Les révolutionnaires processionnels Compagnons de route du capital

À l’ère de la domination totalitaire du capital, notamment dans les pays occidentaux hautement développés, régis dorénavant par l’économie de guerre, hors de question de perturber la machine de fabrication. Encore moins de subvertir le mode de production capitaliste.
De nos jours, la sacro-sainte semaine de travail est respectée comme une divinité par l’ensemble des salariés, surtout par les « révolutionnaires » processionnels et les séditieux du week-end, ces nouveaux protestataires respectueux des règles sacrées du travail et de leurs divins lieux d’exploitation, ces temples de la production capitaliste où viennent besogner quotidiennement les esclaves des temps modernes. La semaine sacrée de travail est ainsi préservée de toute souillure contestataire subversive, insurrectionnelle. Les cinq journées de labeur ne sont plus perturbées par des débrayages et des grèves sauvages. Encore moins une occupation d’usine, des Assemblées générales, des Conseils ouvriers. Ainsi en a décidé le dieu-capital, parvenu à ses prophétiques fins par la grâce de son emprise sur les cerveaux obtenue par le contrôle totalitaire des moyens de propagande scolaires et médiatiques. Donc par le conditionnement des mentalités. Aujourd’hui, le capital façonne les esprits comme ses usines fabriquent ses produits : de manière standardisée, uniformisée, rationalisée, robotisée. Les produits, comme leurs producteurs esclaves-salariés, obéissent aux mêmes normes de fabrication. Ces deux marchandises interchangeables, vendues sur le marché, offrent à leurs propriétaires l’opportunité de valoriser leur capital, d’accroître leurs richesses, de pérenniser leur domination. De fait, l’usine comme l’entreprise du tertiaire, ces nouveaux temples de l’économie moderne, ne sont plus profanées par l’arrêt de travail massif et pérenne. Ne font plus l’objet de débrayages impromptus, d’occupation improvisée, de cessation d’activité intempestive. Encore moins de tentative d’appropriation collective par ses véritables producteurs afin de diriger leurs activités de production pour la satisfaction des besoins sociaux essentiels et non pour le profit. Inexorablement, la loi de la valeur continue à régir le fonctionnement des entreprises. Le capital à contrôler leur fabrication. À accaparer leur propriété, à s’approprier leurs profits. En Occident, où l’esprit religieux a été congédié de l’espace public par les bourgeois pour être judicieusement intégré dans l’enceinte de leurs entreprises, à observer l’attitude empreinte de prosternation et de servilité du personnel, les esclaves-salariés ont si bien intégré les lois divines du capital qu’ils éprouvent une frayeur phobique à les enfreindre, une peur sacrilège à les brûler, une épouvante mystique à les abolir. Aussi, ne faut-il pas s’étonner de voir ces « Djihadistes » du travail exploser leur vie dans leur entreprise, sacrifier leur existence pour l’usine, le bureau, ces nouveaux totems des temps modernes, dirigés par les maîtres du monde, les dieux de la finance. L’ironie de l’histoire, c’est que le capital est parvenu à inverser et à pervertir toutes les valeurs morales millénaires. Toutes les anciennes règles de vie collectives ont été intégrées au monde de l’entreprise, laissant la « société civile » régie par les idées individualistes de la bourgeoisie qui a noyé les relations « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». En effet, au sein de l’entreprise règne une respectueuse discipline entre salariés, matérialisée par l’observance stricte des règlements accomplis dans une ambiance conviviale, exécutés dans un esprit scientifique et une mentalité pointilleuse et ponctuelle. Les rapports entre salariés sont exempts d’agressivité et de violences (à l’exception de ces violences professionnelles engendrées par les maladies et les accidents mortels). Dans l’entreprise (cette sphère économique séparée par le capital) dominent les valeurs d’entraide, l’esprit collectif. Tout le contraire de la société (le milieu humain dans lequel vit l’individu) où sévit le chacun pour soi, l’individualisme, toutes les formes d’agressions et de violences. Brillamment, le capital a fait en sorte de policer l’usine, de civiliser les rapports sociaux au sein de l’entreprise afin de les rendre productifs, rentables. L’usine est un havre de paix de l’exploitation conventionnée. Tandis que la société a été métamorphosée en champ de guerre où règnent la division, l’anarchie, la perversion, l’adversité, l’hostilité, la haine, l’affrontement, le racisme. Pour ce faire, le capital a procédé à l’éclatement de toutes les structures sociales humaines fondées sur la solidarité, l’entraide, le respect, la loyauté, l’altruisme, le dévouement parental et filial (remplacé par le dévouement au patron et à l’argent), comme la famille, les quartiers, les cafés, les assemblées de village, etc. Pour les remplacer par l’individualisme, le narcissisme, le libertinage (frère siamois du libéralisme débridé). Tous ces espaces de sociabilité et de solidarité millénaires ont été pulvérisés par le capitalisme. Pour le capital, seuls ses temples de production