Vérité historique Quand l’Algérie post-indépendance affrontait déjà deux menaces

Notre texte cherche modestement à rétablir la vérité sur les causes historiques de « l’embardée autoritaire » de la première République algérienne post-indépendance. Une période marquée par la fronde (kabyle) intérieure et l’invasion (marocaine) extérieure, outrancièrement instrumentalisée par les Berbéristes et les opposants bourgeois algériens pour disqualifier la nouvelle Algérie indépendante, discréditer les premiers dirigeants algériens, accusés injustement d’« anti-kabylisme » et de dérives autoritaires.

Cette contribution vise à susciter un débat et à approfondir la réflexion sur cette période émaillée de menaces intérieures et extérieures qui entrent en résonance avec la conjoncture de crise multidimensionnelle et l’instabilité géopolitique actuelle.
Dans notre précédente contribution, nous avions évoqué la crise de 1949, dite « berbériste », matérialisée notamment par la tentation de quelques trublions activistes indépendantistes de dévoyer le mouvement nationaliste par des revendications identitaires culturelle et linguistique politiquement inopportunes et nationalement clivantes.
Cette embardée de 1949 dans l’histoire de l’Algérie se réitère au lendemain de l’indépendance par la trahison d’une frange rebelle de la Kabylie, concrétisée par sa sédition en septembre 1963 contre le nouveau pouvoir algérien présidé par Ahmed Ben Bella. En effet, on l’oublie souvent : le premier mouvement subversif et insurrectionnel de l’Algérie post-indépendante, cornaqué par Hocine Aït Ahmed, naquit en Kabylie. Cette insurrection armée provoque une onde de choc parmi la population algérienne et au sein du gouvernement fraîchement intronisé. À l’époque déjà, bien qu’Aït Ahmed, dirigeant du mouvement insurrectionnel régionaliste, affirme ne pas prôner la sécession de la Kabylie, le président Ben Bella dénonce la collusion entre les insurgés et le Maroc.

La nouvelle République algérienne sous la double menace
Quoi qu’il en soit, ce coup de poignard porté par une partie de la Kabylie séditieuse contre les institutions souveraines de l’État traumatise tous les Algériens, particulièrement les dirigeants désormais gouvernés par la méfiance à l’encontre de cette région frondeuse, tenue en suspicion. La fermeté gouvernementale manifestée à l’endroit des berbéristes depuis 1963 trouve son explication dans ce tragique évènement insurrectionnel de la Kabylie factieuse, et non dans quelque haine ou racisme institutionnel à l’endroit des « Kabyles », entretenu par le nouveau régime de l’Algérie postindépendance. Ce n’est pas le nouveau pouvoir indépendant algérien qui déclenche les hostilités, déclare la guerre aux Algériens d’expression kabyle, mais une partie de la région de la Kabylie, dévoyée par des aventuriers à la petite semaine, qui déploie, les armes à la main, l’étendard de la guerre contre le nouvel État algérien.
La preuve d’absence totale d’ostracisme à l’égard des « Kabyles » nous est fournie par un article publié le 27 octobre 2017 par le site électronique berbériste Tamurt. Info. Selon ce journal, se fondant sur une vidéo diffusée sur YouTube , le premier discours de l’Algérie indépendante aurait été prononcé en langue kabyle par Krim Belkacem dans un stade en 1962. « Le signataire des accords d’Évian, plus d’une heure durant, s’est adressé à la foule en langue kabyle et avec un kabyle presque académique et parfait, plein de métaphores », écrit le journal. « L’assistance semblait bien comprendre le kabyle, puisque Krim Belkacem était acclamé à chaque fois qu’il déclarait quelque chose d’important. C’était, faut-il le signaler, en présence de Boudiaf, Benkhedda, Boussouf, Bentobal et d’autres chefs historiques », précise le journal.
Si l’information est authentique, elle prouve l’absence totale d’animosité et de haine à l’égard des Algériens d’expression kabyle. À plus forte raison, de racisme. Les Algériens d’expression kabyle jouissaient d’un immense respect. Les Algériens arabophones respectaient sincèrement leurs frères d’expression kabyle. Mieux : ils acceptaient qu’ils s’expriment en public librement dans leur langue maternelle, y compris dans des contextes officiels, notamment lors des meetings. La méfiance et la défiance ont, malheureusement, commencé à se manifester au lendemain de l’insurrection armée d’une partie fondeuse de la Kabylie en septembre 1963, comme on l’a souligné ci-dessus.
À ce propos, il est important de rappeler que l’Histoire n’est jamais écrite à l’avance. L’histoire est le fruit d’un concours de circonstances fortuites qui aurait très bien pu ne pas se produire. Quelque précaution que prennent les historiens pour éviter tout anachronisme, à leur insu de plein gré ils ne peuvent se priver d’interroger le passé en fonction d’une vision idéologique entièrement bâtie par leur temps, de questionnements portés sur leur époque.
De manière générale, dans une analyse historique, la majorité des auteurs sombre fréquemment dans l’anachronisme. Il en est ainsi des auteurs algériens d’obédience berbériste qui analysent les évènements du passé selon un paradigme contemporain, autrement dit chaussés de lunettes idéologiques du XXIe siècle.
Or, n’oublions pas que la rétrospection nous fait oublier la perspective. Autrement dit, l’appréhension de l’événement historique diffère en fonction du point focal. La psychologie des protagonistes d’un événement historique diverge radicalement de celle de l’historien rédigeant postérieurement son livre sur ce même événement narré sur le fondement d’une documentation archivistique ou livresque par essence subjective et interprétative.
Le fait passé est la plupart du temps appréhendé avec un regard contemporain, selon une approche surplombante modelée par des catégories de pensée inhérentes à l’époque présente. Pour ce qui est de l’Algérie de la Libération, on jugerait avec partialité les responsables politiques de l’immédiat après indépendance, acculés au changement de paradigme politique et au durcissement de la gouvernance, si l’on oublie que, dès 1963, l’Algérie est confrontée à un double danger. La première menace surgit, comme on l’a souligné plus haut, de l’intérieur, avec l’insurrection armée d’une partie de la Kabylie contre le pouvoir. La seconde menace déferle de l’extérieur avec l’invasion « perfide » des points frontaliers de Tindjoub et Hassi Beïda au nord de Béchar par les troupes marocaines. L’Algérie est cernée par deux ennemis redoutables, menaçant la jeune République indépendante.

