Cuba, 60 ans d’embargo américain

Le Boeing 737-800 de la compagnie canadienne Sunwing, en provenance de Montréal, atterrit à l’aéroport de Varadero. A son bord près de deux-cent touristes canadiens. En cette soirée tropicale, chaude et humide, de ce mois d’octobre, plusieurs bus et véhicules attendent leurs clients pour les diriger vers les destinations touristiques choisies.

Pour notre part, destination La Havane, distante de 145 km de Varadero. Il est déjà 22 heures passé. Notre véhicule emprunte une voie express à deux fois deux voies. A cette heure ci, la circulation est vraiment faible et les stations-service sont pratiquement vides. Avant d’arriver à la ville de Matanzas, 37 km de Varadero, notre regard est attiré par les feux qui s’échappent de plusieurs torchères. On ne le savait pas, Cuba produit du pétrole, mais en faible quantité. Près de 50 000 barils de pétrole sont chaque jour produits par l’entreprise étatique Cuba Petroleos. Sauf que ce pétrole est de mauvaise qualité et sert surtout à produire de l’électricité. Mais pour faire fonctionner les quatre raffineries dotées d’une capacité de 134 000 barils par jour, Cuba dépendait de tout le temps du grand frère Vénézuélien qui lui vend du pétrole à un prix inférieur à celui du marché. Mais ces dernières années et en raison des sanctions imposées par les Etats-Unis au pays de Maduro, la production de pétrole du Venezuela s’est effondrée à 700 000 barils par jour alors qu’elle dépassait les 3,2 millions de barils en 2002. D’où une réduction des livraisons de pétrole à Cuba.
Le 26 octobre passé, Cuba a fait face à sa deuxième grande pénurie de carburant en l’espace de sept mois. De longues files d’attente sont visibles aux abords des stations- service. « En raison de difficultés opérationnelles logistiques et d’une demande plus élevée que d’habitude, il y a eu un déficit dans la disponibilité du carburant sur le territoire national » tente d’expliquer un communiqué de l’Union cubaine du pétrole (Cupet), une entreprise publique qui a le monopole de production et de distribution des carburants.
Cette pénurie intervient trois mois après une gigantesque explosion d’un réservoir pétrolier à proximité de la ville de Matanzas. Le 5 août 2022, la foudre a déclenché un terrible incendie qui a détruit d’importants stocks de pétrole. Plusieurs jours ont été nécessaires pour l’éteindre. Le sinistre causa le décès de 17 personnes et des pertes estimées à plus de 100 millions de dollars. Nous arrivons tard dans la soirée au centre de la Havane, après avoir déposé sur notre chemin deux touristes dans un hôtel dont l’architecture tropicale nous fait rappeler les décors exotiques de certains films hollywoodiens L’hôtel où nous seront logés est presque désert et de la fenêtre de la chambre nous pouvons admirer l’imposante architecture baroque néoclassique de Parque central de la Havane. L’éclairage de ces bâtiments historiques permet de mieux les mettre en valeur. En contemplant ce décor luxueux, on est loin d’imaginer qu’on se trouve dans un pays qui traverse l’une de ses pires crises économiques et sociales depuis la chute du régime de Batista en 1959.

L’espoir d’une reprise rapide
du tourisme
Contrastant avec l’ambiance de la veille au soir, une grande animation caractérise la prise du petit déjeûner dans le grand restaurant de cet hôtel classé du centre de la Havane. Les touristes sont là. Le personnel veille au grain, tout content de voir cette agitation après plus de deux ans de crise en raison du Covid 19. Depuis 2020, Cuba est confronté à sa pire crise économique depuis plus de 30 ans. L’effondrement du tourisme international en 2020 et 2021 a fortement impacté ce pays. En 2019, l’île de la liberté avait accueilli plus de 4,5 millions de touristes étrangers générant des recettes en devises dépassant les trois milliards de dollars. L’année passée, Cuba n’a pu accueillir que 356 000 touristes. L’effondrement de cette activité a mis au chômage des dizaines de milliers de Cubains. A l’extérieur de notre l’hôtel, les mythiques belles et anciennes voitures américaines sont propres et bien alignées. Les chauffeurs tentent d’attirer la clientèle étrangère. Des calèches, des tricycles et toutes les activités qui gravitent autour du tourisme, y compris le change au noir des devises, sont là. Tout est fait pour attirer la clientèle et gagner quelques dollars. La très animée rue piétonne la Calle Opisco vie au rythme de la Salsa. Les restaurants et autres commerces tentent, eux aussi, d’attirer les touristes. Malgré cette ambiance, on est bien loin du grand afflux touristique de 2019. Les autorités cubaines avaient annoncé au mois d’août le nombre de 835 000 touristes étrangers ayant visité l’île de janvier à juillet 2022. Même si ce nombre est six fois supérieur à celui enregistré durant la même période de 2021, atteindre les arrivées de 2019 serait difficile à réaliser.