de profits méritent les bonnes règles de vie. En résumé le respect, le sérieux, la rigueur, la ponctualité. Aussi est-il parvenu à façonner les esclaves-salariés selon les normes de ses entreprises, à discipliner leurs rustres mœurs au sein de ses sanctuaires productifs lucratifs. En effet, tandis qu’au sein des entreprises les esclaves-salariés font preuve d’une grande rigueur dans leurs relations emplies de convivialité et de civilité, de probité et de loyauté, voire de sentiments mutuels, dans la « société civile » ils cultivent des rapports lâches ponctués de tensions, de haines et de conflits. Observe-t-on quotidiennement des vols, des incivilités ou des meurtres au sein des entreprises, ces temples sacrés de production ? Rarement (sinon jamais). A contrario, la société est submergée par les conflits, les délits, les violences et les crimes récurrents et écœurants. Incontestablement, le capital a réussi sa fabrication des esprits, comme il a triomphé depuis des siècles par son esprit de fabrication. Aujourd’hui, comme on l’observe en France, même les festives révoltes subversives, insurrectionnelles, s’organisent en dehors des jours sacrés de production ou des lieux de production (depuis l’adoption de la réforme des retraites, les révoltes ont lieu la nuit, à la dérobée, après la journée de shopping. Avec leurs crépusculaires mouvements de révolte, ce n’est pas demain la veille qu’ils réaliseront le Grand Soir). Hors de question de perturber la chaîne de production. Le capital doit pouvoir poursuivre ses batailles de fabrication. Soutenir sa guerre économique, en particulier dans cette phase fondée sur une économie de guerre. Il ne faut pas entraver le processus de production. Les instruments de fabrication doivent tourner à plein régime sous n’importe quel régime, démocratique ou dictatorial. Les moyens de production ne doivent souffrir d’aucune interruption. Tout arrêt de travail est une atteinte au moral du « patriotisme » de l’entreprise. Une offense à la patrie-entrepreneuriale. Un blasphème commis contre le Dieu-capital. Une hérésie économique. À l’évidence, ces règles sont scrupuleusement respectées par l’ensemble des esclaves-salariés. De nos jours, les manifestations, y compris les plus populaires, sont programmées avec l’assentiment du pouvoir, fixées par les instances syndicales à tel créneau horaire ; voire, pour ne pas pénaliser la production de marchandises (notamment les engins de mort), organisées les week-ends. C’est-à-dire les jours de repos des travailleurs. Ainsi, les travailleurs, même la contestation, ils la payent au prix du sacrifice de leur jour de repos concédé par le capital. Ils ne portent pas la contestation au sein de l’entreprise. Ils ne s’attaquent pas à leur lieu d’exploitation. Ne luttent pas dans leur environnement concret d’oppression. Ne remettent pas en cause leur asservissement opéré dans l’entreprise. N’organisent pas leur résistance au sein de leur lieu de travail pour mieux le subvertir, mais en dehors du cadre spatial professionnel, au travers de mobilisations inoffensives opérées dans un espace urbain réglementairement délimité. Au travers de grèves perlées cornaquées par les bureaucraties syndicales, matérialisées par des manifestations carnavalesques ritualisées sur fond d’ambiance de kermesse. En fait de militantisme émancipateur, avec ces révolutionnaires processionnels, nous avons droit à des protestations cadencées par les pacifiques balades balisées, canalisées, banalisées, illustrées par les débonnaires parades revendicatives inoffensives et les doléances courtisanesques adressées aux gouvernants, ces représentants du Grand capital, responsables des politiques antisociales, du carnage économique, de la paupérisation, des pénuries, de l’inflation. Or, ce que les protestataires français n’ont pas compris, le seul moyen de faire plier les maîtres du monde, représenté par le gouvernement Macron, est d’user de cette arme redoutable que constitue la grève générale, seule capable d’ébranler le pouvoir en s’attaquant à l’outil de production, source de la plus-value et des profits pour les patrons. Une économie à l’arrêt, et c’est l’arrêt cardiaque pour le capital, privé du sang salarié qui irrigue ses profits et assure son existence. Quoi qu’il en soit, ces « révolutionnaires » processionnels ou séditieux du week-end ont tellement bien intégré l’idéologie du capital qu’ils s’érigent en ses meilleurs défenseurs. Au demeurant, tous ces révolutionnaires de l’asphalte, marathoniens de la contestation festive, n’aspirent nullement à lutter contre le système capitaliste, mais systématiser le capitalisme. Ils s’évertuent seulement à vouloir moraliser le capitalisme, l’humaniser, le réformer, le démocratiser. Comme si on pouvait moraliser, humaniser, réformer, démocratiser le colonialisme, l’esclavagisme, le nazisme. Ces systèmes barbares, comme le capitalisme, ne méritaient qu’une unique solution politique radicale : la destruction des fondements de leurs structures. Mais la petite bourgeoisie, aujourd’hui prédominante dans les instances politiques et syndicales, milite pour la perpétuation de ce système mortifère, au sein duquel elle espère