On ne se défait pas du jour au lendemain de la mentalité de guerre
De toute évidence, si on devait caractériser le trait saillant de l’époque postindépendance, on dirait qu’elle est marquée par la mentalité de guerre. En effet, il ne faut pas perdre de vue que les Algériens, à leur corps défendant, vivent sur le pied de guerre durant 8 longues années, pour ne pas dire depuis 1830, dans une dynamique de résistance contre les autorités coloniales françaises qui livrent aux populations « indigènes » une permanente répression féroce, ponctuée de massacres de masse, dont le dernier, fraîchement perpétré, imprègne encore douloureusement la mémoire des Algériens : le massacre du 8 Mai 1945. On ne se défait pas du jour au lendemain de sa mentalité de guerre. Assurément, cette situation tragique donne sa vraie figure au double drame vécu à l’époque par les Algériens, en général, et les nouveaux dirigeants, en particulier.
Contre les dangers extérieur et intérieur, le premier État algérien indépendant devait se transformer en régime de combat pour affronter cette double menace représentée par les insurgés de la Kabylie et les Marocains perfides envahisseurs. De tels périls ne pouvaient qu’ébranler le nouveau pouvoir, inquiéter sérieusement les autorités, favoriser l’émergence d’une fièvre obsidionale, cette mentalité d’assiégé contribuant à l’apparition d’une méfiance politique, d’une vision policière de l’histoire, d’une gestion sécuritaire de la société, d’un durcissement autoritaire. En résumé : aboutir au verrouillage de toute vie politique pour assurer la sécurité du pays et garantir la pérennité des institutions menacées par les forces centrifuges séditieuses et la monarchie marocaine.
Aussi, devant de tels menaces réelles, le gouvernement ne pouvait-il compter que sur l’armée.
La sécurité du pays, menacée par les forces centrifuges séditieuses issues de la Kabylie et la monarchie marocaine aux frontières, dépend désormais de la seule puissance de l’armée. La priorité du nouveau pouvoir postindépendance était donc au renforcement des effectifs de l’armée, au recrutement de nouveaux soldats, à la reconstitution de ses cadres. À la réorganisation de l’institution militaire, profondément ébranlée par ces deux agressions surprises, qui plus est perpétrées par des « frères de sang » qui bénéficiaient de la confiance totale des Algériens.
Le temps était également à l’affermissement des prérogatives de l’armée, désormais seule garante de la sécurité du pays. Et, par ricochet, au renforcement de la sécurité pour traquer les potentiels ennemis, débusquer les forces subversives. Ce durcissement sécuritaire fut imposé au nouveau pouvoir par le contexte de déstabilisation de l’Algérie opéré sur son territoire, à la fois par l’insurrection armée d’une partie de la région kabyle, et l’invasion du territoire par les troupes marocaines.
Aussi, de la consolidation de l’armée dépendait le succès contre les ennemis de l’Algérie. C’est dans ce contexte de double menace qu’il faut inscrire le processus de transformation du paradigme politique et du durcissement institutionnel du régime, opéré sous les contraintes d’ordre sécuritaire favorisées par un climat de fièvre obsidional.
L’infléchissement sécuritaire imprimé à la gouvernance algérienne est imposé par les forces ennemies dressées contre la nouvelle République algérienne indépendante.
C’est contraint et forcé que l’Etat algérien doit se transformer en régime de combat pour protéger la sécurité de l’Algérie et des institutions étatiques. Ce sont les circonstances historiques hostiles qui acculent la jeune République algérienne indépendante à blinder sa gouvernance pour neutraliser les forces ennemies.
Ce durcissement sécuritaire circonstanciel, au fil du temps, s’ancre structurellement dans le mode de gestion étatique du pouvoir profondément imprégné par la mentalité de guerre.

