Le pouvoir tunisien en proie à la fièvre obsidionale

Approche pessimiste

Nul doute, le pouvoir tunisien vit dans une mentalité d’assiégé face à ce qu’il considère comme une entreprise de déstabilisation menée sur tous les fronts par la « main étrangère » pour l’affaiblir. Pire. Par tout un « corps étranger », curieusement incarné par les subsahariens, ces « hordes d’envahisseurs africains » déterminés à subvertir l’État tunisien, à pervertir la matrice arabo-musulmane, selon les déclarations incendiaires et choquantes du président Kaïs Saïed, déclarations qualifiées de xénophobes par l’Union africaine.

Toujours est-il que pour joindre les actes à la parole, le président a ordonné l’arrêt immédiat de ce qu’il a qualifié de « complot criminel » visant l’installation d’immigrants africains dans son pays, affirmant que leur dessein est de modifier sa composition démographique en tant que « pays arabe et musulman ».
Assurément, le pouvoir tunisien cultive une mentalité d’assiégé. Cette approche défensive et pessimiste est symptomatique d’une fièvre obsidionale qui s’est emparée du régime.
Le régime est persuadé d’être entouré d’adversaires, encerclé par des ennemis tapis au sein du pays, notamment des subsahariens. Ce faisant, à ses yeux cernés par la peur obsidionale, tout citoyen tunisien qui ne s’aligne pas sur l’agenda politique du président autocratique devient potentiellement dangereux, un ennemi allié des puissances étrangères « œuvrant à la déstabilisation de la Tunisie ».
Favorisée par une conjoncture économique difficile et une crise de légitimité institutionnelle, cette politique obsidionale prend une dimension pathologique.
Or, on ne construit pas un pays sur la peur et la terreur. Ni on gouverne avec des imaginaires politiques paranoïaques. À trop cultiver le délire de persécution le président Kaïs Saïed a fini par perdre le sens des réalités, à s’aliéner la population tunisienne exaspérée par les accusations de collusion avec l’étranger portées contre elle, pour avoir réclamé son droit à vivre dans la dignité, revendiqué l’amélioration de ses conditions de vie et de travail, l’augmentation des salaires, l’instauration de la démocratie. Au reste, aux cris « Liberté, liberté, à bas l’État policier », « Stop à l’appauvrissement », des milliers de personnes ont manifesté à Tunis ce samedi 4 mars à l’appel du principal syndicat du pays, l’UGTT.
De toute évidence, le pouvoir tunisien actuel est en proie à une névrose dénommée complexe de Massada, la citadelle assiégée.
Le complexe de Massada du pouvoir tunisien se manifeste par son autisme présidentialiste orgueilleux, son enfermement étatique jusqu’au-boutiste, illustré par sa certitude désespérée d’être seul détenteur de la vérité gouvernementale face à l’ensemble du peuple tunisien animé uniquement, selon le pouvoir, par l’ignorance politique, égaré par « les ennemis de la Tunisie », selon sa terminologie paranoïaque ou complotiste. En l’espèce, les membres du parti Ennahdha. Et désormais, les subsahariens. Petit rappel historique : Massada est cette forteresse inexpugnable hissée au sommet d’un vertigineux éperon rocheux, où quelques centaines de Juifs, membres d’une secte de zélotes, se barricadèrent contre le siège des troupes romaines. Ces zélotes étaient des fanatiques religieux juifs. On les désignait sous le nom de sicaires, car ces extrémistes juifs semaient la terreur. Considérés comme les premiers terroristes de l’histoire, ces sicaires perpétraient meurtres et actes de terrorisme en Palestine au début de notre ère, à l’époque de la domination romaine. Ces sicaires tirent leur nom d’un poignard, la sica, qu’ils dissimulaient sous leurs vêtements pour assassiner les victimes choisies, y compris des juifs alliés des Romains. La sica fut l’arme de prédilection de ces assassins juifs anti-Romains. Après trois ans d’encerclement romain, ces zélotes préfèrent se suicider collectivement plutôt que d’être pris vivants. Depuis, on parle de complexe de Massada pour désigner ce sentiment d’être en permanence à la portée d’une menace grave.
