Élèves et professeurs face à l’Algérie coloniale en France, un « problème » ?

Enseigner l’histoire autrement

L’enseignement de l’histoire coloniale de l’Algérie suscite toujours des débats et est régulièrement abordé comme un « problème » mémoriel. Or, à l’évidence, si problème il y a, il réside surtout dans le faible volume horaire qui lui est consacré dans les programmes scolaires et dans la vision politique franco-centrée que cela sous-tend.
Longtemps « héros » au cœur de l’enseignement de la colonisation de l’Algérie, le maréchal de France Thomas Bugeaud et l’émir Abd El-Kader ont depuis les années 1960 largement disparu des manuels ou des cours d’histoire en France, bien qu’ils soient demeurés des figures importantes et contestées dans l’espace public. En témoignent les débats autour de la présence de statues et de rues en l’honneur de Bugeaud, symbole de la violence de la conquête puis de l’administration coloniales, et de l’émir Abd El-Kader, figure de la résistance algérienne à la conquête française puis de la défense des chrétiens menacés d’un massacre à Damas en 1860.
Ces personnages ont progressivement laissé place à une galerie d’acteurs plus fournie et plus complexe, qui illustre bien le profond renouvellement qu’a connu l’enseignement de cette thématique dans le système scolaire français. Pour autant, cet enseignement continue de susciter des inquiétudes, ou du moins un certain intérêt public, comme en témoignent de récents articles de presse, émissions de radio ou colloques consacrés à la question.

Polémique de la repentance
L’enseignement du fait colonial en général, et de la guerre d’Algérie en particulier, fait régulièrement l’objet de polémiques virulentes.
L’extrême droite dénonce ainsi de manière rituelle une démarche scolaire qui serait dictée par la « repentance », et qui insisterait trop sur les crimes commis lors de la colonisation, sans mettre suffisamment en valeur ses supposés apports. Il faut également citer la tentative du gouvernement de s’ingérer directement dans cet enseignement, à travers la loi du 23 février 2005, dont l’article 4 stipulait que les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit.
Face à la très vive réaction des historiens, des enseignants et d’une partie de l’opinion publique, cette disposition est abrogée par décret un an plus tard.

L’impossible traitement en profondeur
De manière moins caricaturale, deux interrogations reviennent fréquemment. La première porte sur la présence de cette thématique dans les programmes scolaires et sur l’exhaustivité des savoirs transmis aux élèves. En réalité, la Guerre d’Algérie intègre définitivement les programmes du secondaire dans les années 1970-1980 : il n’y a donc aucune volonté d’occultation totale par l’institution scolaire. Par ailleurs, si l’on s’en tient aux programmes actuellement en vigueur, cet enseignement semble même relativement ambitieux à première vue.
En effet, le processus de colonisation et les conquêtes sont abordés une première fois à l’école primaire en CM2, puis en 4e au collège. Le fonctionnement d’une société coloniale est quant à lui un objet d’étude au collège (toujours en 4e), mais aussi en première au lycée, tant dans les filières générales que technologiques, pour lesquelles un passionnant chapitre intitulé « Vivre à Alger au début du XXe siècle » est proposé. La décolonisation est traitée d’abord au collège, en 3e, puis approfondie au lycée en terminale générale, technologique ainsi que professionnelle. Enfin, les élèves de terminale générale, et plus encore ceux suivant la spécialité « histoire, géographie, géopolitique, sciences politiques » (HGGSP), étudient de manière approfondie la question plus spécifique des mémoires de la guerre d’Algérie.
Dans la pratique, plusieurs facteurs nuancent nécessairement cette impression d’exhaustivité. Ainsi, les enseignants sont souvent libres des exemples choisis pour traiter telle ou telle thématique : les programmes s’imposent aux enseignants, mais ces derniers décident des modalités de leur mise en œuvre effective ; c’est ce qu’on appelle la « liberté pédagogique ». Aucune mention spécifique de l’Algérie n’étant faite dans les programmes de collège, on peut tout à fait imaginer que certains élèves étudient d’autres sociétés coloniales et décolonisations (indienne, indochinoise etc.). Par ailleurs, le corps enseignant est soumis à d’importantes contraintes pratiques : « la guerre d’Algérie et ses mémoires » est bien explicitement au programme de terminale générale, mais il est quasiment impossible d’y passer plus d’une heure, deux au maximum, sous peine de prendre trop de retard sur le reste du programme. Difficile dans ces conditions de proposer aux élèves une analyse extrêmement fouillée d’un sujet aussi ambitieux et d’aborder à la fois le déroulement de la guerre et la question des mémoires, tout en l’inscrivant bien dans l’axe du chapitre sur la place de la France dans le monde.

Une instrumentalisation politique
La seconde inquiétude porte sur d’éventuelles difficultés à enseigner cette thématique particulière à une partie des élèves — notamment à ceux « issus de l’immigration » — parce qu’elle entrerait en résonance, ou en conflit, avec une histoire familiale. Les travaux scientifiques réalisés par certains historiens comme Benoît Falaize, ou sociologues, comme Françoise Lantheaume, sont ici précieux parce qu’ils permettent de faire la part des choses. Des difficultés ponctuelles peuvent certes émerger du fait de l’existence chez certains élèves de représentations préalables parfois tranchées — par exemple sur les harkis. Il s’agit toutefois d’un risque plus « redouté que rencontré en réalité » d’après Laurence Corbel et Benoît Falaize (voir bibliographie ci-après).
C’est par ailleurs précisément l’un des rôles de l’enseignant que de complexifier la vision du monde des élèves. Le seul problème qui semble véritablement se dégager réside dans le manque de formation d’une partie des enseignants, qui demeure difficile à mesurer précisément, mais dont le renforcement est l’une des préconisations du rapport de Benjamin Stora.
Ainsi, le supposé « problème » de l’enseignement du fait colonial en France ne se vérifie pas dans les classes, mais relève largement d’une construction, voire d’une instrumentalisation politique. D’autres thématiques liées à la colonisation pourraient plus légitimement être considérées comme occultées : par exemple, la décolonisation du Cameroun, souvent présentée comme pacifique dans les cartes des manuels alors que les Français y menèrent en réalité une guerre très violente. Plus qu’une volonté politique, cela traduit peut-être un angle mort de la recherche universitaire en France.
Loin de toute occultation ou démarche systématique de « repentance », les enseignants et les enseignantes s’attachent, autant que possible, à faire comprendre aux élèves la colonisation et la décolonisation de l’Algérie dans toute leur complexité. C’est ce qu’ils font au demeurant pour tous les autres chapitres. Il est toutefois indéniable qu’un volume horaire plus important et une vision moins franco- et politico-centrée de ces questions permettrait certainement d’aborder d’autres thématiques, à l’instar des camps de regroupement.
Nicolas Lepoutre
Professeur agrégé d’histoire.