Tout Toni Morrison dans une nouvelle

Parution de « Récitatif »

La sortie en français de Récitatif, l’une des deux nouvelles connues écrites par Toni Morrison, Prix Nobel de littérature en 1993, était annoncée comme un événement bien avant sa publication.

Doublée d’une postface de Zadie Smith, d’une longueur à peu près égale au texte de la nouvelle elle-même, ce petit livre est en effet incontournable et trouve d’emblée sa place parmi les classiques les plus époustouflants. Il est presque impossible de parler de la nouvelle de Toni Morrison sans évoquer la postface, parce que les deux sont magistrales. Suivant Zadie Smith, il faut d’abord rappeler, comme elle le fait, qu’il y a dans l’entreprise littéraire de Morrison – dans toute l’entreprise littéraire de Morrison – une dimension scientifique et expérimentale : Avec Récitatif, Morrison est explicite. Cette nouvelle extraordinaire que vous avez entre les mains a été spécifiquement conçue comme « l’expérience d’ôter tous les codes raciaux d’un récit concernant deux personnages de races différentes pour qui l’identité raciale est cruciale. » (p.63-64)
Cette expérience qu’on peut dire philosophique et sociale se met en place dans des termes très simples en seulement quelques lignes. Deux fillettes de huit ans, Twyla et Roberta, arrivent ensemble au foyer Saint-Bonaventure, où elles vont partager quelques semaines, rien qu’elles deux, la même chambre de quatre lits. Complicité et hostilité naissent pour ainsi dire de manière naturelle dans cette proximité forcée, surtout que, comme le dit la narratrice p.8 : « Être tirée du lit tôt le matin, c’était une chose, mais être coincée dans un lieu inconnu avec une fille d’une race tout à fait différente, c’en était une autre. » On est à peu près à la vingtième ligne et le ver est déjà dans le fruit, ou plutôt, les personnages (sujets de l’expérience) sont déjà dans le laboratoire de l’écrivain et le lecteur (objet de l’expérience) est déjà ferré. L’assertion de la petite fille ne le quittera plus. Du moins, Zadie Smith estime que la plupart des lecteurs en seront obsédés jusqu’à la dernière ligne et je le pense aussi, à moins de ne pas savoir ce que veut dire lire, à moins de ne pas comprendre non plus ce qu’est la littérature et de ne lire que pour le plaisir, on est happé par cette phrase qui résonne comme LE problème à résoudre, l’énigme, ou peut-être déjà, notre mauvaise conscience.

« Une injustice et une discrimination renforcent les injustices et les discriminations en tous genres»
Si l’art doit bousculer et démanger un peu notre tranquillité, Récitatif nous fera nous gratter jusqu’au sang. En effet, tout est conçu, dans la nouvelle de Toni Morrison, pour que la couleur de peau des deux fillettes reste indécidable. Nous ne savons jamais qui est la Noire, qui est la Blanche, ou nous croyons le savoir, mais nos certitudes sont constamment remises en branle. Or l’histoire de ces deux personnages se prolonge de plusieurs autres rencontres tout au long de leur vie, qui sont à la fois un lent pourrissement et une plongée introspective et douloureuse pour la narratrice. Voilà ce que met en évidence également la postface, mais il y a peut-être un aspect sur lequel on pourrait insister davantage : à leur arrivée à Saint-Bonnie, les deux fillettes sont certes déjà pétries des jugements de valeur de leur « race » ou « classe » (du moins peut-on parler pour Twyla, la narratrice, c’est forcément plus difficile pour Roberta, dont on ne pénètre pas les pensées) : « De temps en temps, elle [ma mère]s’arrêtait de danser assez longtemps pour me dire quelque chose d’important, et une des choses qu’elle a dites, c’était qu’ils ne se lavaient jamais les cheveux et qu’ils sentaient bizarre » (p.8) et, plus loin : « Ma mère, ça va pas lui plaire que vous me mettiez ici. », mais ces préjugés se trouvent de facto annulés dès la page 10 par d’autres, supérieurs aux premiers : « On ne s’aimait pas tant que ça, au début, mais personne d’autre ne voulait jouer avec nous parce qu’on n’était pas de vraies orphelines avec des parents beaux, morts au ciel. Nous, on avait été abandonnées. Même les Portoricains de New York et les Indiens du Nord nous ignoraient. » Traitées pareillement, on les confond et la couleur de leur peau est oubliée. La question que Toni Morrison nous oblige à nous poser relève donc de la plus évidente logique : une catégorie efface l’autre, une injustice et une discrimination renforcent les injustices et les discriminations en tous genres, et ce, justement parce que Morrison construit le récit de telle sorte qu’il nous faut forcément admettre que, en dehors de la catégorie de la race, d’autres catégories produisent aussi des expériences communes. Des catégories comme : être pauvre, être une femme, être à la merci de l’État ou de la police, habiter dans un certain quartier, avoir des enfants, détester sa mère, vouloir le meilleur pour sa famille. Nous ressemblons et ne ressemblons pas à la plupart des gens la plupart du temps. (p. 111)

(Suivra)
Annie Ferret, le 12 novembre 2022,
Toni Morrison, Récitatif, avec une postface de Zadie Smith
traduction de Christine Laferrière, Christian Bourgois éditeur, 2022