Par sa mort, Shireen Abu Akleh ressuscite la mémoire de toutes ces victimes tombées sans faire de bruit

Palestine

Un reporter de la qualité de
Shireen Abu Akleh a assez
d’expérience, qui est celle aussi
d’une Palestinienne habituée
aux tirs les plus sauvages de
l’armée d’occupation, pour ne
pas se mettre volontairement
sous le feu. Si elle est tombée
c’est qu’un barbare a décidé, en
lui ôtant la vie, de commettre
un crime de guerre, attentat
terroriste dont il se moque
puisqu’il sait qu’il sera impuni.

Aujourd’hui, ces vidéos implacables qui
nous déroulent à volonté la bobine de la
vie nous permettent aussi, quand le drame
tend sa toile, de voir la mort en face. En
regardant les images de ma magnifique
consoeur, Shireen Abu Akleh, prise dans
une rafale de tirs, j’ai revécu ma propre
mort, ou presque mort.
En effet, puisque le 21 octobre 2000, à Ramallah,
j’ai été ainsi pris, comme elle, dans
la mire d’un tireur « d’élite » israélien. Qui
m’a visé au coeur. Hasard de l’histoire, le
criminel de guerre – puisqu’il s’agit de
cela selon la Convention de Genève – n’a
pas touché ce qu’il voulait détruire ; tirant
juste quelques centimètres trop haut.
Grâce à cette association du hasard et du
formidable talent des chirurgiens palestiniens,
j’ai survécu.
Soyons clairs, la victime est bien Shireen
et non moi qui suit encore là. Ecrire ces
lignes, ce n’est qu’une façon d’être solidaire
par le témoignage. D’expérience, je
peux décrire les secondes horrifiantes qui
furent, pour Shireen, les dernières de sa
vie. Vous êtes journaliste, vous êtes là
sans armes, non pour faire la guerre mais
pour rendre compte, permettre au monde
de voir l’invisible.
Puis, c’est l’ahurissement, l’incompréhensible
de la blessure, le passage dans un
autre monde. Une reporter de la qualité
de Shireen avait assez d’expérience pour
ne pas se mettre volontairement sous le
feu. Si elle est tombée, ce n’est pas le hasard
d’une malchance, c’est qu’un barbare
a décidé, en lui ôtant la vie, de commettre
un crime de guerre. Selon la loi, un attentat
terroriste dont il se moque, puisqu’il sait
en appuyant sur la détente qu’il sera impuni.
Courageuses dans ses récits, courageuse
sur le terrain, Shireen gardait toujours
le sens de l’accueil, toujours prête
à aider l’autre. Plus qu’une femme, c’est
un exemple qui a été assassiné.
J’ai jadis croisé la jeune femme à Ramallah,
à Gaza, à Jérusalem, dans le patio de l’hôtel
« American Colony » qui fut le palais de
Lawrence d’Arabie. Elle était intimement
journaliste et Palestinienne, mais aussi Palestinienne
et journaliste. Comme Paul
Nizan (mort lui aussi sous des balles) était
marxiste et Français. Ceux qui oseront aujourd’hui
nous dire que ses écrits étaient
militants sont des lâches, ils étaient simplement
justes. Courageuse dans ses récits,
courageuse sur le terrain, Shireen
Abu Akleh gardait toujours le sens de l’accueil,
toujours prête à aider l’autre. Plus
qu’une femme, c’est un exemple qui a été
assassiné. J’en reviens à l’expérience de
la mort et je tiens aussi à demander pardon
à ces Palestiniens « anonymes » qui,
chaque jour ou presque, tombent sous
des tirs israéliens. De ceux-là, la presse
occidentale parle peu et ils apparaissent
rarement sur les écrans. Ils ne sont rien
qu’un nombre qui vient s’ajouter au chiffre
des morts comptabilisés tous les mois,
tous les ans…Et le monde, les yeux clos,
se moque de ce cortège. Par sa mort, Shireen
ressuscite aussi la mémoire de toutes
ces victimes tombées sans faire de bruit.
Très gravement blessé, laissé sur le pavé
par les démocrates israéliens indifférents
