Le déclin de la civilisation islamique Une tentative d’explication

La question du déclin de la civilisation islamique, et ce qu’il en a résulté comme problèmes structurels de développement dans les pays arabes et musulmans, n’ont jamais été abordés de manière directe par les penseurs occidentaux et musulmans.

La difficulté que pose le traitement de ce thème, c’est que la reconnaissance et l’identification du déclin dans le monde musulman sont devenues des sujets tabous. Souvent, un grand silence règne lorsqu’on aborde la question, même si quelquefois des positions assez tranchées s’expriment.
En effet, dans le monde musulman, il y a, d’un côté, ceux qui nient l’existence de ce déclin, et de l’autre, ceux qui le reconnaissent, mais en lui attribuant des causes externes, telles que la colonisation européenne ou la politique d’expansion et d’influence occidentale mise en oeuvre aux dépens des musulmans. La plupart des intellectuels musulmans se retrouvent dans cette deuxième catégorie, celle qui ne décèle que des causes externes dans le long délitement de la civilisation islamique (colonisation, Israël, interventionnisme occidental).Il y a également les penseurs d’obédience islamiste, qui tiennent le haut du pavé depuis l’échec du mouvement Al-Nahda, au XIXème siècle. Ces derniers attribuent le déclin des musulmans à leur éloignement avec ce qu’ils considèrent être le « vrai Islam », l’Islam des débuts. On les appelle souvent les « Salafistes », en référence au Salaf Al Salih, c’est-à-dire au Prophète, sa famille et ses compagnons, ainsi qu’aux premiers califes « bien guidés ».

