Méditation sur les termes «sacré» et «religion»

Le divin et le profane

En cette période où chacun part pour des vacances méritées, voici une réflexion très libre, un vagabondage de l’esprit, où se mêlent, au-delà des constations navrées et nostalgiques, les éclairages de l’étymologie, les mises en perspectives de l’histoire, les échappées de la poésie, les métaphores de la mystique.

C’est donc, répétons le, dans des univers de signes et de symboles, de constructions mythologiques qui disent le pourquoi et l’au-delà du monde, que vit l’humanité pendant presque toute son histoire. Ces univers forment des combinaisons de rituels et d’interdits qui harmonisent le divin, le naturel et l’humain. Ils échafaudent des récits et des traditions qui apaisent les inquiétudes de l’homme ou du moins les orientent et donnent une direction à ses espérances. C’est dans de tels univers que l’islam, il y a presque un millénaire et demi, au VIIe siècle de l’ère chrétienne se fonde et s’installe, avec ses rituels et ses interdits, sa manière à lui d’harmoniser le Divin, le naturel et l’humain, avec ses récits, ses traditions, nouvelles certes, mais bien plus souvent liées aux récits et traditions qu’il trouve dans ses territoires, et reprend à son compte avec son génie propre, modulant progressivement ses harmonies, modelant ses formes, dans une constante rencontre avec l’autre, dans des paysages physiques et mentaux multiples. Tout commence, on le sait, au surgissement de tribus conquérantes venues de la massive péninsule arabe, isolée certes mais parcourue néanmoins de routes et pénétrée par des marchands, des missionnaires et des aventuriers. Le mouvement n’est pas nouveau. Il anime et réanime les Arabes depuis des millénaires, du nord au sud et du sud au nord, de l’océan Indien jusqu’aux premiers contreforts des monts Taurus, dans l’actuelle Turquie, entre l’aire de civilisation de l’Iran et celle de la Méditerranée.
L’ancien empire romain d’occident est divisé en royaumes issus des invasions barbares tandis que l’empire romain d’orient survit avec Constantinople, ou Byzance, si l’on préfère, comme capitale. En Iran, le vieil Etat Perse plus que millénaire se maintient. Il vient justement d’attaquer Byzance à l’époque du prophète et de subir un grave revers. En Chine une forte autorité centrale vient de se réanimer, avec la dynastie des Tang.
Enfin les Turcs sont d’importants acteurs aussi bien des incursions dites « barbares », que des péripéties politiques en Chine ou d’aventures impériales en Mongolie. Ils glissent de plus en plus vers l’ouest, s’imposant peu à peu en Asie centrale à un ensemble économique et culturel indo européen, la Sogdiane et ils poussent vers l’Europe orientale et les Balkans. Au plan religieux, chacun porte ses mythologies, ses cultes, ses doctrines. Ainsi, d’ouest en est des terres qui vont se trouver conquises par les Arabes musulmans, nous entrevoyons d’abord une Espagne wisigothe, gouvernée par des rois chrétiens, ariens puis catholiques à l’époque de la conquête musulmane, avec de fortes communautés juives et une majorité de la population sans doute encore attachée à des croyances païennes.
Le Maghreb a été quant à lui porteur de toutes les religions anciennes, depuis le paganisme sémite jusqu’au christianisme, brillamment illustré par Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin du second au cinquième siècle. Il a connu aussi la religion romaine et le judaïsme, auquel des tribus entières se sont converties, mais il garde toujours un fond païen berbère térée au monde et à l’homme, et à ce qui est au-delà du monde et des hommes, les dieux, le sacré, le Tao, le Mana, le Dieu unique et personnel des monothéismes.
Et c’est précisément parce que nous sommes nourris de raison, éclairés de connaissance, que nous savons combien la question de l’homme et de son destin ne se résout pas à mesure que la connaissance rationnelle progresse. Nous avons expérimenté combien la réponse glisse sans cesse entre les doigts et n’a jamais été entrevue par la science. Est-ce pour autant qu’il faut cesser de poser cette question ? D’après le déterminisme scientiste, comme le relève René Char : « le libre arbitre n’existerait pas. L’être se définirait par rapport à ses cellules, à son hérédité, à la course brève ou prolongée de son destin… Cependant, il existe entre tout cela et l’Homme une enclave d’inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l’accès et assurer le maintien ».
Peut être la religion au sens romain, la terrible loyauté de Chesterton, le respect têtu de Mohammed Talbi sont ils les bases d’une préservation des accès à cette enclave d’inattendus et de métamorphoses, coincée entre les lois de la nature révélées par la science, qui sont aux yeux de l’islam autant de nouveaux signes du Divin, et le rêve que l’Homme, avec une majuscule, comme l’a écrit René Char, ne cesse de nourrir pour lui même.
