Le système financier basé sur l’usure est voué à l’instabilité

Tout au long du Moyen-Âge, la grande controverse autour de l’usure en Occident est considérée par les historiens contemporains comme l’ « accouchement du capitalisme ». En effet, le capitalisme et toutes les pratiques qui lui sont associées ont été mis en place et rendus possibles par la levée progressive des tabous religieux, notamment ceux concernant l’argent. Dès lors, on peut affirmer que le capitalisme n’est en définitive que la sanctification philosophique et politique de l’usure (ou du taux d’intérêt).

Cependant, la question économique et monétaire va assez rapidement s’affranchir de son versant fondamentalement morale. En effet, au fils des années, c’est la physique et l’approche mécaniste qui va servir de modèle. La « théorie de l’équilibre général » de Léon Walras par exemple, affichant la volonté de mettre sur pied une « physique sociale », a été un événement crucial à ce stade. Mais alors que la prohibition de l’usure va s’estomper, le courant dominant en économie va omettre que ce mécanisme entre en contradiction avec au moins deux principes fondamentaux… de la physique.

Taux d’intérêt et entropie
Selon un principe fondamental, toute chose composant l’univers entier, y compris les hommes, est vouée à la disparition. Les physiciens explicitent le même phénomène avec la notion d’ « entropie » encapsulée dans le second principe de la thermodynamique. Grosso modo, l’entropie signifie que l’univers matériel perd continuellement une partie infinitésimale de sa masse sans possibilité de la récupérer. Elle est souvent considérée comme la quantité de désordre dans un système. Lorsqu’il est dit que « l’entropie augmente », il s’agit d’une tendance de tous les systèmes physiques tendant irrévocablement vers plus de désordre. Bien que l’entropie augmente toujours, son taux d’augmentation peut varier. Une fois cueillis, les fruits se décomposent en quelques jours, les bâtiments laissés sans surveillance se délabrent en quelques années, et les minéraux de la croûte terrestre peuvent rester pendant des millénaires avec des signes de détérioration moindre.Cette tendance, encapsulée dans le deuxième principe de la thermodynamique, a été appliqué à la dimension physique et ces analyses ont de nombreuses implications dans le processus économique.
Néanmoins, en regardant de plus près la structure de notre système financier basé sur l’usure (ou les intérêts), force est de constater qu’il contredit la nature même du processus d’entropie. Il faut savoir que parmi les types d’intérêts appliqués dans la finance moderne, une distinction est faite entre d’une part les intérêts dits « simples » et les intérêts « composés » d’autre part. La première convention s’applique à la perception d’intérêts sur le montant principal d’un prêt, tandis que la seconde sur le montant principal et les intérêts à des intervalles déterminés. Afin d’analyser l’application concrète de ces deux types d’intérêt, prenons l’exemple simple d’un homme empruntant 100 miches de pain au taux annuel de 5% en l’an 20 de notre ère. Le montant de l’emprunt restant à rembourser à la fin de la deuxième année avec un taux d’intérêt simple ne serait que de 110 pains (100*[1 + 0,05*2]) puisque l’intérêt de la première année de 5 pains ne rapporterait pas lui-même d’intérêt pendant la deuxième année. En 1995 après J.-C. (soit 1975 ans plus tard), le montant total du prêt en cours et maintenant exigible serait de 9975 miches de pains (100*[1 + 0,05*1975]). En d’autres termes, aucune composition n’aura lieu dans le régime des intérêts simple.
Appesantissons-nous désormais sur le cas des intérêts composés. Le montant total dû pour le remboursement après la première année (21 après J.-C.) serait le montant initial du prêt de 100 pains plus 5 pains d’intérêt. Ensuite, le nouveau montant principal deviendrait 105 sur lesquels un taux d’intérêt de 5% serait à nouveau facturé. En l’an 22 de notre ère, le montant total à rembourser sera de 110.25 pains. Ceux qui sont au fait du processus des intérêts composés ne seront pas surpris du résultat démentiel lorsque le même calcul est fait sur une période longue. En 1995 après J.-C., le montant total du prêt en cours et maintenant exigible dépasse 700.000 milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de miches de pain… (100*[1 + 0,05]1975). Aussi absurde que ce chiffre puisse paraître, on ne peut s’empêcher de penser qu’il n’y aurait pas suffisamment de pain disponible pour y faire face même si chaque personne ayant vécu sur Terre avait produit et stocké avec succès même 10 millions de pains par jour. En fait, le remboursement serait toujours impossible si le prêteur initial facturait un intérêt plus clément de 2,5% par an.
Un phénomène étrange est à l’œuvre dans l’exemple ci-dessus car les mathématiques employées ne sont pas en accord avec les réalités du monde physique. Le pain se décompose et pourrit, tandis que les prêts à intérêt suivent le chemin opposé. Dans une économie de troc simple, un individu détiendrait son excédent de richesse sous forme d’actifs physiques. En conservant son excédent, il encourrait une sorte de « coût de stockage » et un autre pourrait également survenir au fil du temps puisque la qualité des actifs stockés serait soumise à la loi de l’entropie.Dans une économie basée sur les intérêts, 100 € empruntés doivent être remboursés à hauteur de 100€ plus les intérêts. Mais ces 100 € d’argent prêté à intérêt n’obéissent pas à la même loi. Dans l’application des intérêts composés, une valeur monétaire donnée peut miraculeusement suivre le chemin de l’incrément géométrique infini.
Dès lors, le taux d’intérêt a le pouvoir de transformer le capital en un monstre redoutable. De cette façon, une accumulation malsaine du capital se produit entre les mains d’une poignée d’individus, affectant par la même occasion sa répartition équitable. Ce phénomène dangereux oriente nos sociétés vers une ploutocratie, sujette à la monopolisation et à la concentration économiques ; à tel point que les soi-disant principes de libre concurrence et de libre entreprise sont en pratique grandement affaiblis. On le voit bien, la transaction usuraire pose un problème car elle avalise une injustice qui se matérialise par un rapport de force instable entre le créditeur et le débiteur.

