Comment les médias colonialistes ont créé de fausses illusions

Le 13 mai 1958

Le 13 mai 1958, les activistes de l’Algérie française ont occupé, à Alger, le bâtiment qui abritait le Gouvernement général (le GG, pouvoir exécutif de l’administration coloniale) avec l’aide des parachutistes et des généraux qui leur étaient favorables. C’était le début d’une grande manœuvre visant à semer l’illusion qu’il y aurait une alternative au recouvrement de la souveraineté nationale par les Algériens, rendu inéluctable et imminent par la lutte armée pour l’indépendance commencée le 1er novembre 1954. L’agitation des extrémistes pieds-noirs, entraînant la masse de leur communauté, a duré plusieurs semaines, sur fond d’actions militaires de l’Armée de libération nationale (ALN) rapportées par la presse coloniale dans une rubrique quotidienne intitulée «Terrorisme» et sur fond, également, de procès des combattants de l’ALN et du FLN qui se succédaient chaque jour au tribunal militaire des Forces armées françaises, avec des condamnations à mort et à de lourdes peines de prison, dont la perpétuité, et de travaux forcés.
Les journaux colonialistes édités à Alger (Journal d’Alger, Dépêche Quotidienne d’Algérie et Echo d’Alger) ont fait dans la désinformation, en gonflant artificiellement la participation de «Musulmans» – comme ils ont fini par appeler les indigènes – au rassemblement des ultras de l’Algérie française, près du Gouvernement général (actuel Palais du gouvernement). L’image grossie de la «fraternisation» entre les deux communautés a, incidemment, alimenté, en même temps, chez le général De Gaulle, grand vainqueur du 13 mai, l’idée, fausse et absurde évidemment, que la population colonisée (les Musulmans) acceptait la domination exercée sur elle par la population coloniale (les Européens). En couvrant les évènements du 13 mai 1958 et des jours qui suivirent, les médias algérois, acquis à l’Algérie française, ont fabriqué une «réalité» destinée à laisser croire à la perspective de l’intégration des Musulmans dans le projet de maintien de l’Algérie sous la domination de la France, c’est-à-dire à la possibilité d’échapper à la fatalité historique de la restitution de ce pays à ses «propriétaires» légitimes, les Algériens. Seulement, pour rallier les Musulmans, il fallait «vite rattraper, un retard pris dès le début de la colonisation», reconnaissaient les plus lucides des activistes pieds-noirs. Comment faire? Face à cette question, il y avait de quoi douter de la faisabilité du processus miracle d’«intégration».
Pendant longtemps, aux yeux des Pieds-noirs, les Algériens n’étaient rien d’autre que des indigènes, leur presse ne les appelait pas autrement, et quand, très rarement, il s’agissait d’une femme, c’était une Mauresque. Les indigènes étaient portefaix, journaliers, garçons de café. En feuilletant la presse coloniale d’il y a un siècle, on est sidéré : les Algériens n’existent pas, ils sont des indigènes et ne sont cités dans les journaux que parce qu’ils sont repris de justice, souvent dangereux, parfois ivres, et arrêtés pour coups et blessures à l’arme blanche portés à un de leurs coreligionnaires ou, pire, à un Européen, ou pour vol ou pour recel d’objets volés ou bien parce qu’ils sont interdits de séjour. L’identité des indigènes est déclinée en un nom puis un prénom puis un «ben» (fils de) et un autre prénom… Plus tard, les Français continueront d’ignorer que les indigènes, en proie à la faim et à la misère, qui s’engageaient dans l’armée française, le faisaient «pour la soupe et la gamelle», et non pas par une quelconque communion avec la France ni pour la servir. Les faits, têtus, démontrent que la «fraternisation» produite subitement par les manifestations des Européens après le 13 mai 1958, était un grossier mensonge créé par la presse colonialiste algéroise dans des buts de pure propagande.