prospérer, assurer sa retraite. Défendre sa retraite au sein d’un système capitaliste belligène et mortifère. À quoi bon lutter pour une « retraite juste » quand toute la vie professionnelle est fondée sur l’exploitation et l’oppression, l’esclavage salarié, des conditions de travail iniques, des salaires modiques, et des longues périodes de chômage dépourvues d’indemnités, donc de dignité ? En outre, par sa puissante force idéologique en congruence avec les besoins du capital, cette petite bourgeoisie politicienne a tellement réussi son OPA sur les classes laborieuses qu’elle est parvenue à s’emparer de la direction des luttes via les syndicats, ces mafias gouvernementales, véritables instances d’encadrement des travailleurs. Aussi, les travailleurs doivent-ils manifester leur colère pour revendiquer quelque avantage ou dénoncer quelque avilissement de leurs conditions de travail, attendront-ils sagement, sous la direction de la frileuse centrale syndicale, réfractaire à tout blocage économique, le jour agréé par la préfecture ou le week-end pour organiser leur protestation, en dehors du lieu de travail, transplantée dans des agglomérations urbaines aux itinéraires balisés et encadrés, éloignées des sites de production où est concentré le prolétariat industrieux et surtout potentiellement séditieux. Ces processions liturgiques syndicales occupent ces nouveaux zélotes de la politique de la protestation ou plutôt de la prosternation. Leurs protestations incantatoires demeurent des vœux pieux car ils n’ont toujours pas compris que la révolution travaille son œuvre toute la semaine, chaque jour, même la nuit, avec des instruments de lutte concrets actionnés au sein des entreprises où sont produites les richesses par les travailleurs. La révolution n’est pas une déambulation joyeuse sponsorisée par les instances « militantes » et syndicales stipendiées, une balade sonorisée de ballades. Avec ces révolutionnaires processionnels, à l’instar des activistes actuellement en lutte en France, se battre contre la réforme de la retraite aboutit inéluctablement à battre en retraite. C’est-à-dire à quitter la bataille subversive. La lutte intransigeante. À force de manifestations carnavalesques épuisantes, dissolvantes. Au plan politique, pour ces révolutionnaires processionnels ou séditieux du week-end, le nec plus ultra de la lutte se résume en la revendication de l’épuration de la caste gouvernementale (macronienne en France), purification des institutions politiques, autrement dit en remplacement de la clique politique dénoncée pour son impopularité, au moyen de la mascarade électorale. Et subséquemment en élection d’une nouvelle caste politique censément présumée intègre. Évidemment, sans transformer aucunement l’infecte base économique capitaliste sur laquelle prolifère l’instance pestilentielle politique. Leur « révolution citoyenne », prônée par les gauchistes cornaqués par l’oligarque Jean-Luc Mélenchon, n’aspire pas à supprimer les privilèges, elle se borne à changer les privilégiés, c’est-à-dire à privilégier leur ascension sociale pour ne pas devoir à travailler la semaine ni le week-end, comme l’ensemble des classes parasitaires dirigeantes. Si la révolution a pour fin de réaliser les rêves, leur révolte, accomplie dans le lit des conventions sociales établies, prolonge le sommeil de la société peuplée de cauchemars. « La révolution, c’est les vacances de la vie », avait dit André Malraux, nos révolutionnaires processionnels ou séditieux du week-end semblent avoir pris à la lettre cette remarque : pour eux, la révolution est une vacance, dans le sens d’inoccupation, de vacuité, de carence, d’inaction. Leur révolte citoyenne est une révolution couchée, qui fait ses besoins dans ses draps, pour ne pas souiller les salons du pouvoir (macronien) par leur incursion subversive. Il n’est pas étonnant qu’elle ait toujours un goût de relent de défaite. Leur révolte est une gageure. Une galéjade. Elle amuse la galerie bourgeoise, mais jamais elle fait rire les prolétaires en galère, tant ce genre de révolte électoraliste leur paraît affligeante. « La populace ne peut faire que des émeutes. Pour faire une révolution il faut le peuple », avait écrit Victor Hugo. Nos révolutionnaires processionnels et séditieux du week-end sont tout juste capables d’organiser des promenades récréatives pour planter le même décor réformiste, scandées les mêmes slogans corporatistes feutrés et filtrés, proposer les mêmes alternatives électoralistes.
Comme lors du mouvement des Gilets jaunes, sous les cris « mort au roi », « guillotine », « Louis XVI, on l’a décapité, Macron, on peut recommencer », d’aucuns actuellement réclament la tête de Macron. Or une révolution sociale ne consiste pas à déloger un chef d’État, fût-il un dictateur inamovible. Une révolution sociale ne consiste pas non plus à évincer une clique du pouvoir pour la remplacer par une faction rivale. Une révolution sociale œuvre à renverser un ordre social, un mode de production et ses rapports de production inhérents à ce système, afin d’ériger un nouveau mode de production humain et les nouveaux rapports sociaux de production afférents.
Khider Mesloub