Guerre en Ukraine : Retombées néfastes sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord

Les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont particulièrement graves au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, et pas seulement en raison de l’importance des producteurs de pétrole du Golfe, car la guerre a bouleversé les marchés énergétiques mondiaux.
La sécurité alimentaire était déjà menacée dans la région avant la guerre, car elle dépend fortement des importations de denrées alimentaires en provenance de Russie et d’Ukraine, en particulier du blé. Les plus grandes fractures que la guerre a révélées dans la politique étrangère des États-Unis concernent également certains des plus proches alliés de Washington au Moyen-Orient.

Le vote à l’ONU
À quelques exceptions près, les États musulmans du Moyen-Orient ont généralement réagi avec prudence à la guerre actuelle en Ukraine. La grande majorité des pays arabes, ainsi que la Turquie, se sont abstenus de condamner l’invasion de la Russie ou de prendre parti pour l’Ukraine, alliée des États-Unis et de l’Occident.
Aujourd’hui, plusieurs pays arabes – Égypte, Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Tunisie, Bahreïn, Oman, Liban, Libye, Koweït et Qatar – ainsi que la Turquie ont voté en faveur d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant la Russie. Le Maroc n’était pas présent. La résolution a été adoptée par une marge de 141-5, avec 35 abstentions.
Au sujet du vote arabe Ehsan Salah écrit dans Mada : L’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se sont joints mercredi à 138 autres nations pour voter en faveur d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies exigeant que la Russie mette fin à son invasion de l’Ukraine et retire toutes ses troupes.
Le geste des trois puissances régionales est intervenu deux jours seulement après leur signature d’une déclaration de la Ligue arabe qui ne condamnait pas la Russie et appelait plutôt à la diplomatie, à éviter l’escalade et à tenir compte de la situation humanitaire.
Le vote de l’Assemblée générale des Nations unies a également constitué une volte-face pour les Émirats arabes unis, qui se sont abstenus de voter la semaine dernière une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies exigeant que la Russie mette fin à son invasion de l’Ukraine. Les EAU, membre non permanent et président en exercice du Conseil de sécurité, se sont joints à la Chine pour s’abstenir alors que la Russie opposait son veto à la résolution. À l’époque, le conseiller diplomatique émirati Anwar Gargash a justifié cette décision en déclarant que les EAU «estiment que prendre parti ne ferait qu’engendrer davantage de violence».
Comme prévu, la Syrie – principal allié arabe de la Russie dans le monde arabe – a voté contre. L’Irak, l’Algérie et le Soudan se sont abstenus. L’Iran s’est également abstenu, après avoir exhorté la Russie à se retirer “immédiatement” d’Ukraine.
Avant le dépôt de cette résolution, le monde arabe, la Turquie et l’Iran avaient exprimé leur inquiétude quant aux implications humanitaires de la guerre et appelé à une résolution pacifique de la crise. Selon l’Ukraine, plusieurs milliers civils ont été tués jusqu’à présent. Les efforts déployés par les pays arabes et la Turquie pour trouver un juste équilibre visaient à ne froisser ni la Russie ni l’Ukraine. Israël a adopté la même politique de neutralité soigneusement calibrée. Aux Nations unies, cependant, Israël a voté avec la majorité des 193 États membres contre la Russie. La prudence affichée par les États musulmans était compréhensible. Plusieurs pays arabes, notamment l’Égypte et l’Irak, dépendent des exportations de blé russe et ukrainien et des armes et munitions russes. La Turquie a noué des liens commerciaux et militaires particulièrement étroits avec l’Ukraine et la Russie. L’Iran, qui est allié à la Russie pour soutenir le régime du président syrien Bachar al-Assad, a eu tendance à pencher vers la position du gouvernement russe.
Le 28 février 2022, quatre jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les 22 membres de la Ligue arabe au Caire ont publié une déclaration sur la guerre Russie-Ukraine. Plaidant pour la retenue et appelant à une solution diplomatique, la Ligue arabe a pris note de “l’importance de respecter les principes du droit international. On pourrait y voir une critique implicite de la violation par la Russie des frontières de l’Ukraine.
Les Émirats arabes unis se sont joints à la Chine et à l’Inde pour s’abstenir sur une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies exigeant le retrait immédiat de la Russie d’Ukraine.