Pas de partis multiples, pas de multipartisme
D’aucuns, endossant la posture des vulgaires politiciens bourgeois occidentaux, objecteront que le régime a trahi les valeurs de la Révolution de Novembre 54 en piétinant la « démocratie », ce totem du capital, hissé en objet de divinisation républicaine pour les masses citoyennes aliénées.
Or, s’il y a bien une vérité historique à énoncer, c’est que l’Algérie n’était mûre ni pour la démocratie bourgeoise ni pour l’indépendance, faute d’infrastructures économiques développées et de forces sociales modernes (comme la Révolution bolchévique n’était pas mûre pour le socialisme du fait de l’arriération de la société russe illustrée par son sous-développement économique et la faiblesse de sa classe ouvrière).
Cependant, en certaines circonstances historiques, l’impérieuse nécessité de la transformation révolutionnaire s’impose à la fraction la plus consciencieuse et la plus politisée du pays, avant-garde du progrès, en dépit de l’immaturité des conditions historiques objectives. C’est ce qui s’appelle forcer subjectivement la porte de l’Histoire en faisant sauter les verrous objectifs de l’ordre établi chronologique pour accélérer l’accouchement de la nouvelle société.
Avec le risque, fréquent avec les révolutions prématurées et inachevées, d’enfanter une hydre à plusieurs têtes, autrement dit une société gouvernée par de monstrueuses structures antinomiques et habitée par des créatures schizophréniques se nourrissant de leurs conflits politiques mal digérés au sein de leur foyer national minée par la discorde, faute d’avoir anéanti radicalement les vestiges de l’ancien monde et bâti les fondements du monde moderne.
Khider Mesloub
A suivre …

 