Pour Manuel, un intervenant dans le tourisme la situation économique et sociale qui s’est grandement détériorée en raison de la pandémie peine à se redresser à cause de l’embargo américain. Le 7 février 1962 et suite à la crise des missiles avec l’ex Union soviétique, les Etats-Unis placent Cuba sous embargo. Cela fait 60 ans que cette sanction dure, sans aucun espoir de la voir lever ou même alléger. Plus grave encore on a même assisté à son durcissement durant la présidence de Donald Trump de 2017 à 2021. Ce dernier rajoutera à l’embargo 243 nouvelles mesures restrictives. Anéantissant ainsi les mesures courageuses prises par Barack Obama, Président démocrate des Etats-Unis de 2009 à 2017, pour alléger l’embargo.
Parmi les sanctions, l’embargo interdit aux touristes américains de se rendre sur l’île. De même pour les très nombreux bateaux de croisières qui sillonnent la mer des Caraïbes et qui ne peuvent accoster à Cuba. Pourtant et malgré l’interdiction, les touristes américains sont arrivés en seconde position après les canadiens en 2019. Signe que la majorité du peuple américain ne soutienne pas la politique américaine à l’égard de ce pays.

Une situation sociale intenable
Si le tourisme commence à se redresser ce n’est pas le cas pour les autres secteurs. Pour Alberto, un enseignant, la vie est devenue très difficile depuis 2020. Son revenu, ainsi que celui de sa conjointe, médecin, ont été laminés par la très forte hausse des prix. Rien qu’en 2021, l’inflation avait dépassé les 70%. L’effondrement du niveau de vie des couches moyennes, surtout dans les secteurs de l’éducation et de la santé, a été brutale. «Comment peut-on vivre avec un salaire moyen de 40 euros par mois alors que tout a augmenté», nous explique Alberto. Avant d’ajouter «seuls ceux qui travaillent dans le tourisme ou chez le Gouvernement peuvent s’en sortir». Le Gouvernement n’assure mensuellement que quelques kilogrammes de riz, de sucre, du café, des œufs et de l’huile à des prix subventionnés au profit des familles. Mais les quantités sont insuffisantes pour couvrir les besoins d’un mois. Pour joindre les deux bouts, chacun se débrouille comme il peut. Nombreux sont les cubains qui comptent sur leurs proches installés aux Etats-Unis. « Beaucoup de cubains font appel à la solidarité de leurs proches qui travaillent en Floride ou au Texas. Régulièrement, ils reçoivent des dollars américains. Mais malheureusement, ce n’est pas le cas de tous les cubains », se désole Roberto. La communauté cubaine installée aux USA dépasse les deux millions de personnes. En raison des pénuries le Gouvernement a autorisé en 2019 l’ouverture de magasins où les cubains peuvent acheter des produits en dollars US. Cette solution permet ainsi de faire face au manque de devises et ouvre la voie au paiement cash des importations. En 2000, Washington a décidé d’alléger l’embargo en permettant à Cuba d’acheter des produits alimentaires aux Etas-Unis. Sauf que le payement des achats doit se faire en avance et au comptant. Conditions difficiles à assurer par le Gouvernement cubain. La baisse des recettes du tourisme et les pénuries de produits alimentaires et de médicaments ont fait flamber les devises étrangères. Dans les rues de la Havane, le dollar Us est proposé à 200 Peso cubain contre 24 Peso dans le circuit bancaire. L’effondrement de la monnaie cubaine dans le marché parallèle nous renseigne sur les difficultés du Gouvernement de Miguel Diaz-Canel à équilibrer sa balance commerciale. La grave crise économique et sociale va-t-elle mettre à terre les deux grandes réussites de la révolution cubaine, l’éducation et la santé ?
A la Havane et malgré la crise, les établissements scolaires fonctionnent et sont même bien entretenus. Les écoliers sont visibles partout avec leurs uniformes scolaires. Au pays de Castro, tous les enfants scolarisés portent la même tenue et elle est propre. Même si les enseignants se plaignent de la dégradation de leur pouvoir d’achat, le système éducatif fonctionne toujours. Mais de sérieuses craintes viennent de la santé. Depuis cinquante ans, Cuba s’est spécialisée dans la formation de médecins et leur envoi en mission à l’étranger. C’est en 1963 que les premiers médecins cubains ont été envoyés dans un pays étranger. Et c’est l’Algérie qui a été la première à les accueillir. En 1962, pas moins d’un million d’européens vont quitter l’Algérie suite à la proclamation de l’indépendance. Nombreux étaient les médecins qui avaient plié bagages pour rejoindre la France.
