Et si De Gaulle avait aboli la laïcité ?

France

Dans le cadre de l’expression de ses regrets historiques pour la France, Éric Zemmour a souvent rappelé l’erreur commise par la IIIe République à l’issue de la Première Guerre mondiale. Sous la pression de ses alliés anglo-saxons, l’armée tricolore se résigna en effet, à ne pas se porter plus profondément en Allemagne, ce qui aurait été le prélude, en plus du retour de l’Alsace-Lorraine dans le giron français, à un affaiblissement durable du Reich et à une éventuelle annexion de la rive gauche du Rhin, richement dotée.
L’Histoire eût été différente si la France avait agi à sa guise. Sans doute, le volet européen du Second Conflit mondial n’eût jamais été déclenché, comme les mouvements de décolonisation, tels qu’ils s’étaient manifestés après 1945, avec violence dans la plupart des cas, n’eussent pas été mis en branle. De même, la relégation de la France au rang de puissance moyenne, ainsi que nous la connaissons aujourd’hui, eût été retardée, voire définitivement évitée. En tout état de cause, cette décision prise, par la France victorieuse, de limiter ses ambitions pour complaire à ses alliés, comporta une portée considérable. Transportons-nous quatre décennies plus tard, aux fins de réfléchir à une autre uchronie. Que se serait-il passé si le Général de Gaulle, qui qualifiait la France de «pays chrétien», avait décidé, à la faveur de l’avènement de la Ve République qu’il avait initié, d’abroger la laïcité de l’État, et de rétablir, à la place, le régime concordataire aboli par la loi de 1905 ?
Empruntons, une nouvelle fois, une machine à voyager dans le temps. Reportons-nous dans le futur de cette alternative concordataire, et glissons-nous quelques instants dans la peau d’un éminent historien vivant dans les années 2220. Spécialiste de l’histoire de la laïcité, il vient de publier son nouvel ouvrage, intitulé La laïcité dans la France de la Ve République, 1962-2022. Quels extraits y puiserions-nous ?