Aussi, les Révolutions russe et algérienne, que l’on pourrait qualifier de révolutions bourgeoises antiféodales, sur fond de lutte anticoloniale pour l’Algérie, avaient-elles accompli ce bon dans l’Histoire par leur foudroyante fracture de l’ordre ancien.
D’autre part, les Révolutionnaires algériens n’étaient pas des politiciens bourgeois, à l’instar de nombreux militants européens au cours du XIXème, notamment en Allemagne, engagés, dans leur propre pays comme en 1848-1849, dans un combat antimonarchique pour l’instauration de la démocratie. Les Révolutionnaires algériens luttaient contre une puissance coloniale, en l’espèce la France, pour le recouvrement de l’indépendance de leur pays. C’était leur principale priorité.
Issus d’une société semi-féodale dépourvue de toute instance politique représentative, les nationalistes algériens aspiraient prioritairement à libérer leur pays du joug colonial, sans définir les contours économiques et politiques de l’Algérie indépendante. Vivant dans l’insécurité et l’anonymat car pourchassés et combattus militairement par les autorités coloniales françaises surarmées, ils n’avaient pas la tête à se livrer aux dissertations métaphysiques sur la forme politique à imprimer à la future Algérie. Tout leur combat était consacré à la lutte armée. Leur principale préoccupation était d’ordre logistique, stratégique, militaire, et non politique ou économique. Leur vie était en sursis. La mort pouvait les emporter à tout moment. Et comme l’avait dit Mao : « La révolution n’est pas un dîner de gala ». Les Révolutionnaires algériens n’étaient pas en campagne électorale pour devoir exhiber leur programme économique (impossible à élaborer en situation de guerre, qui plus est pour un Etat-nation inexistant), leur projet politique (pareillement, un projet politique est l’émanation d’une formation sociale et économique réellement existante briguant le pouvoir, et non l’œuvre d’une officine ne disposant d’aucun ancrage social dans la société, auquel cas cela s’apparenterait à une Utopie, l’idéalisme : ce n’est pas la conscience qui détermine l’être, mais l’être social qui détermine la conscience ; ce sont les forces sociales en mouvement qui, dans la dynamique de la lutte, élaborent leur projet politique adaptée aux nécessités socioéconomiques du moment), leur pensée philosophique, leurs idéaux sociétaux. Les nationalistes algériens combattaient comme des Lions, quasi instinctivement, pour se défaire des chaînes du colonialisme. Pour recouvrer leur dignité. Leur humanité niée et méprisée par les autorités coloniales françaises génocidaires. L’honneur des Algériens.
Quand le feu se déclare dans une maison, on pense instinctivement à sauver sa vie, et non à faire l’inventaire des meubles à protéger des flammes ! Les nationalistes algériens luttaient, dans l’urgence, contre le colonialisme incendiaire et génocidaire pour sauver la dignité de l’Algérie, l’honneur des Algériens. Ils n’allaient pas se mettre à réfléchir comment meubler (sur les plans politique, économique, culturel et linguistique) la maison Algérie, une fois délivrée de l’incendie meurtrier colonial brûlant le pays depuis 1830.
Ce sont là des préoccupations vénielles inhérentes à la petite bourgeoisie soucieuse avant tout de son confort, préoccupée par le souci de remplir son coffre-fort, désireuse de bénéficier de réconfort, sans avoir consenti au combat aucun effort.
Au reste, il est utile de rappeler que la société algérienne jusqu’à l’orée de l’indépendance, à l’instar d’autres formations sociales et économiques précapitalistes unies à la nature dont elles dépendaient, fut longtemps fondée sur une économie de subsistance. Du fait de la faiblesse de leurs forces productives, ces sociétés prémodernes, à dominante agraire, ne disposèrent pas d’une économie au sens moderne du terme. De même, quoique déchirées par des tensions internes et des conflits externes, elles ne furent pas régies par une instance « politique ». Ces deux catégories historiques, économie et politique, étaient inconnues des anciennes sociétés.
Dans ces formations historiques prémodernes, il n’existait donc pas de sphère économique distincte de la vie sociale. Corollaire de cette absence d’économie dominante, il n’y eut pas non plus de sphère politique différenciée, ni de lois politiques, ni de « sciences politiques ».
Contrairement aux conceptions idéologiques des intellectuels organiques contemporains prompts à se livrer à des extrapolations historiques anachroniques au nom d’une forme de déshistoricisation et d’ontologisation des catégories économiques et politiques actuelles calquées sur toutes les anciennes civilisations, les sociétés prémodernes reposaient sur des fondements radicalement différents de notre époque moderne hautement technologique et sécularisée. Elles fonctionnaient sur des bases distinctes, incarnées par des rapports sociaux spécifiquement inhérents à leur mode de production à dominante agricole. Les notions d’espace public et privé étaient inconnues au sein de ces sociétés à économie de substance. Ces sociétés fonctionnaient dans une forme de totalité sociale par ailleurs corsetée par la religion qui chapeautait jusqu’à la reproduction de la vie. En effet, la religion, à l’exemple du fétichisme de la marchandise dans la société capitaliste moderne déterminant l’identité sociale et façonnant la psychologie individuelle, incluait, dans son fonctionnement, l’ensemble de la « vie sociale ».

