L’écrivain Albert Cossery Une plume égyptienne désaliénante  

L’auteur des « Hommes oubliés de Dieu » s’en est allé comme un Dieu oublié des hommes. En effet, quand il s’est éteint, presque centenaire, le 22 juin 2008, à 95 ans, dans sa mythique chambre d’hôtel de Louisiane située rue de Seine, dans le 6e arrondissement de Paris, où il y a vécu durant 60 ans, aucun homme n’était à son chevet.
Pour ces personnages épris de liberté, seuls les individus à l’âme vile et à la personnalité servile sont ambitieux. Tout travail est un esclavage, une aliénation, une dépossession de soi, de sa liberté. La paresse est élevée au rang de sacerdoce. L’oisiveté est hissée au firmament de la sagesse. Car elle offre la possibilité de s’adonner librement à la réflexion. Elle permet l’émergence de la révélation des révélations : la croyance en la vie (que nulle religion n’offre, qu’aucune idéologie n’accorde).
Aussi les personnages de Cossery se font-ils un honneur à cultiver la paresse pour fertiliser leur temps par la réflexion, les loisirs. Pour Cossery, le bonheur est une denrée à consommer sans modération. D’autant qu’elle est implantée naturellement dans le jardin neuronal de l’homme. Il lui suffit d’effeuiller les branches culturelles fanées semées par le système aliénant dans son cerveau pour goûter aux merveilles de l’existence, à la paix intérieure.
À cet égard, tous les personnages de Cossery ont une propension naturelle à considérer la vie comme une beauté qu’il convient de protéger des flétrissures du monde abject marchand aliénant. L’optimisme est porté dans le cœur des personnages comme une foi inébranlable. Les héros cossériens croient en le Bonheur comme d’autres croient en Dieu. Mus par un optimisme fortifiant, ils évoluent dans leur existence avec un sentiment de confiance absolu en leur aptitude inébranlable au bonheur. Leur paradis est déjà sur terre. Même dans le dénuement, ils savourent le bonheur d’être en vie. Ils adulent la Vie. Les vicissitudes de l’existence sociale viennent se fracasser contre leurs rocs de vie paisible imperturbable. C’est ainsi qu’il nous dit de Gohar, qu’« aucune calamité n’avait le pouvoir de le contraindre à la tristesse ; son optimisme triomphait des pires catastrophes ». L’optimiste est ainsi convaincu du « caractère dérisoire de toute tragédie ». L’optimiste déteste par-dessus tout : « Ceux qui tuent tout souffle de joie autour d’eux ». Par leur seule foi optimiste, ces personnages « désaliénés » vivent dans le bonheur, dans la paix. Ils sont naturellement heureux, même dans l’extrême dénuement. Pour ces personnages, n’est digne d’estime et de considération que la personne modeste et humble, simplement habitée par une joie de vie jamais éteinte. Pour Cossery, la joie est la meilleure arme contre les pouvoirs dominants, l’ordre établi, la société aliénante. « Procurer (une) parcelle de joie à un homme – ne fût-ce que l’espace de quelques heures – paraissait plus efficient que toutes les vaines tentatives des réformateurs et des idéalistes voulant arracher à sa peine une humanité douloureuse ».
La joie est cet acquis humain précieux obtenu sans lutte. Une joie qu’il ne faut absolument pas abandonner aux classes méprisables possédantes. « Détourner à son profit une parcelle de joie égarée parmi les hommes (…) Avec cette éthique simple (…) l’on parv(ient) à être parfaitement heureux et, de plus, n’importe où ».
La joie cultivée, rageusement exhibée, est inséparable de la paix intérieure. La joie est l’étendard de l’âme apaisée. Au reste, pour Cossery l’ataraxie, cette absence de trouble intérieur, constitue la composante primordiale de l’être humain immunisé contre l’aliénation. Dans la quête du bonheur, il s’agit de découvrir la paix, même au fond de l’extrême dénuement. Entre le progrès prêché par les thuriféraires du capital et la paix individuelle, Cossery nous invite à choisir la seconde option.