Bonnes feuilles.
Pourquoi consacrer un livre à la laïcité en France de 1962 à 2022, alors même que c’est durant cette période que la séparation entre les Églises et l’État, instituée par la loi de 1905, se trouva pour la seule fois abolie sur l’ensemble du territoire national ? N’eût-il pas été plus opportun de s’atteler exclusivement à la tâche d’exhumer cette double curiosité que représentèrent, au regard des trois derniers siècles de notre histoire, le régime concordataire et l’élection présidentielle au suffrage universel direct, tous deux adoptés, sous la férule du Général de Gaulle, par le référendum de 1962 ?
Nos célébrations nationales nous le rappellent sans cesse, la laïcité a été, au-delà des nombreux changements de régimes ultérieurs, définitivement remise en selle lors de la fondation, en 2022, de la VIe République par le Gouvernement Mélenchon. Si bien qu’il est utile de décrire, malgré son abolition, la manière par laquelle divers courants, qui la portèrent en étendard, imposèrent à la Ve République, pour précipiter son retour, leurs agendas politiques, avant comme après qu’ils ne se coagulassent en un parti anticlérical ressuscité à partir du tournant des années 2000.
A peine consommée, la disparition de la laïcité avait suscité nombre de réactions hostiles, dont la plus complète fut sans conteste la critique développée par François Mitterrand dans son Coup d’État concordataire. Malgré tout, ces réactions ne réussirent pas à entamer le prestige de l’initiateur de la fin de la laïcité, même [si le Général de Gaulle] dût en tenir compte pour dérouler sa politique cultuelle, tant sur le plan international que national.
Plus tard, sous la présidence de Mitterrand, l’émergence de l’islam à la faveur de l’immigration postcoloniale, notamment à partir de la première affaire du voile à Creil (1989), se révéla aussi problématique qu’irrémédiable, et ce, dans un pays dont le vieux fond libertaire et laïciste avait été réactivé par Mai 68 et l’arrivée, en 1981, de la gauche au pouvoir. Problématique, car elle posa la question de la réintroduction de la loi de 1905. Irrémédiable, parce que, dans un mouvement contraire à la défense du retour de cette loi, elle permit d’aboutir à la reconnaissance officielle de l’islam dans le cadre concordataire, actée en 1995 sous l’impulsion de Jacques Chirac, qui en avait fait une promesse de campagne, afin de résorber la « fracture identitaire », que De Gaulle et ses successeurs n’avaient pas voulu réduire, et ce, pour des raisons tout autant idéologiques que tactiques.
Les deux vagues d’attentats djihadistes qui frappèrent la France, d’abord à partir de 1994 en tant que soubresauts de la guerre civile algérienne entre les forces gouvernementales et islamistes, puis durant les années 2010 à la suite de la confrontation avec l’État islamique, finirent par imposer dans les esprits, déjà tourmentés par l’ensauvagement d’une partie de la jeunesse des banlieues assimilée à l’immigration, l’idée que la République concordataire avait failli dans l’intégration de ses populations musulmanes.
Une fois reçu, le 3 juin 1958, le mandat qu’il demanda à l’Assemblée nationale dans le but de préparer une nouvelle Constitution, le Général de Gaulle insista pour que le Comité consultatif constitutionnel, mis en place en juillet, ne s’arrogeât pas le pouvoir de discuter du caractère laïc de l’État.
De façon à ce que demeurât une fenêtre de tir possible pour la réalisation de son plan concordataire, de Gaulle eut l’habileté d’imposer que la République ne fût pas définie comme laïque dans l’Article premier de la nouvelle Constitution. Du reste, la priorité de son action, une fois érigées les nouvelles institutions, résida dans le règlement de la question algérienne, raison principale pour laquelle il avait d’ailleurs été rappelé au pouvoir.
D’autant que la présence d’une population musulmane majoritaire dans les départements algériens lui fit, très tôt, prendre conscience du fait qu’un régime concordataire ne pût être envisageable que lorsque l’islam nord-africain disparaitrait de la France à la suite de l’abandon de la rive Sud de la Méditerranée. A ses yeux, cette religion, aussi respectable fût-elle, renfermait dans sa vision du monde une incompatibilité fondamentale avec le caractère chrétien de la France. Garder l’Algérie eut signifié, à brève échéance, l’égalité de traitement de tous les cultes présents sur le territoire, à commencer par l’islam, dont les fondements comme l’histoire lui paraissaient étrangers à la lente construction nationale française, laquelle remontait d’après lui, au baptême de Clovis survenu au tournant du VIe siècle. L’indépendance algérienne et la concordisation de la République s’associaient ainsi, dans son esprit, en une unique politique religieuse.
Dans la manière avec laquelle il modifia, dans un sens révolutionnaire, la culture du pays, Mai 68 marqua une étape essentielle dans la faillite finale du système concordataire français. Les évènements montrèrent à la face du pays que sa jeunesse, nombreuse parce qu’issue du Baby-Boom de l’Après-guerre, était partisane d’un retour à un régime laïc. Daniel Cohn-Bendit, le plus célèbre de ses porte-paroles, popularisa le slogan qui trouva un assentiment général chez les étudiants, puis parmi une part massive des ouvriers, notamment ceux affiliés à la CGT : «Soyez réalistes, exigez l’impossible retour de la laïcité».
Conscient de n’avoir pas su anticiper la profondeur, pour le pays, de ce qu’il appela la «chienlit», De Gaulle promit, peu de temps après la victoire de son camp aux élections législatives qu’il provoqua en réaction aux événements de Mai 68, d’organiser un référendum sur la régionalisation et sur la réforme du Sénat. Cette dernière devait permettre d’aménager un espace institutionnel aux forces vives de la Nation, constituées, en plus des représentants des milieux économiques et sociaux, de délégués des trois cultes reconnus par l’État.
La décision de donner un rôle plus important aux religions dans le fonctionnement de la République catalysa les oppositions de tous bords (de l’extrême-gauche à la droite libérale). Elle leur donna l’occasion de créer une brève convergence, la première du genre dans l’histoire de la Ve République concordataire, qui se matérialisa par la fondation du vaste Mouvement laïc français (MLF).
Mais comme il ne s’agissait que d’une fédération de courants et non d’un parti en bonne et due forme, le MLF ne devait pas survivre à la victoire du Non lors de la consultation d’avril 1969. D’autant que les tentatives de coalitions transpartisanes étaient rendues difficiles par la logique institutionnelle de la Ve République, d’après laquelle le Président jouait un rôle charismatique presque prométhéen, une caractéristique qui déteignit sur le fonctionnement même des partis, en y entraînant une personnalisation excessive de l’affrontement politique, en leur sein comme dans la compétition électorale des uns vis-à-vis des autres.
Néanmoins, la fin du MLF, consommée au sortir de l’élection de Georges Pompidou, ne s’apparenta pas à un abandon de la question laïque. Déjà, au moment du vote de la loi Neuwirth autorisant la contraception en 1967, les pourfendeurs du régime concordataire s’enorgueillissaient d’avoir obtenu gain de cause. Ce précédent leur indiquait que les réformes sociétales allant à l’encontre des doctrines religieuses n’étaient pas impossibles, même si sa survenue ne fut permise par le Général De Gaulle que parce qu’il souhaitait démontrer, par une sorte de réactivation de la doctrine gallicane, la souveraineté supérieure de la France sur le Vatican.
Cependant, la non-reconnaissance de l’islam décidée par De Gaulle avait été le marqueur de l’obligation que se donna le premier président de la Ve République d’évoluer dans ce qu’il appela un «juste milieu», ligne politique que ses trois successeurs empruntèrent également, avec le soutien du clergé catholique, jusqu’à l’entame de la présidence de Jacques Chirac. (…) Cette ligne politique se transforma néanmoins rapidement en une étroite ligne de crête, tant elle fut enserrée entre les tenants de la laïcité, qui parvinrent, dans une série de combats politiques, à faire adopter nombre de décisions sociétales majeures qu’ils soutenaient (sur le divorce, l’avortement, la peine de mort, la fin de vie, le PACS, le Mariage pour tous), et ceux, clairsemés au départ, mais de plus en plus puissants à mesure que le nombre de musulmans augmenta, favorables à l’inclusion égalitaire de l’islam vis-à-vis des autres Églises déjà établies (les cultes catholique, protestant et israélite).
Cette configuration politique s’avéra, à l’analyse, fatale au régime. Elle empêcha, pendant les 40 premières années de son exercice, la Ve République de s’engager totalement dans la logique concordataire, l’établissement officiel de l’islam n’arrivant que trop tardivement pour compenser les effets favorables au mouvement laïc causés par la profonde déchristianisation du pays. L’élimination du culte catholique en tant que force agissante dans la société fit peu à peu disparaître les derniers partisans de poids du régime concordataire, de telle sorte que la bipolarisation, qui se cristallisa schématiquement autour des pro et des anti-laïcité, organisa la vie politique française pendant une bonne partie du premier quart du XXIe siècle. En dernier ressort, elle ne put que laisser la voie ouverte à la victoire finale du parti anticlérical, obtenue grâce à l’usage que celui-ci fit des nouveaux outils de pénétration dans les âmes que furent Internet et les chaînes d’info continu, et à son instrumentalisation des attentats à partir de celui commis à New York le 11 septembre 2001.
Adel Taamalli