Un langage à décrypter

Traditions vestimentaires

La manière de s’habiller traduit un état d’esprit, un attachement aux traditions ancestrales ou une volonté de s’émanciper pour être de son temps.Que de fois avons-nous eu envie de nous retourner pour suivre des yeux quelqu’un qui s’est habillé drôlement, une manière excentrique de s’exhiber volontairement ou involontairement ! On dit que les individus que nous côtoyons au quotidien sont imprévisibles. Ils le sont surtout par les vêtements qu’ils peuvent porter, parfois pour attirer sur eux le regard des autres. Nous parlons surtout de ceux qui s’habillent par snobisme, pour étonner les autres ou pour se démarquer de tout le monde. A titre d’exemple, un intellectuel s’habille une fois à l’européenne : costume trois pièces, cravate, soulier brillants. Le lendemain, la même personne passe avec une gandoura échancrée, un pantalon bouffant, une chéchia tarbouche, des souliers avec des demi-cercles à l’emplacement des lacets, à la mode de chez nous. En quoi la tenue vestimentaire peut-elle être un langage ? C’en est un effectivement, et dans toutes ses variantes.
A l’indépendance de l’Algérie, on a voulu faire de la femme un être émancipé, une citoyenne à part entière. Ayant pris une part active à la guerre de libération, on lui a arraché le voile traditionnel (elhaf), blanc, ou noir dans le Constantinois, les filles ont eu droit à la scolarisation et s’il n’y avait pas eu déviation par la faute des irresponsables, on serait devenu une société instruite et capable de rivaliser d’ardeur avec les autres sociétés développées. Les traditions dans toutes les régions d’Algérie ont toujours voulu que la femme s’habille de la tête aux talons. Cela signifie que sur la voie publique, elle est bien couverte et que seul le visage est parfois à moitié découvert par le voile algérois ou constantinois. Le visage entièrement visible, c’était à l’Ouest sous le prétexte qu’on ne portait pas la voilette. Connaissez-vous la robe oranaise, bel-abbésienne, tlemcénienne, aurésienne, sétifienne ? Nous voulons parler de la tradition vestimentaire parce qu’on s’est pris de passion pour la vie dans ces régions, une manière d’aller à la redécouverte de ses racines, car toute personne qui ne se retourne pas sur ses racines est considérée comme perdue. Avant que la femme n’ait adopté le blue jean, la veste, le hidjab ou le djelbab, elle portait une tenue de chez nous, c’est-à-dire locale avec ses formes et ses couleurs porteuses de messages. On dit même que la robe kabyle a des couleurs inspirées de la nature vivante. On peut parler de symbolique des couleurs lorsque la femme porte tout son accoutrement des grands jours ; une robe dont la couleur est mise en valeur par les dentelles polychromes, un foulard noir brodé à la main et une fouta apportant des notes particulières mais à condition qu’elle soit bien ajustée à la taille. Mais, attention ! On n’y touche pas, l’interdiction est toujours en vigueur.

Un voyage dans le temps pour les hommes
La tenue vestimentaire pour les hommes a une longue histoire. Pour commencer, nous rappellerons une vieille photo datant approximativement de 1880, donnant à voir des apprentis algériens dans un centre professionnel dont la seule spécialité était la forge. L’école d’apprentissage a dû faire l’objet d’une propagande de l’administration coloniale s’évertuant à apporter la preuve de l’œuvre civilisatrice mensongère. Les élèves recrutés pour cette formation devaient avoir entre 15 et 18 ans et portaient des habits de miséreux : turban, chéchia, pantalon rapiécé, burnous usé par le temps. Des habits de travail exprimant la peine que devaient se donner ces jeunes et leurs parents pour survivre.
Un demi-siècle de colonisation s’était déjà écoulé et la misère s’était accentuée. La chéchia qui a existé sous différentes formes avec le turban, comme élément important de la tenue vestimentaire traditionnelle masculine, était une spécialité tunisienne. L’administration coloniale s’est appuyée sur cette tenue ancestrale pour se légitimer en faisant porter aux caïds, bachaghas : gandouras, burnous, turbans faits avec des tissus luxueux et brodés de fils brillants de soie ou d’or conçus beaucoup plus pour impressionner que pour perpétuer une tenue folklorique. C’est un habillage rappelant le karakou des nouvelles mariées, dont le but pour les chefs français était de présenter les notables servant de supplétifs comme de vrais administrateurs issus des masses populaires opprimées. Nous les avons vus dans les films «La Grande Maison» «L’incendie», «Chronique des années de braise».
Les colonisateurs voulaient donner par les couleurs des burnous – rouge et bleu, ou rose et jaune – de fortes connotations d’un langage ésotérique des symboles. Les linguistes spécialisés en langage sémiologique se sont largement servis de ces images de dominés par rapport aux dominants rappelant l’esclavage ou la conquête, comme celle d’un Noir portant l’uniforme militaire saluant le drapeau américain. Les Français ont porté la ségrégation dans l’enceinte même de l’Ecole normale de Bouzaréah où, depuis ses débuts jusqu’à la veille de la 2e Guerre mondiale, période à laquelle on s’était aperçu de l’injustice flagrante, il y eut deux écoles d’instituteurs : celle réservée aux instituteurs français, et celle des instituteurs affublés du titre réducteur d’indigènes et appelée cours normal. La séparation à l’intérieur était nette : la formation n’était pas la même, les instituteurs indigènes se démarquaient des autres. Ils portaient le seroual bouffant ou en accordéon, une gandoura algérienne à large échancrure, un burnous, une chéchia ou un chèche.
La population acceptait d’envoyer ses enfants à l’école française des indigènes, sous le prétexte qu’ils étaient pris en charge par des maîtres issus de notre société. Et pour dissiper le climat de méfiance, les responsables français des écoles normales avaient même mis en pratique l’idée géniale d’assurer une formation arabisée à ces maîtres, y compris les Français, pour qu’un enseignement de l’arabe fût assuré dans les écoles indigènes. Il fut un temps aussi où le maître d’école portait un tarbouche, coiffure très prisée, indicatrice de classe. Et, aujourd’hui, avec la tenue algérienne en voie de disparition, la friperie et d’autres éléments vestimentaires provenant de tous les horizons au point de transformer le paysage humain en un ensemble bigarré, quelle interprétation peut-on donner des nouvelles couleurs et des formes d’habits qui nous envahissent ?
Abed Boumediene