L’indifférence au malheur est la première règle morale. Il s’agit d’atteindre un état intérieur de détachement, d’abandon de soi, qu’aucune infortune ne pourra entamer, altérer l’intégrité de l’harmonie personnelle. « Il allait souffrir, il le savait, et il s’apprêta calmement à cette souffrance ». La résignation devant le malheur n’est pas symptomatique d’une déchéance devant le destin. Une forme de fatalisme. Car, dans le malheur, le pauvre nourrit toujours sa « saine confiance en la vie ». Les personnages de Cossery possèdent au plus haut degré la force intérieure. « Là où il n’y avait rien, la tempête se déchaînait en vain. L’invulnérabilité de Gohar était dans ce dénuement total. Il n’offrait aucune prise aux dévastations. » (Mendiants et Orgueilleux).
Pour Cossery, il faut savoir se contenter de la vie. Mais aussi, se réjouir de l’existence. Même dans le malheur, il faut conserver une vision joyeuse du monde. Ne jamais rejoindre les pleureuses professionnelles. Cultiver l’humour et la dérision est le meilleur moyen de se préserver de la poussée des orties dépressives. Comme il a souligné dans une déclaration sur ses impressions à propos de son séjour en Égypte après trente ans d’exil (Cossery n’est pas retourné en Égypte entre 1945 et 1975) : « la ville a changé, c’est sûr, mais pas le petit peuple. Il a toujours cet humour qui défie la tyrannie imbécile du pouvoir et de la richesse ».
Pour Cossery, une seule chose importe : l’accomplissement de soi appuyé sur la paix intérieure. Cette réalisation de soi ne peut par ailleurs advenir que par le détachement des biens matériels, le renoncement à la possession, à toutes les formes d’aliénation. Ce sacrifice des objets est le gage de la vie simple, d’une existence frugale, sur fond d’une joie et d’un optimisme immortels. « Certains atteignent la paix, la paix intérieure, la simplicité de la vie avant tout. Je réécris toujours le même livre, il n’y a que l’intrigue qui change, mais elle ne m’intéresse pas. Mon métier, c’est de regarder, je me sens responsable, alors j’écris pour dire ce que je pense de ce monde. Partout règne l’esclavage dont il faut s’affranchir. Je montre essentiellement une soif de liberté ». « Un écrivain véritable se différencie d’un romancier qui attache de l’importance aux histoires. Il ne suffit pas d’écrire pour être écrivain, l’écrivain doit exercer son sens critique, à la manière de Stendhal, affronter les problèmes cruciaux, universels ».
Qui plus est, fondée sur la fraternité, la philosophie de Cossery repose aussi sur une forme aristocratique de l’être par la fierté qu’elle nécessite, même dans l’extrême dénuement. Et aussi par la hauteur d’esprit qu’elle exige pour affronter sereinement les vicissitudes de la vie, les infortunes de l’existence.

Une journée sans rire est une journée perdue.
Écrivain « paresseux », Albert Cossery n’a publié qu’un livre tous les dix ans, dont en 1955 son chef-d’œuvre : Mendiants et Orgueilleux, qui sera adapté au cinéma par Jacques Poitrenaud (1971) et Asmaa El-Bakry (1991), ainsi qu’en bande dessinée par Golo (1991). La Violence et la dérision (1964) a obtenu le Prix de la Société des Gens de Lettres), Les Couleurs de l’infamie (1999, le Prix Méditerranée 2000). Son œuvre a été distinguée notamment par le Grand prix de la Francophonie de l’Académie française (1990), le Grand prix littéraire de la ville d’Antibes (1995) et le Prix Poncetton de la Société des Gens de Lettres (2005). Ses Œuvres complètes — huit livres au total, un recueil de nouvelles et sept romans — ont été publiées en 2005 par Joëlle Losfeld.
Tous les romans d’Albert Cossery sont édités chez Joëlle Losfeld.