Le ministère libanais des affaires étrangères a fustigé la Russie, condamnant «l’invasion du territoire ukrainien» et appelant à un arrêt immédiat des opérations russes et à un «retour au dialogue et aux négociations comme meilleur moyen de trouver une solution».
Dans un message sur Twitter, Najla el-Mangoush, la ministre des affaires étrangères de la Libye – une nation en proie à une guerre civile – a dénoncé l’invasion de la Russie comme «une violation du droit international».
La Syrie a fait l’éloge de l’intervention militaire de la Russie en Ukraine. Lors d’un appel téléphonique avec le président russe Vladimir Poutine, Assad a déclaré que «les nations occidentales portent la responsabilité du chaos et du bain de sang» en Ukraine. «Le président Assad a souligné que ce qui se passe aujourd’hui est une correction de l’histoire et un rétablissement de l’équilibre de l’ordre mondial après la chute de l’Union soviétique», indique un communiqué du gouvernement syrien.
Faisant référence à la guerre civile en cours en Syrie et à l’accusation russe selon laquelle des néonazis sont à la tête du gouvernement pro-occidental du président Vlodymyr Zelensky, M. Assad a accusé l’Occident d’utiliser «des méthodes sales pour soutenir le terrorisme en Syrie et les nazis en Ukraine».
Ni l’Autorité palestinienne, qui gouverne certaines parties de la Cisjordanie, ni le Hamas, qui contrôle la bande de Gaza, n’ont condamné la Russie. Ils sont restés ostensiblement silencieux alors que les chars et les véhicules blindés de transport de troupes russes ont fait irruption dans les villes ukrainiennes.
Le chef du Hamas, Khaled Mashaal, aurait exhorté la Russie à «mettre fin à l’invasion et au meurtre de civils». Mais la direction du Hamas a démenti les commentaires «fabriqués» qui lui sont attribués, et a publié une déclaration affirmant que le statut de superpuissance unipolaire des États-Unis avait pris fin.
Le Hamas entretient des liens cordiaux avec la Russie. L’année dernière, une délégation du Hamas s’est entretenue avec le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Mikhail Bogdanov, à Moscou. Auparavant, la Russie avait participé aux efforts visant à apaiser la rupture de longue date entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, dirigée par Mahmoud Abbas.

Pour les Palestiniens l’invasion russe de l’Ukraine est la cause d’un vrai dilemme d’après Stéphanie Khouri, qui a écrit à ce sujet dans L’Orient le Jour ce qui suit :
«Derrière le front en apparence soudé pourtant, les motivations divergent. Certains, notamment le parti Hadash issu de la mouvance communiste, refusent de prendre position pour des raisons idéologiques. D’autres, à l’instar du député Odeh Basharat, proclament haut et fort leur appui aux Ukrainiens, tout en condamnant la collusion entre le gouvernement israélien et M. Zelensky, qui a systématiquement soutenu la ligne officielle israélienne, qu’il s’agisse de la campagne militaire contre Gaza en mai dernier, des évictions à Sheikh Jarrah ou du statut de Jérusalem». «Cet homme représente un non à l’occupation, mais seulement lorsqu’il s’agit de l’Ukraine», regrette Nour Odeh, analyste politique et membre de l’opposition à Ramallah, qui souligne l’absurdité de demander la fin d’une occupation devant un pouvoir qui en maintient une autre depuis plus d’un demi-siècle.
La séquence met en réalité les Palestiniens face à un dilemme difficilement surmontable. D’un côté, la liturgie autour de la résistance contre l’occupant russe suscite un émoi et réveille un sentiment de solidarité chez une partie des Palestiniens. «Sur le plan humain, il n’y a rien que de la sympathie envers les Ukrainiens», insiste Nour Odeh. En même temps, le souvenir d’une Russie protectrice héritée de l’ère soviétique et l’aversion envers le chef de l’Etat ukrainien poussent certains à se désolidariser du leadership ukrainien. «Parmi les élites, il y a un soutien marqué en faveur des Russes, émanant d’une forme de nostalgie pour l’Union Soviétique, d’une volonté de soutenir tout acteur faisant face aux Etats-Unis, ou encore d’une certaine frustration face au lien ukraino-israélien…», indique Ghaith el-Omari, chercheur au Washington Institute for Near East Policy».
