«Le jour où le drapeau algérien a flotté sur Alger»

11 Décembre 1960

C’est ce titre qui barrait la Une du n° 74 daté du 15 décembre 1960 de l’hebdomadaire « El Moudjahid » organe de la Révolution algérienne. Nous le reprenons pour cet article consacré aux manifestations du 11 décembre 1960 car il est difficile de trouver intitulé plus évocateur.

Soixante deux ans plus tard, quand on se replonge dans les relations de cette journée, on retrouve intacts les sentiments divers que ceux qui les ont vécues, même de loin, ont éprouvé : fierté mêlé d’un peu de crainte et de respect pour ceux qui sont tombés sur les pavés mouillés de pluie et de sang des grandes villes. L’image qui reste la plus vivace est celle de ces dizaines de drapeaux, parfois improvisés, parfois amoureusement préparés de longue date, tressés d’or et repassés, qui hérissaient les cortèges de manifestants de Belcourt et du Ruisseau, de Diar El Mahçoul et de Diar Es Saâda, de Bab El Oued et de La Casbah, ou encore du « Village Nègre » ou de la place d’El Coudiat.
Sous le ciel bas, derrière le rideau de pluie que rabattait le vent venu de la mer, ils avaient égayé la tristesse de décembre et l’horreur que fait naître la bêtise humaine et la haine raciale poussées à leur limite. Morceaux de tissus arrachés à d’humbles robes et montrant toutes les nuances de vert, ils ont flotté sur des exploits anonymes réalisés par les « damnés » d’un peuple qui, de nouveau se retrouvait « héroïque et indomptable ». Ils ont été imprégnés par le sang des blessés. Ils ont peut être caressé une dernière fois le front de ceux qui ont péri dans la belle et aigre chaleur des foules enthousiastes communiant dans le soulèvement contre l’oppression. Car des morts, il y en a eu tant à Alger qu’à Oran ou Constantine. Le premier bilan officiel du 11 décembre 1960 au soir, faisait état de 61 morts. Le 12 décembre, on parlait de 90 dont 85 musulmans comme on disait à l’époque. Les porte-
paroles du FLN faisaient état de plusieurs centaines de morts. On ne connaîtra sans doute jamais le chiffre précis. Mais il est sûr qu’il se rapproche plus de l’estimation du FLN et du GPRA que de celle de la Délégation générale française.
En effet, les manifestants ne devaient pas seulement faire face aux forces de l’ordre classiques (gendarmes mobiles et CRS), mais également à la collusion des ultras européens armés jusqu’aux dents et des parachutistes notamment ceux du 18ème régiment de chasseurs parachutistes ramené en catastrophe de l’intérieur. Pendant plusieurs jours, les Européens s’en sont donnés à cœur joie à Belcourt, au Ruisseau et à Diar Es Saâda, faisant de leurs fenêtres des cartons sur les manifestants. A Bab El Oued, les jeunes militants ultras se sont livrés à d’écœurantes ratonnades sous les regards bienveillants des Bérets rouges. Place du Gouvernement et sur les hauteurs, ceux-ci se sont même mis de la partie et ont tiré à leur tour sur les manifestants désarmés. L’ennui pour les autorités coloniales est qu’Alger grouillait de journalistes venus suivre la tournée du général de Gaulle dans les villes moyennes de l’intérieur du pays. Tant la délégation générale à Alger, que les responsables gouvernementaux de Paris ont tenté de limiter la diffusion des témoignages en soumettant les nouvelles d’Algérie à censure préalable. En application de l’article 30 du code de procédure pénale, les quotidiens Libération, l’Humanité et le Parisien Libéré seront saisis le 12 décembre 1960. A Libération, on reprochait une manchette jugée « déplacée » un éditorial de Henri Bordage et un commentaire qui portait un titre évocateur : « Selon que tu seras Européen ou Musulman ». Ce fut en pure perte, car les journaux du reste du monde avaient, eux, publier les comptes rendus de leurs reporters et des agences de presse. Et les Français découvrirent à leur tour l’ampleur de ce que la presse britannique avait qualifié de « Bain de sang à Alger », « Le massacre d’Alger » et autre « Tuerie à La Casbah ».
L’histoire a privilégié cette journée du 11 décembre à Alger. En fait, les manifestations ont commencé la veille dans l’après-midi et elles se sont poursuivies sporadiquement jusqu’à ce que le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) appelle le 16 décembre la population à cesser ses protestations.
On peut même estimer avec certains historiens que les manifestations ont en fait commencé le 9 décembre 1960 à Ain-Témouchent lorsque la population s’est adressée contre les Pieds-noirs qui conspuaient le général de Gaulle aux cris de « Algérie française ». Ce qui est moins contestable, par contre, c’est que la population d’Alger n’a pas été seule à se soulever.
Les populations d’Oran et de Constantine ont également manifesté à partir du 10 décembre. Les heurts avec les Européens ultras et les forces de l’ordre ont été aussi violents. Cette synchronisation avait, à l’époque, été utilisée par les autorités coloniales pour dénoncer le FLN.
Mais, en même temps, cette dénonciation était un hommage implicite à la solidité de l’implantation du FLN au sein des masses urbaines.
Hamid Sahnoun