Ce projet pour l’homme, en islam, et c’est là une porte vers bien des inattendus et des métamorphoses, ce projet est d’assumer la responsabilité d’une création dont le motif initial et final, dans la spiritualité musulmane, s’explique très bien par une parole du prophète, faisant déclarer à Dieu : « J’étais un Trésor caché et J’ai voulu être connu, c’est pour cela que J’ai créé l’univers ». Ainsi, la nature, la, sage, merveilleuse et cruelle nature, polluée par le tourisme marchand, la nature, comme toute chose en ce monde, est une manière pour le Divin de se faire connaître à l’homme, car, comme le dit un soufi persan du XIII-XIVe siècle, Mahmud Shabestari, dans son traité-poème « la roseraie des mystères » : « Pour celui dont l’âme a atteint la vision béatifique, l’univers est le Livre de la Vérité très Haute ». Enfin al-Hallaj, martyr majeur de la spiritualité musulmane au début du Xe siècle, n’affirme pas autre chose lorsqu’il rappelle que « La création indique Dieu au dehors ». De la sorte la mer, la montagne, le ciel, les étoiles, l’océan, et tout ce qui existe dans l’univers, ne sont pas des dieux, ne sont pas emplis de dieux, mais ils indiquent Dieu. Ils sont un ensemble de formes qui manifestent un Divin absolument autre et inaccessible mais faisant signe à l’homme à travers elles, établissant le monde comme un miroir où Dieu se reflète pour se révéler à sa créature.
Dès lors l’homme, selon al-Ghazali : « doit acquérir en ce monde, par l’usage de ses sens corporels, une certaine connaissance des œuvres de Dieu et, par ce truchement, de Dieu Lui-même. ». Et cette connaissance de Dieu, toujours selon Ghazali est possible car : « chaque cœur, malgré les différences individuelles, est prédisposé à connaître la réalité des choses car il est lui-même une chose divine et noble, qui se distingue des autres substances du monde comme lieu de la science des choses divines ».
Poussant plus loin encore la métaphore, une certaine mystique de l’islam affirme que le projet de Dieu en l’homme est d’en faire le miroir de Lui Même. Et Ibn al-Arabi, le grand spirituel venu de l’Espagne musulmane, mort à Damas en 1240, affirme que chaque homme manifeste au monde un des attributs divins, un des Noms divins, qu’il contemple en Dieu et que Dieu contemple en lui : « Dieu (dit al-Arabi) est donc le miroir dans lequel tu te vois toi-même, comme tu es Son miroir, dans lequel Il contemple Ses Noms. Or ceux-ci ne sont rien d’autre que Lui-même ». L’enclave dont René Char proposait l’image parait donc ici béante, large ouverte pour l’accès à tous les inattendus et toutes les métamorphoses. Car le projet spirituel de l’islam est de transformer l’homme en lui même, de l’aider à devenir ce qu’il est, avec la perspective, selon Ibn al-Arabi, d’être un homme parfait, celui qui rassemble en lui tous les attributs, tous les Noms divins, à l’instar des prophètes, et qui : réunit en lui la forme de Dieu et la forme de l’univers. Lui seul révèle l’essence divine avec tous ses Noms et Attributs. Il est le miroir par lequel Dieu est révélé à Lui même, et, par là, la cause finale de la création ». Ainsi la boucle est bouclée, la nature et l’univers entier sont un miroir où Dieu se montre à l’homme. De son côté chaque homme est une théophanie, une manifestation d’un des Noms, d’un des attributs du Divin, et ne peut se connaître lui-même que dans le miroir de Dieu, Lequel rassemble et synthétise tous ces attributs. Enfin le Divin se contemple lui-même dans cette humanité, dont chaque membre reflète un de ses noms.
Et il se contemple idéalement dans les prophètes et les grands saints manifestant la totalité des Noms Divins, miroirs parfait ou la Transcendance absolue se mire pleinement. On peut donc dire ici que si Dieu est dans l’islam l’espérance de l’homme, l’Homme, cause finale de la création, comme le dit Ibn al-Arabi, est aussi l’espérance de Dieu.
Mais enfin, est ce que ces représentations, ces définitions appuyées sur nos étymologies fondatrices de francophones, en requérant fugitivement l’autorité d’un Durkheim, en évoquant les perspectives poétiques de la mystique musulmane, est-ce que tout cela aura pu emplir les immensités ouvertes par ces mots de liberté, de sacré, de religion, de dieux, de Divin ?
Est-ce que le projet de préserver l’accès à « l’enclave d’inattendus et de métamorphoses » qui ouvre sur l’Homme comme espérance perpétuellement exaltante, mais aussi toujours décevante et sans cesse avortée, peut combler les béances de l’interrogation sur le monde et soi-même ? Nous savons bien que non. Nous venons de faire, au moment où chacun va partir pour un voyage estival bien mérité, mais souvent hélas produit de plus du système marchand, nous venons de faire un vagabondage et nous en avons choisi les chemins. Mais on pourrait en prendre d’autres, et nous avons à peine pénétré la géographie d’un infini où nous ne cesserons jamais de nous perdre, comme le disait souvent Ghazali à la fin de ses démonstrations
« Puis-je vous suggérer de demander pour moi mon pardon pour tout ce en quoi ma plume a pu se tromper, ou mon pied glisser ? Car c’est chose aventureuse que de plonger dans la mer sans fond des mystères divins, et il est dur et difficile d’essayer de découvrir les lumières célestes qui sont derrière le voile ».

Par Rochdy Alili
Suite et fin