Saint-Eugène (Alger)
A Saint-Eugène (banlieue algéroise), pour prendre le cas d’une commune où la population était mixte avec un nombre à peu près égal de Pieds-noirs et de Musulmans, les Algériens étaient exclus de tout. Dans les années 1940 et 1950, la majorité des jeunes musulmans renvoyés du système scolaire dès l’école primaire, étaient sans travail, ou alors occupés à des petits métiers précaires comme livreurs ou coursiers, les aînés étaient pompiers ou ouvriers dans les usines de tabac de Bab El Oued (Bastos, Job, Mélia). La différence de statut social était nette. Le général De Gaulle, devenu l’homme fort du régime colonial français, a sans doute compris qu’il fallait agir dans ce sens. Dès son premier discours à Alger, en mai 1958, il affirmait que «dans cette Algérie, il n’y a qu’une seule catégorie d’habitants : il n’y a que des Français à part entière». Les Unités Territoriales (créées en mars 1955, appelées «les Territoriaux»), affectées à des tâches de protection et de contrôle, composées d’abord de Pieds-noirs du quartier (qui devaient donner une journée de leur temps tous les 10 jours), ont intégré des musulmans dans leurs patrouilles qui arpentaient les rues du quartier, en tenue kaki et armés.
Au mot d’ordre : «Une seule solution, la guerre !» de François Mitterrand, qui était ministre français de l’Intérieur en novembre 1954 et qui était persuadé que «de Dunkerque à Tamanrasset, c’est la France», Charles de Gaulle a commencé par substituer la «paix des braves». Le 2 juin 1958, à un rassemblement organisé au stade de Saint-Eugène sous la présidence d’un général de l’Armée française, sur six intervenants, cinq sont musulmans, collaborateurs des autorités coloniales, choisis pour accréditer, à travers les comptes rendus des médias, l’idée de la fraternisation, histoire de faire croire que le maintien de l’Algérie française n’est pas l’affaire uniquement de ses partisans parmi les Pieds-noirs, mais celle aussi des Musulmans. Ce qui était, évidemment, faux.
La constitution des Comités de salut public parrainés par l’armée française a certes révélé, par leur composante, la collaboration au grand jour de quelques «notables» musulmans de Saint Eugène, et de La Poudrière aussi, avec les autorités coloniales, mais seuls un ou deux s’y sont engagés par conviction pour l’Algérie française, la plupart de ces «collaborateurs» avaient accepté d’intégrer les Comités, par opportunisme et recherche d’avantages, surtout qu’ils ne risquaient rien du FLN qui n’a commis dans ce quartier qu’un seul attentat (en 1957, près d’un arrêt de bus).
Anecdote significative : les facteurs de Saint-Eugène avaient été chargés par leur administration, de mettre dans les boîtes aux lettres des prospectus du Comité de salut public créés après le 13 mai 1958. Dans la tournée de Ahmed Rebah (père d’une famille de fellaghas, comme le désignait les racistes du quartier), qui desservait le centre de Saint-Eugène, aucun de ces documents de propagande colonialiste, n’arrivera à destination ; il les a remis à un employé du hammam en lui demandant de les brûler dans la chaudière, dans le secret le plus total.
Plus tard, en décembre 1960, de grandioses manifestations populaires ouvriront les yeux à tous sur la réalité des sentiments du peuple algérien et ne laisseront plus de doutes sur son choix pour l’indépendance et la fin du régime colonial.

Le fossé entre les deux communautés
La vérité est que, pendant la Guerre de libération, le fossé s’est creusé entre musulmans et Pieds-noirs. Tout contact entre «indigènes» et Européens paraissait anormal et même suspect. Il n’y avait pratiquement pas de cohabitation entre les deux communautés que tout, ou presque, séparait. A Saint-Eugène, pour reprendre ce cas, et particulièrement dans le quartier de La Poudrière, la plage était accessible par deux chemins en escaliers. Une répartition spontanée a réservé l’un des chemins aux Pieds-noirs dont certains allaient à leurs cabanons, placés sur pilotis ou accrochés à la falaise ou au talus, où ils séjournaient durant l’été ; quant aux musulmans, qui n’avaient pas droit aux cabanons, ils prenaient l’autre chemin. La séparation se prolongeait sur la plage et même dans l’eau, Pieds-noirs et musulmans ne se mêlaient pas les uns aux autres. A l’école du Plateau, qui se trouve à quelques minutes de marche du quartier de La Poudrière, les écoliers musulmans ont marqué leur rupture avec les Pieds-noirs pro-Algérie française et par extension avec le système colonial, par leur participation massive à la grève des études décidée par le FLN, en ne rejoignant pas leurs classes à la rentrée 1956-1957, quitte à perdre une année dans la durée de leur scolarisation. Quand ils ont repris les cours, à la rentrée suivante, ils saisissaient la moindre occasion pour exprimer, sous diverses formes, leur opposition au colonialisme.
A Saint-Eugène, les Pieds-noirs du quartier étaient quasiment tous partisans de l’Algérie française. Ils ne rataient aucune occasion pour exprimer leur racisme par des insultes, du genre «sale Arabe», «bicot», «raton».
En 1957, ils ont applaudi le défilé des paras sur l’avenue centrale, lançant à partir des trottoirs et des balcons: «Les paras avec nous !». Plusieurs d’entre eux rallieront l’OAS (Organisation de l’armée secrète) et certains commettront des assassinats d’Algériens.

