Gordon M. Hahn : «L’Occident a été imprudent avec Vladimir Poutine» (I)

Gordon M. Hahn, Ph. D., est un analyste américain spécialisé dans l’islam et la politique en Russie et en Eurasie, les relations internationales en Eurasie et le terrorisme en Eurasie. Il est chercheur principal au Center for Terrorism and Intelligence Studies (CETIS) chez Akribis Group, à San Jose en Californie, expert analyste chez Corr Analytics, et analyste chez Geostrategic Forecasting Corporation à Chicago.

Le Dr Hahn est l’auteur de plusieurs ouvrages dont le récent « Russian Tselostnost : Wholeness in Russian Thought, Culture, History, and Politics » (Europe Books, 2022), mais aussi de « The Russian Dilemma : Security, Vigilance, and Relations with the West from Ivan III to Putin » (McFarland, 2021) ; « Ukraine Over the Edge : Russia, the West, and the « New Cold War » » (McFarland, 2018) ; « The Caucasus Emirate Mujahedin : Global Jihadism in Russia’s North Caucasus and Beyond » (McFarland, 2014), « Russia’s Islamic Threat » (Yale University Press, 2007) qui a été répertorié comme « titre académique exceptionnel » dans Choice: Current Reviews for Academic Libraries, et « Russia’s Revolution From Above : Reform, Transition and Revolution in the Fall of the Soviet Communist Regime, 1985-2000 » (Transaction, 2002).
Il a également publié de nombreux rapports de groupes de réflexion, des articles universitaires, des analyses et des commentaires dans les médias de langue anglaise et russe. Il a enseigné aux universités de Boston, American, Stanford, San Jose State et San Francisco State, et a été chercheur Fulbright à l’université d’État de Saint-Pétersbourg, en Russie. Il a été associé principal et chercheur invité au Center for Strategic and International Studies, au Kennan Institute de Washington DC et à la Hoover Institution.

Mohsen Abdelmoumen : Vous êtes un expert en géostratégie, quel est votre regard sur le conflit qui se déroule actuellement en Ukraine ?
Gordon M. Hahn : La guerre en Ukraine est plutôt considérée comme la guerre Russie-OTAN en Ukraine. Il s’agit d’une guerre visant à déterminer si l’OTAN sera autorisée ou non à se déployer en Ukraine et ailleurs le long des frontières de la Russie, mais surtout à déterminer la possibilité pour l’Ukraine d’adhérer à l’OTAN. L’expansion de l’OTAN a stimulé les efforts de promotion de la démocratie en Ukraine et ailleurs, la révolution orange de 2004 et le renversement du gouvernement Ianoukovitch par Maidan en février 2014. Pour la sécurité nationale russe, l’Ukraine est un pivot géostratégique. S’il y a un régime hostile à Kiev soutenu militairement par l’Occident, la Russie n’a pratiquement aucune sécurité nationale autre que le recours aux armes nucléaires. L’aide militaire occidentale fait de l’Ukraine un membre de facto de l’OTAN à la frontière de la Russie et encourage Kiev à privilégier une solution militaire plutôt qu’une solution négociée au conflit du Donbass qu’il a déclenché ainsi qu’à chercher à récupérer la Crimée. La croyance occidentale répandue selon laquelle Poutine est politiquement faible et que les Russes sont impatients d’établir une république démocratique et une économie de marché libre (choses que l’Occident lui-même abandonne progressivement en faveur de la Grande Réinitialisation, du Wokisme et de l’IA) a conduit à un manque de prudence dans les relations avec Poutine, pensant qu’il hésiterait devant une guerre ou serait renversé s’il en déclenchait une. C’est précisément la situation à laquelle l’Occident a confronté la Russie après le coup d’État de Maidan et assurément en janvier 2022 ; d’où la décision de Poutine de procéder à une invasion.

Vous avez écrit le livre très intéressant « Russia’s Islamic Threat » qui a été répertorié comme titre académique exceptionnel dans Choice qui regroupe les Revues actuelles pour les bibliothèques universitaires. A votre avis, en misant sur la déstabilisation de la Russie, les Occidentaux ne jouent-ils pas un jeu dangereux dont peuvent bénéficier les différents groupes djihadistes dans la région ?
Dans mon livre intitulé « Russia’s Islamic Threat », j’émettais l’hypothèse qu’une organisation djihadiste mondiale était en train d’émerger dans le nord du Caucase russe sous l’influence d’Al-Qaïda (AQ), sous la forme de la « République tchétchène d’Ichkéria » (ChRI). Il s’agissait bien plus d’un projet de djihadisme-AQ mondial que d’un projet développé par l’Occident, bien que ce dernier ait pu jouer un rôle périphérique dans la radicalisation de la ChRI, qui a conduit à sa transformation en un véritable réseau djihadiste appelé Imarat Kavkaz (IK) ou Émirat du Caucase. L’IK était un allié d’AQ mais s’est rapidement divisé sur la question de l’allégeance à ISIS, la majorité des moudjahidines de l’IK formant la filiale d’ISIS basée en Russie. Il semble toujours peu probable que l’Occident, dans le cadre de sa nouvelle politique de « décolonisation » visant la Russie, soit en mesure de séparer le Caucase du Nord de la Russie, sans parler de régions comme le Tatarstan ou le Bachkortostan. Si ce type de séparatisme réussissait sur la base d’une idéologie djihadiste, le retour de flamme toucherait l’Europe et l’Asie centrale. Il s’agit donc d’un jeu potentiellement dangereux, sans parler de la possibilité d’une guerre civile nucléaire, biologique ou chimique en Russie et de ses implications pour la sécurité occidentale.