Les hommes oubliés de Dieu (1941). Ce premier livre de Cossery, composé de nouvelles, expose déjà les thèmes principaux de l’écrivain : la paresse, le sommeil, la dérision, la consommation du haschisch, la critique des puissants et des forces répressives. Au reste, dans cet ouvrage, un agent des forces de l’ordre symbolise la férocité et la méchanceté, celles mises au service des classes possédantes. D’ailleurs, une grève est violemment réprimée.
La maison de la mort certaine (1944). Une maison vétuste risque de s’effondrer. Ses occupants (tous miséreux), illettrés, veulent écrire une lettre au gouvernement. Ils sollicitent un chauffeur de trame pour rédiger la lettre. Il commence sa lettre par : « Cher gouvernement ».
Cependant, où adresser la lettre. « Le gouvernement n’a pas d’adresse. Personne ne sait où il habite et personne ne l’a jamais vu ». Après tout, il demeure la solution de vivre dans la rue : « Les rues sont faites pour tout le monde. Personne ne vous demandera de loyer ».
Mendiants et Orgueilleux (1955). C’est l’histoire d’un professeur qui a décidé de devenir mendiant après avoir pris conscience qu’il enseignait des mensonges. « Comment pouvait-on mentir au sujet de la géographie. Eh bien, ils étaient parvenus à dénaturer l’harmonie du globe terrestre en y traçant des frontières tellement fantastiques qu’elles changeaient d’une année à l’autre » (c’est l’impérialisme avec ses créations de pays artificiels qui est dénoncé : c’est simple, à la naissance de Cossery, il existait moins 50 pays au monde, à sa mort, presque 200 États). Dans ce monde d’imposture, la vie des mendiants se limite à la consommation d’un peu de pain et de haschisch. Lors de l’enquête sur une affaire de meurtre, l’officier de police chargé de l’affaire jette l’éponge et décide de démissionner de ses fonctions pour devenir également mendiant. « Il n’y avait plus en lui qu’une infinie lassitude, un immense besoin de paix, simplement de paix ».
Un complot de saltimbanques (1975). Dans une ville, un officier de police est persuadé qu’un complot se trame dans son pays. Les soi-disant comploteurs suspects, loin d’ourdir quelque conspiration, n’aspirent en réalité qu’à vivre joyeusement, à batifoler, à draguer, et non à transformer le monde qui les indiffère. L’un des soi-disant comploteurs a longtemps séjourné à l’étranger.
Il est revenu au pays muni d’un faux diplôme. Pour ses camarades, les voyages ne servent à rien. Quant à la police, pour ses jouisseurs, elle n’existe que pour apporter des emmerdements.
C’est connu : la richesse, et particulièrement fossile, attire les requins capitalistes. Dans les pays limitrophes pourvus abondamment en pétrole, la civilisation capitaliste a englouti le désert et les millénaires traditions. Elle a surtout transformé leurs pays en champs de bataille où toutes les formes de guerre (tribales, terroristes, nationalistes, impérialistes) scandent la vie des habitants par ailleurs en butte à toutes les formes de manipulation sur fond de terrorisme. Ce livre prémonitoire a été écrit en 1984 (date mythique par ailleurs : célèbre par le nom du roman d’anticipation de George Orwell ; les grands esprits se rencontrent).
Les couleurs de l’infamie (1999). L’action se déroule dans la ville du Caire contemporaine. Le récit met en scène deux pickpockets et un intellectuel. Un promoteur immobilier se fait subtiliser un document sensible contenant des révélations sur un scandale politicien-financier. Deux alternatives morales se posent : faut-il faire chanter le promoteur ou le mépriser ? (Sur ce chapitre aussi l’action aurait pu se dérouler en Algérie tant les scandales politico-financiers foisonnent).
On aura remarqué, à la lecture de mes résumés pourtant succincts des livres publiés par Albert Cossery, que toutes les thématiques abordées dans l’ensemble de son œuvre sont d’une brûlante actualité et méritent d’être méditées.

Khider Mesloub