Méditation sur les termes «sacré» et «religion»

Le divin et le profane

,En cette période où chacun part pour des vacances méritées, voici une réflexion très libre, un vagabondage de l’esprit, où se mêlent, au-delà des constations navrées et nostalgiques, les éclairages de l’étymologie, les mises en perspectives de l’histoire, les échappées de la poésie, les métaphores de la mystique.Que cette méditation ne dissuade pourtant pas de s’en aller serein pour se changer les idées. Qu’elle porte simplement chacun à réanimer son regard d’homme sur les choses rencontrées pendant cette période de repos et à comprendre leur au-delà, malgré la capacité du système marchand à tout submerger d’insignifiance.
Nous sommes aux temps des vacances, où le monde développé voyage pour son loisir, allant visiter parfois les contrées d’où viennent les étranges étrangers qui pérégrinent pour leur survie après avoir fui leurs pays agressés ou leur misère originelle, allant s’écraser parfois sur des grillages barbelés, ou vagabonder sans papiers dans « l’Europe aux anciens parapets », jusqu’à ce que des argousins chasseurs de voyageurs subreptices les entassent dans des centres dits de rétention. Les transhumances du nord au sud sont licites, chacun le sait. Les migrations du sud au nord prohibées. L’Anglois peut revenir en Aquitaine, le Gaulois en Maghreb, mais gare au Maure ou au Soudanais se risquant outre Méditerranée. Au-delà de cette injustice planétaire que ce temps de voyages nous fait saisir plus clairement que d’autres, la saison qui commence nous rend plus perceptible aussi l’insignifiance vertigineuse de la pratique touristique, insoucieuse de l’écho invisible des choses, dans des lieux merveilleux où la vulgarité multiforme du loisir-marchandise efface ce qui avait été murmure du Divin, présence de l’Esprit, ordre du sacré.
Ce sacré, dont nous sollicitons ici la notion avec une nostalgie coupable dans un monde qui n’en a cure, a été saisi autrefois comme concept, au temps d’un scientisme prospère, par l’anthropologie religieuse européenne, avant la césure sanglante de la Grande Guerre. Son avènement découle, entre autres, des analyses d’Emile Durkheim, dans son ouvrage de 1912 sur « Les formes élémentaires de la vie religieuse ».
Le souci de ce grand promoteur de la sociologie, avec bien des anthropologues de son époque, avait consisté à forger une définition de base capable de caractériser et d’englober un maximum de phénomènes de nature dite religieuse et Durkheim a très vite privilégié dans ce but le terme « sacré » en définissant les choses sacrées comme « celles que les interdits protègent et isolent » et les choses profanes comme « celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières ».
Nous prenons donc pour amorcer notre méditation, cette conception très limpide comme indicateur de ce domaine de « l’écho invisible des choses », assassiné par le système marchand du tourisme de masse ; un écho qui avait toujours paru aux hommes une évidence intuitive pendant toute l’histoire de l’humanité avant de devenir aujourd’hui inintéressant, inutile et inexistant pour la plupart.
Il faut reconnaître en effet que le sacré ne fait plus partie du quotidien des groupes et des individus et ne les structure plus. Il a disparu de nos sociétés européennes et nous devons en prendre acte. Mais, depuis que la technique a remplacé les dieux, depuis que les peurs humaines sont rassérénées par la puissance technologique, nous ne pouvons pas ne pas être frappés par cette terrible insignifiance d’un monde réduit à remplir des fonctions d’autant plus vaines qu’elles paraissent économiquement utiles.
Ainsi le sacré, défini comme le domaine que des interdits protègent et isolent, le domaine dont le profane doit rester à l’écart, apparaît d’autant plus comme une réalité fondamentale qu’aucun interdit religieux ne protège plus rien dans les mentalités européennes et que le profane pénètre partout avec une arrogance stérilisante. Tous les lieux débarrassés de leur force sacrée, de leur écho tragique, de leur aura spirituelle, aménagés et normalisés, tous les lieux que visite et occupe le touriste européen, pendant la période d’été, mer, montagne, rivage, désert, transformés en cour de récréation pour classes moyennes jouant l’aventure, deviennent terrains de jeux d’individus enivrés de leurs sensations et enfermés dans leur terrible vacuité de têtards agressifs, selon le terme de Malraux.
Et l’on se rend compte, à considérer ce fait, que des présences essentielles ne se font sentir qu’au moment de leur évanouissement, ainsi que le bonheur, dont Romain Gary disait qu’il avait su ce que c’était au bruit qu’il avait fait en partant. Le sacré ne peut donc plus se goûter, se connaître, qu’à l’instar du bonheur selon Romain Gary, au bruit qu’il a fait en partant, à l’immense vide qu’il laisse derrière lui pour des individus s’agitant sur une planète abandonnée de ses anciens mythes.
Et l’on ne sait plus guère aujourd’hui que pendant toute l’histoire de l’humanité jusqu’à notre récente révolution technologique, ce qui était insaisissable à l’homme avait paru relever d’une logique supra humaine et ne pouvait s’expliquer que par des constructions mythologiques, ne pouvait se concilier qu’à travers des rites.
Par Rochdy Alili
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