Ce dernier a rencontré Poutine à plusieurs reprises ces dernières années pour convaincre la Russie de la nécessité de convoquer une conférence internationale sur le conflit israélo-arabe. Comme Abbas, la Russie est favorable à une solution à deux États pour le résoudre.
Peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine, le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amirabdollahian, a appelé à un cessez-le-feu et a affirmé que la crise avait «pour origine les provocations de l’OTAN».
Le chef suprême de l’Iran, l’ayatollah Khamenei, a repris un thème similaire. Dans un discours prononcé mardi 1 mars 2022, il a imputé la responsabilité de la guerre actuelle aux Etats-Unis et à l’Occident. La cause profonde de la guerre, a-t-il dit, est ancrée dans les politiques des puissances occidentales. Sans mentionner une seule fois la Russie, il a qualifié le gouvernement de Zelensky d’«État fantoche» de l’Occident.

Sur ce point, Ghazal Golshiri a écrit dans Le Monde du 2 mars 2022
«Parler d’un conflit en omettant de mentionner le nom du principal belligérant : c’est l’exercice auquel s’est livré le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, pour parler de la guerre en Ukraine. A l’occasion d’un discours d’une quarantaine de minutes prononcé le 1er mars depuis Téhéran – le premier depuis le début de l’offensive russe, le 24 février –, la première autorité du pays s’est bien gardée de prononcer ne serait-ce qu’un mot ayant trait à la Russie, un proche allié politique de l’Iran. Ceci alors même que les militaires russes intensifient leurs bombardements dans Kiev et que la deuxième ville du pays, Kharkiv, est encerclée.
Ali Khamenei a au contraire mentionné une vingtaine de fois le mot « Etats-Unis » et une dizaine fois le mot «Occident», sur lesquels il impute la responsabilité de la guerre actuelle. « L’Ukraine a été la victime des politiques déstabilisatrices des Etats-Unis. Ce pays a conduit l’Ukraine dans la situation actuelle, en se mêlant des affaires internes de ce pays, en organisant des rassemblements contre les gouvernements et en créant des révolutions de velours, des coups d’Etat », a soutenu Ali Khamenei, répétant le récit officiel du régime iranien selon lequel les racines de tout conflit ou soulèvement résident dans les ingérences américaines et occidentales.
Poursuivant son propos, le Guide suprême a également laissé entendre que le gouvernement ukrainien était dépourvu de tout appui de la part de sa propre population. «Le peuple est le plus grand soutien des gouvernements. Si le peuple ukrainien était entré en scène, la situation du gouvernement ukrainien aurait été différente. Les gens ne sont pas là parce qu’ils ne croient pas dans le gouvernement», a dit Ali Khamenei, alors que l’armée ukrainienne résiste et qu’un grand nombre d’hommes et de femmes rejoignent les unités de volontaires en Ukraine depuis le début de l’offensive russe. Il a également fait abstraction de la popularité grandissante du président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Selon une étude publiée en février par le centre Razumkov, 90% des Ukraniens plébiscitent leur président, contre 45% avant l’offensive’’.
Les relations bilatérales entre l’Iran et la Russie sont telles que, lors de son premier voyage officiel à l’étranger depuis son élection en juin dernier, le président iranien Ebrahim Raisi s’est rendu à Moscou pour rencontrer Poutine. Sa visite a eu lieu en janvier 2022. Le prédécesseur de Raisi, Hassan Rouhani, a visité la Russie en 2017, après quoi le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a tweeté que la Russie et l’Iran avaient rédigé un accord-cadre pour un accord de coopération stratégique de 20 ans. Cet accord était destiné à remplacer un accord signé pour la première fois par le président Mohammad Khatami. L’Iran et la Russie entretiennent d’importantes relations commerciales. Et en Syrie, ils se sont alliés aux forces armées syriennes et au Hezbollah pour lutter contre les rebelles syriens qui tentent de renverser le régime d’Assad. La Turquie, seul membre musulman de l’alliance de l’OTAN, a envoyé des signaux contradictoires à la Russie. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a vendu des drones armés à l’Ukraine et a développé des liens cordiaux avec Zelensky. Dans le même temps, il a acheté le système de défense antimissile S-400 à la Russie, se mettant ainsi à dos les États-Unis et leurs alliés et disqualifiant la Turquie pour l’achat d’autres avions de combat furtifs F-35 aux États-Unis.
À suivre…