Algérie dépourvue de formations sociales et économiques modernes

Néanmoins, la religion, dans ces sociétés agraires, ne constituait pas une simple « superstructure idéologique », elle fonctionnait comme fondement de relations sociales et de reproduction de la vie. Dans ces sociétés agraires, modelées par la religion, celle-ci régissait, sans structures médiatrices telles la politique, l’économie, l’éducation, tous les aspects de la communauté, enfermant la société dans une structure traditionnelle solidement établie et difficilement évolutive. Au cœur de ces anciennes sociétés agraires, enserrées dans un corset traditionnel immuable, toutes les relations sociales avaient un fondement immédiatement religieux, à l’exemple de la société algérienne. Contrairement à notre époque moderne capitaliste régentée par la marchandise et l’argent, dans ces sociétés prémodernes, fondées sur une économie de subsistance (de petites unités de reproduction autarciques), qui plus est essentiellement déterminées par la religion, ces deux valeurs (la marchandise et l’argent) demeurèrent totalement marginales dans leurs relations sociales. L’« homo oeconomicus » et l’« homo politicus », ces avatars dissociés inventés par le capitalisme, sont inhérents au monde capitaliste au sein duquel la société est médiatisée par le biais du mécanisme du marché, qui prend possession de la totalité du rapport social réduit à des relations purement marchandes.
La disjonction entre sphères de l’économie et de la politique est inhérente au système de la production marchande capitaliste. Cette dissociation, impulsée par le capitalisme, fut longtemps source de tensions et de luttes idéologiques avec les survivantes formations sociales historiques anciennes, aujourd’hui totalement annihilées par l’uniformisation des modes de production et de penser.
Dans ces sociétés archaïques, sans la force politique étatique, l’économie capitaliste n’aurait pas pu s’implanter par son propre processus immanent. Telle fut la situation de l’Algérie postindépendance, dépourvue de formations sociales et économiques bourgeoises où le nouvel État, contrôlé par une nomenklatura « militaro-bureaucratique », fut la seule structure institutionnelle en mesure d’impulser, quoique de manière imparfaite, le développement des forces productives, autrement dit d’instaurer un embryon d’un capitalisme d’État difforme, contrefait, caricatural, tant ses promoteurs bureaucrates ne furent jamais à la hauteur de leur mission historique, autrement dit pourvus de compétences en matière économique. On ne bâtit pas une maison par un cabinet d’architecte, par les seuls plans architecturaux. Mais sur le terrain, avec de vrais bâtisseurs, des maçons compétents dotés d’une réelle expérience professionnelle et d’un abondant outillage adéquat. On ne développe pas le capitalisme par des bureaucrates mais de vrais entrepreneurs. La sinistre expérience historique soviétique l’illustre ironiquement, avec sa tentative de greffer un capitalisme d’État par des oukases, baptisé du nom de socialisme. Ce socialisme de caserne et de pénurie s’effondra, sans surprise, comme un château de sable.