Le déchaînement criminel de l’OAS
Il y avait quelques exceptions. A La Poudrière, c’était un Européen nommé Roland Lavanne. Il est sorti dans la rue en juillet 1962, pour se mêler aux habitants et exprimer lui aussi sa joie après le référendum pour l’indépendance. Personnage atypique avec son 1,90 m, penché sur son vélo de globe-trotter, il a été, pendant la Guerre de libération, l’ami des jeunes musulmans qu’il a aidés à monter une équipe de football et à organiser des matches au petit séminaire de Notre Dame d’Afrique. Roland Lavanne habitait avec ses parents une petite villa dans un endroit que l’on appelait à l’époque «quartier Pirates». Dans ce lieu quasiment enclavé, accessible uniquement à pied par de longs escaliers, il n’avait pour voisins que des musulmans. C’est dans cette «enclave», qui donnait, par le haut, sur une colline boisée menant à Notre Dame d’Afrique, que les musulmans du quartier ont trouvé refuge dans la période, surtout après janvier 1962, où l’OAS s’est déchaînée contre eux.
Quand commence l’année 1962, cela fait presqu’un an (février 1961) que l’OAS a été créée. Ses crimes se comptent déjà par dizaines entre assassinats et plasticages, mais à Saint-Eugène, où elle ne s’était pas encore manifestée, les Musulmans ne se sentaient pas en danger et n’avaient ni fui les lieux ni changé leurs habitudes. En janvier 1962, l’Olympique de Saint-Eugène (OSE), formé uniquement de joueurs musulmans (dont des jeunes de La Poudrière), disputait des matches de football au stade de Saint-Eugène.
Le premier attentat OAS qui secoua le quartier de La Poudrière coûta la vie à Mohamed Bouheraoua, 45 ans, qui avait émigré à Strasbourg, en France, et qui était revenu pour voir sa famille (mère, frères, sœur) et son fils. Il a été tué par balles (calibre 11/43), le jeudi 18 janvier 1962, à 14h40, près du «Café national», tenu par un Pied-noir. Un voisin Pied-noir lui avait donné rendez-vous pour, prétendument, aller pêcher. En fait, d’après des témoignages, il lui avait tendu un guet-apens. Touché par deux balles, Mohamed Bouheraoua a eu la force de réagir aux tueurs mais il a été frappé à la tête par une troisième balle mortelle. Aziouz Boukerrou, jeune footballeur, qui avait fini une séance d’entraînement au stade de Saint-Eugène, est arrivé sur les lieux au moment où Mohamed Bouheraoua gisait au milieu de la chaussée, avenue Maréchal Foch, à quelques pas du domicile de sa famille. Le 1er février 1962, ce sont les frères Kateb, Ahmed et Kaddour, qui sont tués par balles à 19h50. Un mois après, le 1er mars 1962, en début d’après-midi, un jeune unijambiste qui s’aidait de béquilles, Ahmed, surnommé Negro par les Pieds-noirs, est tué devant le «Café national». Le 19 mars 1962, le mitraillage d’un salon de coiffure suivi d’un jet de grenade a fait trois morts dont Nenouche Chafik (23 ans) qui habitait le quartier. Le 9 avril 1962, à 9h45, autre mitraillage qui coûte la vie à un adolescent Boukari El Abassi, décédé à la suite à ses blessures. Jusqu’en juin 1962, l’OAS continuera à assassiner et à plastiquer, mais sans espoir d’arrêter le cours des évènements qui conduisent à l’indépendance de l’Algérie.
M’hamed Rebah