Taux d’intérêt et équilibre
Les découvertes de la science font également état d’un univers dépendant sur une série de lois qui reposent sur l’équilibre. L’univers entier est soumis à une loi uniforme, et ses parties constituantes s’unissent pour former une glorieuse harmonie à la fois au niveau de sa structure que dans son mouvement. Ce principe suprême opère partout dans la création de l’univers : les systèmes solaires, les galaxies, voire le mouvement orbital des planètes possèdent la même précision mathématique. S’il y avait eu une absence de justice absolue dans l’opération n’importe où dans l’univers, un désordre et un chaos universel aurait naturellement suivis. De manière réciproque, l’homme étant animal social, se doit de maintenir un équilibre et de traiter ses semblables avec justice et équité. Cependant, lorsque le principe de la justice est appliqué à la sphère humaine, il inclue l’aspect du libre arbitre. Grâce à leur capacité de choisir, de sélectionner et de décider, les êtres humains ont la liberté de choisir entre deux chemins radicalement opposés.
L’unité fondamentale dans la vie économique se caractérise par la transaction. Étant donné que celle-ci implique invariablement au moins deux parties, la condition préalable à toute transaction économique équitable est la justice absolue dans l’échange. La conduite de l’homme est alors liée par des considérations de réciprocité (traitement de l’autre partie similaire au traitement reçu par elle). Tout contrat s’explique au mieux comme un transfert de droits, qui est complet au moment de l’accord et est régi par une conception définie de la justice et de la morale. Ainsi, la règle d’or « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » s’applique à la sphère économique plus que toute autre car elle implique un échange.
Cependant, un problème intervient lorsque le contrat est vicié et qu’une partie prenante à la transaction prend l’ascendant sur l’autre. Quand la balance penche trop d’un côté (de la transaction économique), le déséquilibre se créée automatiquement avec des conséquences qui peuvent être néfastes de part et d’autre, sans que, dans l’instant «T», on ne puisse imaginer la portée engendrée par celui-ci. En effet, si les efforts sont toujours demandés du même côté, et si la barre n’est pas redressée, les relations humaines deviendront impossibles, l’un prendra le dessus sur l’autre avec ce que cela comporte en matière de frustration, de colère, d’amertume, de désir de vengeance, de haine, etc. Il en va ainsi des relations économiques entre les humains qui sont liés par la transaction, dont la condition sine qua non est d’être juste et équitable.
Or, le cas d’un déséquilibre se matérialise précisément lorsqu’un taux d’intérêt est facturé car l’emprunteur supporte une grande partie, si ce n’est la totalité du risque. En réalité, le fondement même de notre système financier, dont le pilier repose sur le taux d’intérêt, est l’illustration parfaite d’une violation de la justice absolue et de la loi de l’équilibre nécessaire à toute transaction économique.
Comme expliqué plus haut, les intérêts suivent un schéma de croissance exponentielle. La croissance exponentielle des intérêts croît très lentement au début, puis de plus en plus rapidement, pour finalement monter en flèche de façon presque verticale. Dans le monde physique, ce schéma de croissance se manifeste d’ordinaire lors d’une maladie ou à l’approche de la mort. Le cancer, par exemple, suit un schéma de croissance exponentielle. Il se développe d’abord lentement, même s’il est en constante accélération, et souvent, au moment où on le découvre, il est entré dans une phase de croissance que l’on ne peut plus arrêter. La croissance exponentielle, dans le monde physique, s’achève en général avec la mort de l’organisme vivant et de son hôte. De la même manière, les intérêts sont contre-nature et constitue le cancer au sein de la structure sociale.
De ce fait, il ne fait aucun doute que le système financier basé sur l’usure est voué à l’instabilité, voire à la déliquescence. La récession ou le krach, prenant la forme d’une correction (ou d’un mouvement baissier plus ou moins soudain) et mettant un coup d’arrêt à une tendance générale à la hausse (croissance factice), est le point final du cycle de l’usure car il est basé sur une injustice crasse qui finit toujours par exploser en plein vol car nécessitant un rééquilibrage naturel. La crise économique et financière est donc l’idée du cataclysme, de la catastrophe naturelle, comme concrétisation du mécanisme régulateur.
La crise et le désordre sont donc inévitables car ils sont la nature même du capitalisme. L’histoire du capitalisme est une histoire émaillée de crises économiques, qui peuvent toutes être retracées par la trajectoire de l’usure. Les laudateurs du système financier omettent toujours d’admettre que le cycle « prospérité-récession » est causé par le « boom » (prospérité) qui le précède car celui-ci est un brouillard épais cachant en fait un surendettement !
Dans l’arbre enchevêtré des mécanismes menant aux déséquilibres du système financier, il s’y trouve donc un facteur pathogène commun : l’intérêt. Tant que le système économique et financier sera basé sur ce facteur déstabilisant, il contiendra en lui les germes de sa propre destruction.

Par Ahmed Danyal Arif