Réfléchir sur le mystère de l’écriture, avec la Mauricienne Ananda Devi

Chemins d’écriture

On ne présente plus Ananda Devi. Figure majeure de l’espace littéraire francophone, cette romancière d’origine mauricienne est l’auteure d’une vingtaine de livres dont des romans, des recueils de nouvelles et de poésies, des récits.

Son œuvre primée, célébrée, est enseignée dans les écoles et les universités de l’île Maurice et du monde. Elle vient de publier un essai sur l’écriture intitulé Deux malles et une marmite.
« Je dis toujours que tu as commencé à écrire dans l’innocence. Peut-être devrais-je dire dans l’ignorance, car ignorante, tu l’étais de ce à quoi cela t’engageait, de la véritable signification de ce mot, de cet acte, écrire. Peut-être était-ce le cri qui était contenu et enchâssé qui t’avait ainsi séduite, toi la muette ? Peut-on jamais le savoir ? » Ce passage tiré de Deux malles et une marmite, l’essai autobiographique d’Ananda Devi consacré à sa venue à l’écriture fait entendre la voix de cette dernière, incandescente de sincérité. Cette sincérité est la marque de fabrique de l’œuvre de cette grande auteure mauricienne.
Cet essai est à la fois un ouvrage théorique sur l’art poétique et une autofiction. Sur le modèle de Lettre à un jeune poète de Rainer Maria Rilke, la romancière retrace ici sa propre « naissance en écriture », évoquant chemin faisant les interrogations et les inquiétudes qui ont accompagné son devenir d’écrivain. Devi renouvelle également l’exercice, en choisissant de s’adresser non pas à un jeune poète anonyme, mais à l’adolescente qu’elle fut il y a cinquante ans, grandissant dans un petit village de son île natale, aspirant obscurément à un avenir en littérature.
En l’espace de 11 chapitres et 127 pages, cet opus, profond et poétique, retrace les débuts d’une vie dédiée à l’écriture, un investissement dont Devi a expliqué à RFI l’ampleur et la finalité : « Ce qui m’a caractérisé toute ma vie, c’est de m’exprimer par l’écriture et c’est dans mes livres que je me sens vraiment vivre, en écrivant que je me sens vivre et que je sens que je vaux quelque chose, que ça valait la peine de vivre parce que j’ai écrit. Sans l’écriture, je n’aurais pas été une personne très intéressante. Sans l’écriture, je ne serais rien. En fait, je peux dire ça honnêtement, très honnêtement, sans écriture, je ne suis rien. »

L’écriture, c’est la vie
L’écriture, c’est la vie, tel est le thème de ce livre. L’objectif ici n’est manifestement pas de présenter les étapes chronologiques des publications, mais de raconter le cheminement intérieur et les pressions extérieures liées au lieu, aux circonstances intellectuelles et familiales qui ont conduit l’adolescente Ananda, évoluant loin des centres culturels du monde, à embrasser la vocation d’écrivain.
« Tu n’étais pas écrivain : tu le deviendrais », écrit Ananda Devi, s’adressant à sa double d’antan. Elle se remémore la timidité, le silence, les lourdeurs dans le corps et dans la tête qu’il a fallu surmonter pour s’imaginer en écrivain. On est ici dans la sociologie, dans la psychanalyse, l’esthétique, mais aussi dans le conte et la légende familiale, comme le rappelle le titre de l’essai : Deux malles et une marmite. Ce titre folklorique, qui évoque les contes de Grimm et de Perrault, résume les trois principaux moments de la trajectoire de l’auteure, symbolisée par les malles et la marmite.
Chez les Devi, la première malle servait de bibliothèque familiale où les parents conservaient les livres que le père ramenait de ses virées hebdomadaires dans la capitale. La future romancière et ses sœurs puisaient avec délice dans cette malle aux trésors leurs outils de découverte du monde, mais aussi ceux de la connaissance de ses voluptés et de ses cruautés lorsque s’est ajouté aux histoires à l’eau de rose et d’aventures, Les Mille et une nuits. « Un livre bien plus trouble, insidieux, fascinant, cruel, écrit Ananda Devi, un livre aux mille gueules ouvertes », qui sera source de moult « débordements jouissifs » et d’un « sublime désordre ».
La seconde malle, elle est celle de l’écriture. La mère de Devi y conservera longtemps les milliers de pages manuscrites de sa fille, avant qu’un violent cyclone, suivi d’inondation, n’anéantissent à tout jamais ces écrits de jeunesse et leur sensualité naissante. Entre les deux malles, s’intercale l’anecdote de la marmite, porteuse d’une violence fondatrice.
Écoutons Ananda Devi : « Ensuite, il y a eu l’histoire de la marmite, que m’a raconté ma mère alors que j’étais très jeune, à propos d’une jeune femme dont le mari était si violent que parce qu’elle avait mal cuisiné le riz, un jour, elle lui a renversé une marmite de riz bouillant sur la tête. Cette violence a été telle que cette femme est allée au lit et elle ne s’est plus jamais relevée. Elle est morte peu après. Et cette histoire même m’a tellement bouleversée. L’image, surtout de cette femme comme statufiée, figée sous une marmite de riz bouillant, m’est restée à l’esprit. L’aspect violent, sombre et noir qui était déjà présent dans les premières nouvelles vient sans doute de là… »
Selon l’auteure, ce récit familial, transmis par sa mère par un « soir de non-cyclone », a fait d’elle l’écrivaine qu’elle est devenue, s’attachant à faire entendre la voix des exclus et des brutalisés de la vie qui peuplent ses récits.
T.C.