« Le FMI est un bras politique de l’armée américaine »

Professeur Michael Hudson :

Mohsen Abdelmoumen : Votre analyse de l’époque mésopotamienne et du sage règne des empereurs incarné par la pratique du Jubilé (par rapport à la prédation des oligarchies) résonne avec la théorie économique islamique qui interdit le riba (c’est-à-dire l’usure) et impose que les banques et les créanciers partagent le risque de l’investissement ou de la dette.

Il semble également que ce soit quelque chose de profondément ancré dans nos traditions arabes et nord-africaines d’égalité et de justice, où il est socialement inacceptable de laisser une partie de la communauté dans une pauvreté extrême. En tant qu’anthropologue, avez-vous relié le succès ou l’échec de la finance moderne à des facteurs anthropologiques tels que les structures des familles rurales ou les théories développées par des personnes comme Emmanuel Todd ?
Prof. Michael Hudson : J’ai écrit un long article sur Ibn Khaldoun, qui doit être publié, je pense, dans le périodique français M.A.U.S.S, en me focalisant sur son idée de l’entraide et sur le développement de cette vision par les Lumières écossaises du XVIIIe siècle, puis par l’Europe occidentale.
En écho au concept d’Aristote selon lequel l’homme est un « animal politique » (zoon politikon), la discussion préliminaire d’Ibn Khaldoun affirme que « l’homme a besoin de nourriture pour subsister », mais que la puissance de l’être humain individuel n’est pas suffisante pour lui permettre d’obtenir (la nourriture) ce dont il a besoin… Ainsi, il ne peut se passer de la combinaison de nombreuses forces parmi ses semblables, s’il veut obtenir de la nourriture pour lui et pour eux. Grâce à la coopération, les besoins d’un certain nombre de persona, plusieurs fois supérieurs à leur propre (nombre), peuvent être satisfaits.
La construction de communautés nécessite un sentiment d’identité commune – une polis, un peuple qui se reconnaisse. Dans le même ordre d’idées, Adam Ferguson a fait sienne la déclaration de Montesquieu dans L’esprit des lois (1748) : « L’homme naît dans la société, et c’est là qu’il demeure ». Pour survivre, les gens doivent coopérer au sein d’un système d’entraide. « L’homme est, par nature, le membre d’une communauté ; et considéré à ce titre, l’individu semble ne plus être fait pour lui tout seul. Il doit renoncer à son bonheur et à sa liberté, lorsque ceux-ci interfèrent avec le bien de la société ». Lord Kames fait référence à « l’union intime entre une multitude d’individus, engendrée par l’agriculture », puis a poursuivi en parlant de l’élevage pastoral, de l’agriculture, de l’urbanisation et du commerce.
Après s’être initialement rassemblés avec un esprit de groupe, le défi était de préserver cette éthique face à une prospérité croissante. « L’amélioration ultérieure de leurs conditions et l’acquisition de plus de richesse et de confort qu’ils n’en ont besoin les amènent à se reposer et à se détendre », écrit Ibn Khaldoun. Le luxe s’ensuit, et « les personnes sédentaires s’occupent beaucoup de toutes sortes de plaisirs… Plus elles possèdent, plus les voies et les moyens de production de ces richesses s’éloignent d’elles. » Les habitants des villes « ne se préoccupent que de leur propre plaisir et de leur propre profit, sans se rendre compte de la nécessité d’un soutien mutuel. » Ferguson a également décrit comment la prospérité prépare le terrain pour miner les sociétés. En entrant dans la phase commerciale, l’homme prospère typique est revenu à un comportement égoïste, un individu « détaché et solitaire » « en concurrence avec ses semblables, et il les traite comme il le fait avec son bétail et sa terre, pour les profits qu’ils apportent. Le puissant moteur que nous supposons être à l’origine de la société ne tend qu’à mettre ses membres en concurrence ou à poursuivre leurs rapports après la rupture des liens d’affection». Il ne faut pas s’étonner que les élites financières modernes se comportent de la manière dont Ibn Khaldoun décrivait les dynasties décadentes : avec un égoïsme antisocial. La soif de l’argent transforme les hommes en homo economicus, les individus « libertaires » égoïstes idéalisés par les écoles autrichienne et de Chicago, dépourvus des sentiments « d’identité de groupe » qu’Ibn Khaldoun appelait ‘asabiyah, que Ferguson appelait « sentiment de camaraderie » et que l’anarchiste russe Peter Kropotkine appelait aide mutuelle.
La plupart des philosophes avaient anticipé que la richesse engendrerait l’égoïsme et l’orgueil, mais aucun n’était assez cynique pour prévoir que les élites réécriraient l’histoire pour dépeindre leur recherche du profit et du luxe non pas comme un déclin de la civilisation qui replonge dans la sauvagerie, mais comme un essor, voire comme l’état éternel de la société, une nature humaine intemporelle et constante. Les contrôles moraux de la collectivité, qui étaient autrefois considérés comme un moyen de consolider la solidarité sociale, sont désormais dénigrés comme un détournement de l’esprit « naturel » de recherche personnelle.
L’armée de partisans académiques du secteur financier nie qu’il y ait jamais eu un avantage social à annuler les dettes à l’échelle de l’économie. Cela explique en partie pourquoi l’assyriologie et l’histoire de la Mésopotamie de l’âge du bronze restent en dehors du programme universitaire normal : leurs conclusions vont à l’encontre de l’idéologie financière de notre époque et montrent que la dette et les marchés ne doivent pas fonctionner de manière à appauvrir la société. Nous sommes donc ramenés à la question principale dont les philosophes ont débattu pendant des milliers d’années : la nécessité pour une autorité publique avisée de supplanter les mécanismes du « libre marché », en privilégiant le renouvellement de l’équilibre et de la croissance économiques par rapport à la volonté financière d’engloutir l’économie dans la dette et la dépendance.