Selon vous, à qui profiterait la chute de la Russie ?
Compte tenu des risques pour la sécurité d’une dissolution de la Russie évoqués plus haut, il se pourrait qu’il n’y ait aucun bénéficiaire et pas mal de victimes dans cette éventualité. Il est certain que l’Occident, la Chine et peut-être d’autres pays comme le Kazakhstan et l’Inde pourraient bénéficier de l’acquisition de territoires ou d’un meilleur accès aux ressources naturelles du territoire russe.

Avec la quantité d’armes que les Occidentaux ont envoyés au gouvernement ukrainien, n’y a-t-il pas un danger que ces armes tombent dans les mains des différents groupes djihadistes ?
Il existe en effet un certain risque que les armes vendues à l’Ukraine finissent dans les mains des djihadistes. Premièrement, les armes ukrainiennes sont depuis longtemps sur le marché noir. Deuxièmement, les rapports de corruption et de revente d’armes occidentales envoyées depuis le début de la guerre sont légion. Troisièmement, des éléments tchétchènes combattent des deux côtés de la guerre, et ceux du côté ukrainien pourraient être intéressés par l’envoi d’armes aux alliés d’ISIS dans le Caucase du Nord ou en Turquie.

Dans votre dernier article « The Russian Winter Offensive » (L’offensive russe d’hiver), vous avez parlé de la stratégie du « choc et de la terreur » qui commence avec l’hiver. Que pouvez-vous nous dire sur cette nouvelle étape de l’offensive russe programmée pour cet hiver ?
Une offensive russe cet hiver est très probable car, d’ici janvier, les 300.000 recrues mobilisées, plus une vague de 50.000 volontaires supplémentaires, seront prêtes à combattre sur le front. La récente stratégie de destruction des infrastructures ukrainiennes d’électricité, de carburant et de transport ferroviaire prépare le terrain pour l’offensive en détériorant ces infrastructures, ce qui rendra difficile pour l’Ukraine le déplacement et le ravitaillement de ses forces. Cette dégradation atteindra son apogée lorsque ces nouvelles forces seront prêtes. Moscou aura alors le choix entre au moins quatre directions pour mener des offensives : (1) depuis l’est à Donetsk et Lugansk (Bakhmut-Avdiivka) en direction de l’ouest ; (2) depuis l’ouest du Belarus en direction du sud pour couper les voies de transport par lesquelles les armes et les volontaires occidentaux arrivent en Ukraine ; (3) une poussée vers le sud à partir de la Biélorussie pour menacer ou prendre Kiev et forcer le gouvernement à fuir, voire s’emparer de la capitale, mais cela nécessiterait une force de 300.000 hommes et limiterait les options ailleurs ; et (4) une poussée vers le nord à partir de Kherson en direction de Dniepr, qui pourrait rejoindre les forces venant de Donetsk vers l’ouest. Selon la science militaire traditionnelle, la prise de la capitale de l’ennemi doit être l’un des objectifs stratégiques, sinon le principal, de toute opération. Une offensive sur Kiev obligerait les forces ukrainiennes à se redéployer sur d’autres fronts, ce qui ouvrirait des possibilités sur ces fronts pour les Russes. Mais nous sommes à l’ère de la guerre par satellite et par drone. L’OTAN tient l’Ukraine informée de tous les mouvements de troupes russes et de toutes les autres questions.
Moscou pourrait donc être contraint d’attaquer sur tous ces fronts, comme c’est le cas actuellement sur les fronts du sud-est, du nord de Lugansk à Zaporozhie, mais avec plus de forces grâce aux renforts à venir. Ensuite, si les progrès sont suffisants pour affaiblir gravement l’armée ukrainienne, une poussée finale sur Kiev pourrait avoir lieu. C’est peut-être le plan que Moscou finira par adopter. L’énergie et les transports ukrainiens étant affaiblis, cette stratégie pourrait contraindre M. Zelensky à entamer des pourparlers de cessez-le-feu ou de paix, ou d’autres acteurs à le renverser afin d’entamer des négociations.

(A suivre)
Interview réalisée
par Mohsen Abdelmoumen