Faute de forces politiques, l’État a institué la politique de la force

Telle fut la configuration sociologique de l’Algérie au lendemain de son indépendance. Carence de forces productives et des moyens de production, donc défaillance des organisations politiques susceptibles de représenter les différents intérêts des multiples classes sociales présentes au sein de la société. Aussi, du fait de l’absence d’une « société civile » stratifiée en de multiples catégories sociales dominées par les deux principales classes modernes antagonistes, la bourgeoisie et la classe ouvrière, l’Algérie nouvellement indépendante ne put se prévaloir d’offrir sur le « marché de la politique » de multiples partis représentant les intérêts des différentes classes sociales.
Donc pas de partis multiples, pas de multipartisme. De fait, faute de forces politiques, l’État a institué la politique de la force, pour discipliner et éduquer une population majoritairement rurale et analphabète dénuée de conscience politique citoyenne, mais surtout amorcer le développement d’un capitalisme embryonnaire au moyen de mesures étatiques (le fameux capitalisme d’État). Plus de cinquante ans après l’indépendance, l’Algérie n’a toujours pas développé un capitalisme productif moderne, mais a accouché d’une bourgeoisie « bureaucratico-commerciale » parasitaire tirant ses revenus de la rente du pétrole. Elle a aussi enfanté une immense masse d’individus au statut social tellement indéterminé qu’il est malaisé de le définir sociologiquement. Car cette immense masse populaire n’est nullement intégrée dans le procès de production économique, hormis dans les circuits de l’économie informelle et marchande, si on peut appeler cela économie, quand l’activité essentielle se cantonne à acquérir des marchandises de bas de gamme dans les pays émergents pour les revendre dans des minuscules boutiques de fortune à des clients à la solvabilité volatile et hypothétique. (C’est une facette de l’économie capitaliste mondialisée. Toute l’Afrique est inscrite dans ce procès de reproduction du capital).
Ainsi, l’Algérie, pays longtemps semi-féodal, semi-colonial, dépourvu d’une classe bourgeoise, voire d’une simple classe marchande ou de petites productions, n’a jamais rempli les conditions socioéconomiques pour se doter d’une authentique institution politique et étatique représentative au sens démocratique bourgeois du terme. En d’autres termes, d’un État encadré par des institutions parlementaires fondées sur l’alternance gauche-droite, assurée par des partis politiques défendant les intérêts des diverses formations économiques et sociales dominant la société.
C’est dans ce contexte sociologique marqué par l’inexistence d’une formation sociale et économique bourgeoise avec son corollaire matérialisé par la présence de multiples classes sociales antagoniques, notamment la classe ouvrière, amplifié par la double menace sécuritaire évoquée plus haut (l’insurrection armée d’une partie de la Kabylie et l’invasion du Sud algérien par les troupes marocaines), qu’il faut replacer l’intronisation de l’armée à la tête du pouvoir aussitôt l’indépendance obtenue. Plus particulièrement à partir de 1965.
L’armée s’empare du pouvoir car l’Algérie ne recèle aucune classe politique représentative de classes sociales malgré tout inexistantes, de forces sociales et économiques aux intérêts antagonistes. Il ne faut pas oublier que l’Algérie, pays sous-développé, est composée à l’indépendance d’une population majoritairement rurale et d’une très faible classe ouvrière, qui plus est à 92 % analphabètes.
Objectivement, la période postindépendance ne remplissait pas les conditions socioéconomiques permettant l’émergence de la politique au sens moderne et démocratique bourgeois du terme. Seule l’armée, force structurée et organisée, pouvait prétendre s’emparer des rênes du nouvel État embryonnaire légué par la puissance coloniale française, pour gérer et développer cette récente « société civile » algérienne en gestation.
De fait, on ne peut inférer qu’il s’était agi d’une aberration historique ou d’un dévoiement de la révolution. Ce faisant, il convient plutôt d’invoquer la nécessité « technique et administrative » incontournable imposée à la nouvelle couche « sociale » hybride (militaro – intellectuelle), fraîchement constituée à la faveur de l’accession de l’Algérie à son indépendance. En vérité, comme on l’a souligné plus haut, l’Algérie n’était pas préparée pour assumer avec maturité politique et efficience économique son indépendance. En effet, dans cet État-nation nouvellement créé, dépourvu d’infrastructures économiques développées, faute de classes sociales structurées dotées de conscience politique citoyenne et de compétences réelles en matière de gestion administrative, seule l’armée, institution structurellement organisée et disciplinée, était en mesure d’assurer la transition entre l’État colonial délogé et le nouvel État algérien entièrement à construire et à développer sur des bases modernes capitalistiques.
Soixante ans après l’indépendance, l’Algérie ne dispose toujours pas d’une classe politique représentative ou d’une représentation politique classique. L’armée est la seule structure rationnellement organisée, dotée d’esprit de corps, d’un corps institutionnel discipliné, d’un commandement et d’une logistique modernes seuls aptes à défendre les intérêts supérieurs du pays, à garantir la pérennité des autorités étatiques, à assurer la sécurité des frontières. Les partis croupions parasitaires n’incarnent pas les Algériens. Ils ne défendent pas les intérêts de l’Algérie. Mais, en structures parasitaires ou maffieuses, les intérêts personnels de leurs élites et de leurs parrains.

