidement la lumière du Coran, un groupe s’obscurcit tout à son inquisition. Nous découvrons alors avec stupeur que depuis plus de mille quatre cent ans des générations de musulmans se perdent en leur égarement. Nous pourrions donc discuter du concept de bida‘a et de ses applications, nous ne le ferons pas en cette réflexion. Ce mot, bida‘a, incantatoire, si ce n’est talismanique, ils aiment le prononcer à l’arabe, sans doute pour éviter de dire sa signification simple : innovation en matière religieuse. Nous savons tous que le Prophète a dit : « Toute innovation religieuse est égarement » et cela se comprend, ce travers humain a frappé de plein fouet les religions soeurs. Nous savons aussi qu’il n’a pas dit que cela conduirait en Enfer, l’interpolation textuelle est manifeste et n’a été retenue que par An-Nasâ’î. Dieu connaît parfaitement Sa créature, ses faiblesses, son imagination entropique, c’eût été condamner l’homme d’avance au détriment de sa propre foi.
Nous savons aussi ce que Muslim a rapporté : « Quiconque aura institué une bonne pratique en islam en aura la récompense. S’y ajoutera celle de ceux qui l’auront mise en œuvre sans, qu’à ceux-là, il ne soit en rien retiré du bénéfice de leur acte. Quiconque aura institué une mauvaise pratique en islam en supportera les conséquences. Il portera de plus le fardeau de ceux qui l’auront mise en œuvre, sans qu’ils ne soient pour autant allégés de leur propre charge. » Il y aurait bien à dire quant à ce texte, mais, tout du moins, pouvons-nous y noter comme l’expression d’une volonté régulatrice, ceci afin que le débat nécessaire puisse avoir lieu sereinement.
Car, nous aimons voir là comme une forme de débat, certes réduit ou réducteur, mais bien présent tout de même. Il nous faut reconnaître que la vie intellectuelle ne fut jamais aussi intense en islam que tant que durèrent les oppositions, tout consensus châtrant court la pensée. Il en est donc à nouveau ainsi, et, concernant la dorénavant rituelle bidaatisation des tarâwîh de Ramadân, nous entendons le propos de divers groupes manifestant par ce biais leurs différences et leurs existences. Au gré des courants, d’autres ne savent plus comment naviguer alors qu’une saine et vaste majorité reste insensible à ses querelles de minarets…Ils jeûnent, ils prient tarâwîh, ils espèrent pardon et miséricorde de leur Seigneur.Nonobstant, tout contradicteur est une grâce pour l’autre, l’éloge de la différence n’étant pas ici à confondre avec l’éloge des différents. Dès lors que le débat n’est point un pugilat, il a pour mérite de nous imposer réflexion quant à nos croyances et pratiques, l’altérité a toujours de sain d’impliquer la remise en cause de soi.
A vrai dire, nos apprentis censeurs ne condamnent, nous semble-t-il pour les plus raisonnés, que le fait de prier les tarâwîh collectivement à la mosquée. Là résiderait la terrible bida‘a de Ramadân.
Nous pourrions rappeler à certains ce que Ibn Taymyya, grand rhéteur devant l’Eternel, en dit : « L’innovation est contre la sharia, et la sharia est ce que Dieu et son Prophète ont ordonné ou conseillé. A moins que ces choses aient été faites du temps du Prophète comme par exemple la prière du tarâwîh en commun… ».
Il faudrait donc que les apprentis donneurs de fatwa y regardent à deux fois avant que de se brûler la plante des pieds sur les traces incandescentes de Ibn Taymyya.
Bien souvent, c’est encore ici le cas, les divergences s’établissent autour des mêmes textes, problématique de l’intelligence des lectures donc. Toute contestation, toute opposition, qu’elles proviennent de musulmans ou de non musulman, doivent se traduire, non point par une fin de recevoir ou pire un rejet, mais entraîner un retour réfléchi à nos sources, nous concernant le Coran et le Hadîth.

L’Islam est religion de références et l’homme lieu d’interférences
Le Coran incite, certes, aux prières nocturnes, acte purement surérogatoire et donc par essence non codifié. Mais il n’évoque pas en particulier les prières de tarâwîh. Les hadîths en question sont tous fort connus, ils sont au nombre de cinq et figurent dans les grands recueils au premier lieu desquels ceux de Al Bukhârî et Muslim. Al Bukhârî les a réuni pour la plupart au chapitre intitulé « De la prière de tarâwîh ». Nous les citerons et les analyserons en leur intégralité :Hadith 1 : D’après Abû Hurayra le Prophète a dit : « A qui prie les nuits de Ramadân avec foi et conviction sincère il sera pardonné ses pêchés passés ».
Le message est clair, le Prophète a encouragé à intensifier la prière nocturne pendant Ramadân, prière par ailleurs sans caractère obligatoire le reste de l’année et, de même, ici prodiguée sur le mode du conseil. L’expression « A qui prie les nuits de Ramadân » indique bien qu’il s’agit de la prière établie toutes les nuits de Ramadân.
Hadîth 2 : D’après Aïsha : « Au cœur d’une nuit le Messager de Dieu sortit prier en la Mosquée. Des hommes prièrent alors avec lui. Au matin la chose se sut et ils furent [la nuit suivante] alors plus nombreux à prier avec lui. Cela se sut, et à la troisième nuit ils furent encore plus nombreux, le Messager de Dieu pria et ils prièrent avec lui. A la quatrième nuit, la Mosquée ne put contenir les nombreux fidèles mais le Prophète ne sortit prier que pour la prière de l’aube. Lorsqu’il l’eut terminée, il se tourna vers les gens, prononça l’attestation de foi, et dit : « Je n’ignorais pas que vous étiez ici mais j’ai craint que cela ne vous devienne obligatoire et que vous l’abandonniez ».