Comment votre analyse exceptionnelle de Rome en tant qu’hégémon dirigé par une oligarchie utilisant la guerre et la dette pour dominer la Méditerranée peut-elle nous aider à comprendre le type de domination des pays occidentaux sur le monde au cours des derniers siècles, que ce soit par le biais des Empires coloniaux ou de l’exceptionnalisme américain ?
La Grèce classique et Rome ont rompu radicalement avec la tradition proche-orientale des Clean Slate (ndlr : littéralement Ardoises Propres, peut être traduit par « table rase ») périodiques qui annulaient les dettes agraires et personnelles, libéraient les esclaves et rendaient les terres autonomes qui avaient été confisquées ou vendues sous la contrainte économique. Il n’y avait pas de tradition d’ardoises propres. L’accumulation de dettes, la perte de terres et de liberté étaient rendues irréversibles. En conséquence, les économies se sont scindées entre créanciers et débiteurs.
La Grèce et Rome ont connu plusieurs siècles de révolution sociale exigeant l’annulation de la dette et la redistribution des terres. Les leaders qui défendaient ces idées ont été assassinés tout au long de la République romaine.
L’Antiquité classique a légué à la civilisation occidentale ultérieure la structure juridique et politique d’oligarchies créancières polarisant l’économie, et non la démocratie au sens de structures et de politiques sociales favorisant une prospérité générale largement répandue. La grande transition de l’Antiquité vers le monde moderne a consisté à remplacer la royauté non pas par des démocraties mais par des oligarchies ayant une philosophie juridique favorable aux créanciers. C’est cette philosophie qui a permis aux créanciers de s’approprier les richesses, sans se soucier de rétablir l’équilibre économique et la viabilité économique à long terme, comme cela s’est produit au Proche-Orient grâce aux Clean Slate. Dans la mesure où les « démocraties de marché libre » d’aujourd’hui ont une planification économique, elle est de plus en plus le fait du secteur financier qui cherche à concentrer entre ses mains autant de revenus, de terres et d’argent que possible, aux dépens de l’ensemble de la population endettée.

Interview réalisée
par Mohsen Abdelmoumen
A Suivre …