Congrès de la Soummam : Charte de combat et non plateforme de gouvernance

De manière générale, les opposants algériens contemporains, toutes obédiences confondues, exhibent fréquemment, à des fins d’instrumentalisation politicienne, la plateforme du Congrès de la Soummam en guise de preuve matérielle programmatique pour accuser le régime algérien, soit de trahison des prétendus principes démocratiques des Révolutionnaires algériens, soit, pour les autres, d’épigone de l’esprit despotique incarné par « l’autocratique et sectaire plateforme ».
Ainsi, selon le point de vue idéologique adopté, la plateforme, paradoxalement, renfermerait ontologiquement des préceptes démocratiques intangibles qu’il suffirait d’appliquer pour régénérer l’Algérie, ou recèlerait, au contraire, des relents tyranniques consubstantiellement inhérents à l’esprit totalitaire et exclusiviste du document soummamien. Donc document à bannir.
Pour les uns, la plateforme constitue un condensé de Constitution démocratique et libérale que le « régime dictatorial » aurait piétiné dès l’indépendance de l’Algérie. Pour les autres, cette plateforme constitue un « compendium de gouvernance despotique » que le régime algérien appliquerait depuis l’indépendance.
Or, s’il y a une vérité à énoncer pour démentir ce fallacieux argument, elle est contenue dans cette plateforme elle-même. Contrairement à l’assertion de ces démocrates algériens bourgeois toujours prompts à verser dans l’anachronisme, le Congrès de la Soummam ne fut pas l’événement historique de la convocation d’une Conférence ministérielle d’un État souverain, réunie dans un palais présidentiel en période de paix pour délibérer de la planification économique, sociale et politique visant le développement immédiat du pays et le perfectionnement de la démocratie déjà, pour être ironique, amplement ancrée, comme tout le monde le sait, dans la société civile algérienne rompue à l’exercice démocratique.
Le Congrès fut une réunion secrète de militants nationalistes d’un pays colonisé, assemblés durant quelques jours pour débattre de la mise en œuvre d’une Charte de lutte. En effet, la plateforme adoptée par le Congrès de la Soummam en août 1956 constitue un simple document exposant les orientations stratégiques du FLN permettant de favoriser l’obtention de l’indépendance de l’Algérie. Dans ce document sont abordées, entre autres, les questions relatives au découpage territorial, l’organisation des fonctions politiques et militaires dévolues à chaque instance de lutte. En préambule, il réaffirme la nécessité de la lutte armée. La charte proclame le mot d’ordre fondamental : « Tout pour le Front de la Lutte Armée. ». La plateforme définit la stratégie internationale et diplomatique à adopter pour isoler l’État colonial français dans les institutions internationales.
Comme l’a déclaré l’historien Mohammed El-Korso « Le Congrès de la Soummam a balisé le chemin du recouvrement de la souveraineté nationale ». Le Congrès dresse la feuille de route de la Révolution. Il ne bâtit pas la route que l’État algérien, par ailleurs inexistant, doit emprunter.
Présidé par Larbi Ben M’hidi, le Congrès se consacre à l’établissement d’un Bilan des 22 mois de révolution depuis le déclenchement de la lutte armée, le 1er novembre 1954, avec, comme perspective, la structuration de la révolution. L’objectif stratégique primordial est d’unifier les rangs pour renforcer la résistance, avec comme mot d’ordre : « une seule révolution, une seule voix ! ».
Sans conteste, la plateforme incarne l’esprit unificateur et le ralliement patriotique. Les architectes de la plateforme ont dessiné les plans de la Révolution, et non planté les « desseins-dessins architecturaux » de la bonne gouvernance du futur État.
Une chose est sûre, cette plateforme ne peut être apparentée à un catalogue de mode de gouvernance renfermant les idées-clés de la meilleure administration étatique dans un pays souverain, comme le suggèrent les opposants bourgeois algériens en quête de légitimité nationale et de caution morale politique, et surtout à l’affût d’une boîte à idées à portée de leur cervelle incapable d’élaborer la moindre nouveauté programmatique politique et économique révolutionnaire en mesure d’emporter l’adhésion du peuple laborieux algérien contemporain, assoiffé d’innovations et épris de liberté, contrairement à ces actuels politiciens adorateurs de reliques et fétichistes de la servitude. À plus forte raison, la plateforme ne peut être incriminée pour sa prétendue responsabilité dans le tournant autoritaire du nouveau régime algérien postindépendance, en raison du supposé immanent despotisme du document soummamien. Les véritables raisons du nouveau paradigme politique autoritaire ont été analysées et expliquées dans la présente étude : la double menace surgie au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, incarnée par l’insurrection armée d’une partie de la Kabylie, et par l’invasion du territoire algérien par le Maroc.

Khider Mesloub