Les germes du déclin au Moyen-Âge
Ce qui est toutefois difficile à remettre en cause, c’est le fait indéniable que le déclin de la civilisation islamique est bien antérieur, dans le temps, aux facteurs externes. Il est bien antérieur à l’ascension de l’Occident et au début de son expansion dans le monde, qui démarra à la fin du XVIe siècle. Ces premiers germes remontent au califat abbasside et à une date précise : 847.
C’est la date d’accession au trône du dixième calife abbasside, J’afar al-Mutawakkil, qui donna un coup fatal à la libre pensée et au rationalisme en détruisant les mutazilites, ces théologiens rationalistes qui tentèrent de réaliser une conciliation entre raison et foi – un processus tellement nécessaire à la survie de la civilisation – et en favorisant l’émergence et la domination des esprits par les muhadithûn, ces partisans des dires du Prophète et des hanbalites, très hostiles à la raison et à la pensée.
Cette date marque également les débuts de l’affaiblissement politique des Abbassides face aux Turcs, lesquels s’emparèrent du pouvoir à Bagdad, sans supprimer pour autant le califat abbasside. Le calife al-Mutawakkil fut d’ailleurs celui qui introduisit les Turcs dans l’armée et dans le système politique. Toutefois, ce changement du centre de gravité du pouvoir fragilisa politiquement le califat abbasside. Il commença à décliner en perdant le contrôle de territoires importants, comme l’Egypte, l’Afrique du Nord et l’Espagne islamique qui passèrent sous le giron d’autres dynasties islamiques. Lorsque les croisés chrétiens arrivèrent en Terre sainte, leur succès au départ fut grandement facilité par la fragmentation de l’Empire islamique en plusieurs principautés, kurdes et turques en Palestine, Syrie et Irak. Ce qui explique le succès de l’expédition .
Une date importante mérite d’être citée dans ce registre : 1099, date de la prise de Jérusalem par les chrétiens. On remarque ici que l’affaiblissement politique du califat musulman, en 847, atteignit un point de non-retour en 1099, lorsque les croisés conquirent d’importantes cités musulmanes (Jérusalem, Acre, Antioche).
Même si les croisades européennes ont suscité un sursaut politique des musulmans, qui amorcèrent une nouvelle réunification de l’Egypte et de la Syrie sous une seule autorité, grâce à la bravoure du grand stratège que fut Salah Eddine al-Adoubi, lequel s’empara de l’Egypte et de la Syrie à partir de 1171, et reprit en 1187 Jérusalem aux chrétiens (ce sursaut politique et militaire considérable a permis de redonner de la vigueur au corps mutilé de la civilisation islamique), il n’en demeure pas moins que l’affaiblissement politique et dynastique des califes abbassides, entamé sous l’ère al-Mutawakkil, fut crucial. Même si Salah Eddine a acquis une immense notoriété chez les musulmans, fort de sa bataille victorieuse contre les croisés, on ne peut pas dire pour autant que l’universalité et la grandeur impériale du califat musulman aient été retrouvées.
Les Seldjoukides ont continué de régner en maîtres à Bagdad et en Irak, alors que l’Empire ayyoubide commençait lentement à décliner, jusqu’à disparaître complètement. Les Mamelouks, des anciens esclaves turcs, prirent le contrôle de l’Egypte et de certaines cités de Syrie. La fragmentation politique s’est poursuivie jusqu’à la catastrophe provoquée par la prise de Bagdad et d’immenses territoires en Irak par les Mongoles, à partir de 1258.
Avant de poursuivre ce récit, il est nécessaire de rappeler que pendant le règne des Seldjoukides à Bagdad, un autre désastre entraîna l’annihilation de la pensée, des sciences et de la philosophie. Celui qui en fut à l’origine n’est autre que Al-Ghazali, mort en 1111, c’est-à-dire bien avant le sursaut politique de Salah Eddine al-Ayoubbi. En réalité, l’effacement de la pensée libre dans les pays d’Islam est un processus ininterrompu depuis la fin des mutazilites en 847, jusqu’à 1111, date du décès d’Al-Ghazali, dont le livre majeur « L’incohérence des philosophes » y contribua grandement.
Malgré le fait que l’Islam ait bénéficié d’un répit et même d’un sursaut culturel, grâce à la conversion des Mongols à l’Islam, un évènement considérable dans l’histoire, un autre théologien a poursuivi le travail de sape en combattant le savoir humain et les sciences profanes, au motif d’une revivification des sciences religieuses : il s’agit d’ibn-Tayymia. Il mourut en 1328, pendant la présence mongole en Iran et en Irak. Ce dernier a écrit deux livres majeurs qui ont parachevé le processus de destruction de la pensée en Orient. Le premier a pour titre « La confrontation des logiciens », le second : « L’opposition entre la raison et la révélation ».
On assiste donc à deux processus parallèles qui s’entrecroisent et sont mutuellement interdépendants : la fragmentation politique et l’effacement de la raison et de la rationalité, aboutissant à l’échec de la conciliation entre la raison et la foi. C’est-à-dire un déclin politique doublé d’un déclin intellectuel.
Dès lors que la raison n’a plus eu sa place dans les esprits, les chefs politiques ne se sont plus préoccupés du rétablissement de l’universalité du califat abbasside et de l’âge d’or des sciences et de la philosophie qui l’a initié. Tout ce qui comptait à leurs yeux, c’était la politique du chacun pour soi, restant sourds aux voix qui se sont parfois élevées, certes faiblement, pour appeler à retrouver la gloire passée.
Avec la conversion des Mongols et des Turcs à l’Islam, les deux processus de fragmentation politique et d’effacement de la pensée ont été accélérés, en raison du caractère prosélyte et fanatique des nouveaux convertis. Ce caractère réfractaire à la raison et à la pensée a été renforcé par les travaux, très toxiques pour le rationalisme et les sciences, menés par ibn-Tayymia à cette époque.
On a un exemple flagrant de cette politique du « chacun pour soi » des musulmans et de leur perte d’unité et d’universalité durant cette période, avec les conquêtes de Tamerlan. Ce Mongol, converti à l’Islam, a détruit des villes musulmanes grandioses, comme Bagdad, Damas (1401) et Ispahan (1387), en massacrant des populations musulmanes par millions.
Deux penseurs représentent ce que les musulmans ont produit de mieux au cours de cette même période : Ibn Rushd et Ibn Khaldoun. Tous les deux appartiennent à la sphère occidentale du monde musulman (Al-Andalus et le Maghreb), ce qui donna à certains penseurs l’illusion que l’Occident s’en était sorti mieux que l’Orient. Pourtant, ces deux penseurs, adulés par les intellectuels aussi bien occidentaux qu’orientaux, ne sont pas parvenus à sortir le monde musulman de sa torpeur intellectuelle et du taqlid qui paralysa tout progrès intellectuel, de quelque nature qu’il soit.
Ibn Rushd a séparé la raison de la foi, en les considérant comme deux domaines distincts, avec des interlocuteurs différents, au point de proclamer la notion de double vérité. Il fut tellement aristotélicien qu’il lui fut impossible d’admettre certaines vérités énoncées par la révélation coranique, comme les miracles et bien d’autres choses. En outre, il a déformé l’œuvre d’Aristote, ainsi que l’a démontré Saint Thomas dans ses écrits.
Quant à Ibn Khaldoun, il a confirmé l’inanité de la philosophie et son inutilité pour le savoir, malgré la perspicacité dont il fit preuve pour étudier le monde de son époque dans sa Mukadima. D’ailleurs, sa conception du déclin des civilisations ne permet pas de retracer ses causes, en raison de sa vision évolutionniste comparable à la biologie des vivants.
a suivre …
Par Rafik Hiahemzizou