Le Prophète (QSSL) décéda et la situation était ainsi
Le hadîth est en soi explicite mais il nous faut signaler une erreur de traduction aux conséquences fâcheuses. La traduction princeps de « Sahîh Al Bukhârî », celle de Houdas et Marçais, sert de matrice quasiment à toutes les autres productions alors même qu’elle comporte un bon millier d’approximations ou erreurs.Leur traduction dit : « Des fidèles firent la même prière que lui » ce qui pourrait laisser entendre que ces fidèles imitèrent son exemple sans nécessairement avoir prié sous sa direction d’imâm. Ceci alors même que le texte arabe énonce sans ambiguïté : « Des hommes prièrent avec lui ». La différence est significative puisque est ici posé le principe d’une prière surérogatoire célébrée sous la direction du Prophète (QSSL), principe même du tarâwîh tel que nous le connaissons et qui sera confirmé par les hadîths à suivre.
Un lecteur attentif pourrait observer qu’il n’est pas dit en ce hadîth que cela se déroulait durant Ramadân ! C’est exact, mais, en réalité, Al Bukhârî a rapporté au chapitre dit « Du tahujjud » une version abrégée du même évènement où Aïsha précise que cela se déroula pendant Ramadân.
Ceci étant, le hadîth, lorsqu’on le lit en son intégralité, montre parfaitement que le Prophète (QSSL) après avoir dans un premier temps dirigé cette prière de Ramadân ne sortit pas de sa demeure au quatrième soir. Puis, qu’après avoir gagné la Mosquée et dirigé la prière de l’aube il tint un propos dont on peut ainsi commenter la trame : « [Bien que je ne sois pas sorti prier cette nuit à la Mosquée] Je n’ignorais pas que vous étiez ici [c’est-à-dire que vous étiez rassemblés en la Mosquée pour prier avec moi] mais [si je ne suis pas sorti de mon domicile pour venir prier avec vous cette nuit, c’est que] j’ai craint que cela ne vous devienne obligatoire et que [par la suite ne pouvant l’assumer] vous l’abandonniez ». Ce qui est ici exprimé est la délicate attention que le Prophète (QSSL) portait aux musulmans. Il s’inquiéta de ce que la passion des fidèles ne vinsse à l’emporter, et que leur amour pour le Prophète (QSSL) et le Coran ne les poussât à s’imposer cette prière qu’il n’avait par ailleurs que recommandée (Cf. hadîth 1). Par volonté d’allégement et par miséricorde pour les plus faibles il craignit que cela pût s’ajouter aux fatigues du jeûne.
La phrase « J’ai craint que cela ne vous devienne obligatoire et que vous l’abandonniez. » n’est pas à comprendre comme signifiant « j’ai craint que Dieu ne vous le rende obligatoire par prescription ». Un hadîth rapporté par Al Bukhârî et Muslim explicite la philosophie du Prophète (QSSL) en la matière : D’après Aïsha : « Le Prophète (QSSL) délaissait parfois certaines oeuvres surérogatoires alors même qu’il les désirait, et ce uniquement par crainte que les gens ne s’en rendissent la pratique obligatoire. Ainsi ne pria-t-il jamais la prière surérogatoire de la matinée alors que je la faisais moi-même ».
En résumé, est donc confirmé en ce hadîth que la pratique du tarâwîh en commun est une sunna à caractère non obligatoire. Le Prophète (QSSL) la recommanda, la pratiqua seul, mais aussi en compagnie des musulmans.
Enfin, signalons que la dernière phrase « Le Prophète (QSSL) décéda et la situation était ainsi. », qui ici pourrait signifier que le Prophète (QSSL) décéda immédiatement après ce récit, n’est pas due à Aïsha mais est une interpolation parfaitement signalée par Ibn Hajar al ‘Asqalânî, nous la retrouverons là où elle doit figurer.
Hadîth 3 : Rapporté par Al Bukhârî au sujet de la prière de nuit. D’après Aïsha : « Le Prophète (QSSL) avait une natte qu’il étendait dans la journée et qui lui servait de paravent la nuit. Des gens se regroupaient alors et priaient derrière lui.» Il a été rapporté plusieurs épisodes authentifiés similaires. Il apparaît donc que le Prophète(QSSL) priait certaines prières surérogatoires, c’est-à-dire non obligatoires, en commun et à la Mosquée. Ceci est donc sunna, tout du moins pour les prières surérogatoires de la nuit, tahujjud. Or, le tarâwîh n’est rien d’autre que cela.
Hadîth 4 : D’après Zayd ibn Thâbit au même chapitre que précédemment : « Le Prophète(QSSL) s’isolait [le rapporteur ajoute : Je pense qu’il a dit à l’aide d’une natte] durant Ramadân. Il y pria quelques nuits et certains de ses Compagnons prièrent avec lui. Lorsqu’il s’aperçut de leur présence il demeura assis. Puis, il alla les voir et leur dit : Je sais ce que j’ai vu de vos agissements ; priez donc, ô hommes, en vos demeures car la meilleure des prières est celle que l’homme accomplit en sa demeure, sauf les prières obligatoires prescrites. »
(A suivre)
Par Dr Al ‘Ajamî