Pour autant, à notre époque, pour certains spécialistes, notamment les psychiatres, cette posture paranoïaque reflète un délire de persécution. En politique, c’est-à-dire au plan gouvernemental, cette mentalité d’assiégé symbolise une lutte désespérée d’un régime contre un destin historique tragique inéluctable : la fin de son règne. Cette fièvre obsidionale se conjugue souvent avec cette autre démoniaque et sadique pathologie sociale et politique, fréquemment employée par les pervers narcissiques, à savoir l’inversion accusatoire. Pour rappel, l’inversion accusatoire est une technique de manipulation psychologique (ou politique) consistant à tenter de faire porter la responsabilité de ses propres erreurs (échecs économiques) à autrui en l’accusant de les avoir commises. Ce procédé de défense consistant à imputer la responsabilité d’un délit (d’un effondrement économique, d’une déconfiture politique, d’une défaillance gouvernementale) non pas au coupable (président, ministres, députés) mais à la victime (travailleurs revendicatifs, migrants en quête d’une vie meilleure) est un artifice de propagande abondamment employé par les gouvernants, pour neutraliser les opposants, justifier l’embastillement des activistes, l’expulsion de migrants accusés de propager l’insécurité et la criminalité.
Certes, nous vivons dans une période de tensions militaires. La guerre menace nombre de pays. D’aucuns affirment que nous serions à la veille de la troisième conflagration mondiale. Tous les gouvernants sont saisis d’une hystérie belliqueuse. Du prurit despotique.
Le Président tunisien, en proie à la fièvre obsidionale, serait-il également saisi de cette hystérie belliqueuse politique ou politique belliqueuse, à observer comment il malmène sa population laborieuse récalcitrante (ce sont des Tunisiens qui revendiquent leurs droits socioprofessionnels, leur désir de vivre dignement, leurs droits démocratiques) ; comment il traite les migrants subsahariens, jetés à la vindicte populaire ?
La « menace extérieure », agitée comme un épouvantail par le président tunisien, ne doit pas lui servir de prétexte pour verrouiller les libertés individuelles et collectives des Tunisiens, assiéger le peuple tunisien par une politique de persécution délirante, matérialisée par des arrestations et des incarcérations arbitraires. Prôner des mesures discriminatoires à l’encontre des migrants subsahariens, victimes expiatoires, boucs émissaires commodes, « moutons noirs » de la Tunisie officielle désormais gouvernée par des loups qui traquent impitoyablement les migrants africains, devenus leurs « bêtes noires ». Pour exorciser sa « phobie obsidionale », après avoir chassé du gouvernement et du Parlement les membres du parti Ennahdha pourtant élus démocratiquement, pourchassé les migrants subsahariens accusés de « corruption ethnique et religieuse », le président tunisien va-t-il dissoudre le peuple tunisien pour son indocilité atavique et sa rébellion chronique, afin d’exercer, dans sa nouvelle Tunisie privatisée et transformée en forteresse, son règne absolutiste sans se confronter à la moindre opposition politique, sans se heurter à la moindre contestation sociale, sans croiser la moindre immigration noire africaine ? Le chef d’État Kaïs Saïed veut isoler les Africains de la Tunisie. Au vrai, bientôt ce seront les Tunisiens exaspérés qui isoleront le désespéré président nord-africain Kaïs Saïed de la Tunisie. Autrement dit, qui l’expulseront de la présidence pour avoir gouverné par l’insécurité économique et la violence politique. La malnutrition et la maltraitance. La privation alimentaire et la privatisation étatique (personnalisation du pouvoir présidentiel). En fait, Kaïs Saïed, en proie à la fièvre obsidionale, vient de se suicider politiquement. Saborder sa présidence, aujourd’hui entachée par sa politique répressive, son bilan économique régressif, ses déclarations anti-migrants agressives.

Khider Mesloub