Le bateau, un mythe, des voyages hors du commun

Echapées belles

Ce moyen de locomotion en mer est entré dans le quotidien de la société algérienne vers le 19e siècle pour devenir, au fil du temps une obsession, celle d’un exil forcé et à vie.

«C’est le bateau qui l’a emporté et depuis il n’est jamais revenu», dit un poème ancien chanté par une voix féminine dont le timbre porte les signes de tristesse. Beaucoup de chansons ont été consacrées au bateau qui vogue sur l’eau, avec beaucoup de connotations fortes sur des familles qui ont laissé l’être cher partir vers l’inconnu, un autre monde d’adoption.

L’exil forcé ou volontaire par la voie maritime
Cela a commencé au temps où l’avion était inconnu, et pour arriver à une destination choisie, si elle est située au-delà de la mer ou de l’océan, il fallait prendre le bateau. Les Algériens qui avaient participé aux différentes insurrections contre l’occupation étrangère, ont suivi l’Emir Abdelkader au prix d’un exil définitif en Syrie. Et l’occupant étranger au lendemain de la conquête, mais surtout du soulèvement de 1870, alors qu’elle était en guerre contre son ennemi naturel l’Allemagne, la France a préféré revenir en Algérie, après avoir signé sa défaite en cédant l’Alsace et la Lorraine à l’adversaire. Elle ne voulait pas perdre notre pays devenu sa colonie, mais cela ne s’est pas fait sans affrontements armés.
Et pour briser l’élan des Algériens, l’armée coloniale a choisi le bateau pour envoyer au loin, à des milliers de kilomètres, nos chefs de guerre, en Nouvelle-Calédonie, considérée comme une prison à ciel ouvert. De l’océan Pacifique situé à l’autre bout du monde et par la mer, deux combattants sont revenus avec l’intention de régler des comptes avec leurs ennemis. Ils font partie des héros nationaux. Le bateau qui s’apprête à jeter l’ancre pour prendre la direction d’un autre continent est objet non pas d’admiration mais de tristesse angoissante pour les victimes. Ils n’en ont gardé que de mauvais souvenirs. On maudit le bateau qui a pris nos enfants. Ceux qui ont eu l’opportunité d’accompagner un des leurs jusqu’au lieu d’embarquement pour de lointains rivages, ont suivi des yeux le bateau s’éloignant de plus en plus jusqu’à sa disparition à l’horizon. On en revient malade, et les plus sensibles à la douleur versent des larmes.
La plupart de ceux qui ont pris le bateau ont fait un voyage sans retour ; la mer les a pris à vie. «Ah ! si les maudits bateaux n’avaient pas existé, on ne serait pas tombé dans le malheur», paroles que des femmes ont chantées. Quelquefois, elles chantent pour demander au bateau de ramener l’enfant, le plus cher de la famille.

Une histoire et des histoires
C’est par bateau comparable à celui des animaux que les Noirs ont été transportés vers l’Amérique pour servir d’esclaves, après avoir été arrachés de force à leur terre ancestrale puis vendus aux enchères publiques. Que de mouvements de populations ont été possibles grâce à des embarcations parfois de fortune comme les radeaux qui ont permis aux Indiens de traverser le détroit de Behring séparant l’Asie de l’Amérique, il y a de cela plus de 26 000 ans. On dit que le premier bateau a été construit par Sidna Nouh, en prévision d’un déluge par lequel devaient être condamnés à mourir par Dieu, pour leur méchanceté. Quant aux Mayas, Incas, Aztèques et autres tribus indiennes, ils avaient créé des civilisations. En cherchant bien, dans tous les continents, on trouverait des tribus, familles, ethnies installées depuis des siècles ou des générations après être venues d’ailleurs. Quelquefois, c’est un artiste qui choisit d’aller vivre à des milliers de kilomètres de chez eux, ou pour s’y faire enterrer, à la manière du chanteur Jacques Brel, qui a exigé des siens que sa tombe se trouve à côté de celle du peintre Gauguin, aux îles Marquises.
Le chanteur comme le poète ou le peintre ont des comportements et des choix singuliers qu’on a du mal à expliquer. Le chanteur El Hasnaoui adulé de son vivant et après sa mort, reste d’actualité pour son genre musical populaire et comparable à celui de Dahmane El Harachi, El Anka a choisi d’aller vivre à l’île de la Réunion. Il fut un temps, qui remonte à des siècles en arrière où des hommes qui avaient été bannis pour avoir commis des fautes impardonnables, disparaissaient de leur pays et pour le restant de leur vie ; ils s’exilaient vers des pays inconnus. Beaucoup sont allés se réfugier en Tunisie, ils y ont laissé des descendants. Notre pensée, dans le cadre de ce thème de l’exil et du voyage en bateau, va vers la famille Amrouche exilée à vie en Tunisie puis en Europe.
Abed Boumediene