En solidarité avec l’Algérie, Fidel Castro et Ernesto Che Guevara décident d’envoyer des médecins en Algérie pour combler le vide laissé par le départ massif des médecins partisans de la colonisation. Cinquante trois ans plus tard, Cuba avait près de 50 000 professionnels de santé éparpillés dans 65 pays à travers le monde. Ce secteur génère annuellement des recettes de plus de 8 milliards de dollars au Gouvernement cubain. Soit plus de trois fois les rentrées en devises du tourisme. Deux pays d’Amérique latine, le Venezuela et le Brésil accueillaient le plus grand nombre de médecins cubains. En 2019, Jair Bolsonaro est élu Président du Brésil. Ce dernier est un ami de Donald Trump. Il décide alors d’expulser près de 8000 médecins cubains qui travaillaient au Brésil. Ces médecins ont été ramenés en 2013 par Dilma Roussef alors présidente du Brésil. Elle est issue du Parti des travailleurs. Les médecins cubains ont été affectés dans les régions pauvres d’Amazonie et les favelas des grandes villes du Brésil. Cette expulsion avait coïncidé avec les sanctions américaines imposées au Venezuela entraînant une chute des revenus pétroliers de ce pays. Du coup, Cuba va perdre une grande partie des revenus en devises tirés de l’exportation des services de la santé. La pandémie du Covid 19 et l’effondrement du tourisme ont fini par mettre à genou l’économie cubaine en 2020 et 2021.
Conséquence de l’aggravation de la crise, l’île de la liberté sera secouée par de grandes manifestations populaires contre la vie chère le 11 juillet 2021. Malgré l’ampleur de la contestation aucun débordement ni violence n’ont été relevés. Les malheurs du peuple cubain ne vont pas s’arrêter là. Début octobre 2022, l’île est frappée par un ouragan dévastateur portant le nom d’Ian. En plus des dégâts matériels, l’ouragan plongera toute la population de l’île dans le noir. Le rétablissement du vétuste réseau électrique a pris plusieurs jours.
Depuis le début de l’année pas moins de 200 mille cubains ont fuit l’île et sont entrés illégalement aux Etats-Unis. «L’immigration clandestine est devenue le principal cheval de bataille des républicains américains. Pourtant le maintien de l’embargo sur Cuba et les sanctions contre certains gouvernements de gauche d’Amérique latine appauvrissent les peuples et encouragent les flux migratoires vers les USA», constate Manuel. Tout en espérant que le Parti républicain ne sort pas vainqueur des élections de mi-mandat de ce mois de novembre.
Mis sous pression, le gouvernement du Président cubain, Miguel Diaz-Canel mène des réformes en procédant à l’ouverture de certains secteurs économiques à l’investissement privé étranger. Après le tourisme et la petite et moyenne entreprise et pour faire face aux pénuries de produits alimentaires et de médicaments le Gouvernement a ouvert le commerce de gros et de détail à l’investissement étranger. En parallèle Miguel Diaz-Canel a sollicité l’aide des pays amis. Au milieu du mois de novembre, le Président cubain s’est rendu à Alger pour une visite officielle de plusieurs jours. Les entretiens qu’il a eu avec le Président algérien Abdelmadjid Tebboune se sont soldés par l’annulation des intérêts sur la dette cubaine auprès de l’Algérie et le report du paiement de la dette.
L’Algérie fera également don d’une centrale électrique solaire et surtout la reprise des approvisionnements en hydrocarbures pour permettre à Cuba de remettre en marche les centrales électriques et mettre fin aux coupures actuelles d’électricité, lit -on dans le communiqué officiel qui a couronnée la visite du Président cubain à Alger.
Le 25 novembre, Miguel Diaz-Canel était en Chine. Un don de 100 millions de dollars lui a été accordé par la Chine. Pékin s’est également engagé pour la réouverture de nouveaux financements pour les investissements chinois à Cuba. Dernière destination du Président cubain dans les prochains jours, la Russie.
Le 30 octobre 2022, l’élection d’Ignacio Lula da Silva comme Président du Brésil a été bien accueillie par la Havane. Le Parti des travailleurs d’où est issu Lula a de tout le temps soutenu Cuba pour faire face à l’embargo américain. L’élection de Lula vient ainsi confirmer le basculement à gauche de l’Amérique latine au grand bonheur de Miguel Diaz-Canel. Depuis 2018, le Mexique, l’Argentine, la Bolivie, le Pérou, le Honduras, le Chili et dernièrement la Colombie, ont des Présidents de gauche. Lors du gigantesque incendie du dépôt pétrolier de Matanzas du vendredi 5 août 2022 le Mexique, le Venezuela, l’Argentine, le Chili et le Nicaragua ont offerts une aide matérielle à Cuba pour venir à bout de ce sinistre.
Le 3 novembre 2022, l’Assemblée générale de l’ONU a exigé de nouveau la levée du blocus de Cuba. 185 Etats membres des Nations unies ont voté en faveur de la résolution annuelle de l’Assemblée générale portant sur la «nécessité de lever le blocus économique, commercial et financier imposé à Cuba par les Etats-Unis». Seuls les Etats-Unis et Israël s’y sont opposés. Pas étonnant qu’Israël s’oppose à la levée du blocus de Cuba. L’entité sioniste et au mépris du droit international, impose elle aussi à Gaza un blocus qui dure depuis 2007. Cela fait 15 ans que plus de deux millions de palestiniens vivants dans la bande de Gaza sombrent dans la précarité et le dénuement en raison d’un blocus imposé à ce territoire par l’entité sioniste.
En attendant la levée de ces injustices qui frappent Cuba et la bande de Gaza le président cubain Diaz-Canel demande à son peuple de faire preuve de «résistance créative». Et ceci en attendant l’avènement d’un nouvel ordre mondial plus juste.
M. Chermat