qui ont refusé de me porter secours, je
connais le refrain repris aujourd’hui par
les « autorités » israéliennes : « ce sont les
Palestiniens qui ont tiré ».
Les mensonges du « story telling » sont
tenus en réserve, prêts à être servis à
chaud. Ce déni permet à tous les aveugles
de la planète, si épris de vérité mais qui
là ne veulent rien savoir, d’être les relayeurs
d’une insupportable prudence : «
ne nous emballons pas, attendons les
preuves »… Des preuves qui ne viendront
jamais, ou trop tard, le drame étant effacé
des mémoires occidentales.
Vient ensuite le bobard, celui de « l’enquête
impartiale ». Qui, bien sûr, ne peut être
crédible qu’exécutée par les « experts »
israéliens. Personnellement, après ma blessure,
on m’a servi ce mensonge, celui d’une
« armée qui se livrait à une investigation
». C’est faux ! Cette illusion, ce leurre sont
ignobles : les pelles qui jettent la terre de
l’enterrement.
A force de me battre, avec l’aide de l’avocat
William Bourdon et de quelques juges français,
j’ai fini par apprendre officiellement
d’Israël « que mon cas avait été étudié,
mais que le rapport militaire était secret
». Comble du mépris, mes assassins
osaient ajouter que ce compte rendu officiel
avait été « perdu » mais, que de toutes
façons, le tir qui m’avait traversé le corps
était le fait « des Palestiniens » !
Le 21 octobre 2000 à Ramallah, Jacques-
Marie Bourget, alors Grand reporter à
Paris-Match, a été pris, comme Shireen et
ses collègues, dans la mire d’un tireur «
d’élite » israélien qui l’avait visé au coeur.
Hasard de l’histoire, le criminel de guerre
n’a pas touché ce qu’il voulait détruire. Il
a tiré juste quelques centimètres trop
hauts. Grâce à cette association du hasard
et du formidable talent des chirurgiens
Palestiniens, il a survécu. Il a fallu vingt
années de combat pour que la justice française
reconnaisse qu’il avait bien été victime
d’une tentative d’assassinat de la
part d’Israël (un crime de guerre) Si, après
20 années de combat, la justice française
a reconnu que j’avais bien été « victime
d’une tentative d’assassinat de la part d’Israël
» (un crime de guerre). Mais d’où les
magistrats français tiennent-ils cette certitude
? A une mince ogive de métal retirée
de mon omoplate. Analysée par des experts,
la munition est bien une balle de
M16 fabriquée par IMI, l’industrie d’armement
israélienne. Faute d’être puni, le coupable
est connu.
Même si les amateurs du port de parapluie
par beau temps affirment les lèvres serrées
que « comparaison ne vaut pas raison »,
intimement je sais tout de la mort de Shireen,
et seul le hasard a voulu que je respire
encore. Mon témoignage entend aller,
en bouclier, au devant des mensonges officiels
et donner un peu d’espoir à ceux
qui aimaient Shireen.
L’étude balistique, dans la zone où notre
consoeur a été tuée, et celle d’un projectile
– s’il est retrouvé – peuvent encore dénoncer
un coupable. Un jour, il sera puni,
lui et ceux qui lui sont solidaires, ses enfants
peut-être, punis par trop de honte
et d’injustice accumulées.
Ainsi, je recommande à ceux qui ne sont
pas indignés de visionner les images tournées
au moment où le corps de Shireen
est retiré de la morgue de l’hôpital de Jérusalem.
On voit alors un peloton de policiers
israéliens lancer l’assaut contre un
cercueil, comme si ces non-humains souhaitaient
la deuxième mort d’une journaliste
trop indomptable.
L’accumulation d’une barbarie à visage
humain, suicidaire pour Israël, feront un
jour sauter le manteau de plomb qui veut
étouffer la Palestine.
Jacques-Marie Bourget