France L’Espace public, source de préoccupation pour la classe dominante française

En France, le mouvement de protestation contre la réforme des retraites, désormais ponctué, à la suite de son imposition dictatoriale par le recours au despotique 49.3, d’occupations quotidiennes de plusieurs places urbaines, notamment la place de la Concorde à Paris, confirme combien l’Espace public constitue une source de préoccupation majeure pour la classe dominante. Pour le gouvernement Macron.
De manière générale, dans cet Espace public où règnent l’anonymat, la séparation et la distance, les relations sociales sont soumises à des règles de socialisation symboliquement codifiées. Ces relations sont régies par des « conduites citoyennes » fondées sur la « civilité » (qui rime avec servilité) et le respect de l’ordre dominant. Les citoyens doivent certes vivre ensemble, mais en ordre géographique et social dispersé, et surtout dans le respect de l’ordre établi. À cet égard, pour ce faire, l’urbanisme œuvre à la séparation et à l’éclatement des structures sociales traditionnelles de socialisation populaires, pour anéantir toutes les relations humaines non fondées sur des rapports marchands, animées d’un esprit de solidarité et de collectivité. De là s’explique, notamment en France, la politique de stigmatisation et de fustigation des populations immigrées maghrébines et subsahariennes par les autorités françaises. Car elles sont porteuses de traditions collectives et généreuses incompatibles avec les normes bourgeoises individualistes et égoïstes du monde occidental. Les lois sur le séparatisme s’intègrent dans cette politique urbanistique d’éclatement de ces communautés régies par l’esprit de solidarité, la culture d’entraide et de partage, et de résistance à l’emprise de modèles sociétaux occidentalistes jugés décadents. De fait, depuis plusieurs décennies, notamment en France, pour pacifier l’Espace public, l’État, par le truchement de ses institutions éducatives incarnées par l’école et la famille (devenues des structures contrôlées entièrement par des instances étatiques noyautées par les mouvements LGBT), impose les bonnes conduites citoyennes dispensées par l’éducation, la pédagogie et l’instruction civique, compendiums de l’idéologie de la pensée dominante bourgeoise décadente. Mais aussi le contrôle social et la répression policière à l’endroit des récalcitrants, des indociles. En tout état de cause, l’Espace public, dans toutes ses dimensions, de la simple rue au parc en passant par la place, est soumis aux mesures restrictives de la circulation. Toute occupation « en bande organisée » (sous-entendu collectivement) de ces lieux publics, et ce, quel que soit le mobile (d’ordre artistique, sportif, festif, ludique ou politique), est sévèrement condamnée par la loi édictée par l’État, autrement dit par la classe dominante soucieuse du maintien de son ordre établi.
À plus forte raison, toute effervescence sociale opérée dans les espaces publics est perçue comme une perturbation, une atteinte à l’ordre public, et appelle par conséquent, diligemment, une réponse répressive de la part des forces de police, bras armé de la classe dominante. Quoi qu’il en soit, l’Espace public ne doit jamais devenir un lieu d’expression de liberté, exercée par des collectifs en lutte. Car, toute occupation de l’Espace public favorise l’émergence de la vraie démocratie populaire et, corrélativement, l’éclosion d’un contrepouvoir susceptible d’ébranler le pouvoir dominant. De là s’explique la propension hâtive des pouvoirs à déloger violemment toute occupation de l’Espace public, toute manifestation organisée dans une agglomération, comme on le relève actuellement en France. L’État s’emploie en permanence à empêcher la constitution pérenne de rassemblements, d’attroupements, de regroupements propices à la fermentation politique subversive et à la création de collectifs autonomes librement organisés, susceptibles d’initier et d’instaurer un forum de discussion libre, une agora démocratique populaire permanente qui peut se transformer en contre-pouvoir capable de supplanter et d’abolir les institutions dominantes officielles bourgeoises déjà malmenées et délégitimées, c’est-à-dire les rendre caduques, donc illégitimes. Autrement dit, capables d’engendrer une situation de dualité de pouvoir surgie sur un conflit irréductible des classes.
La voie publique ne doit pas être occupée par le peuple, car cela risque de libérer sa voix. Cette voix collective émancipatrice. Qu’il ne faut pas confondre avec la voix électorale concédée par le capital, qui converge toujours vers la même voie : celle des palais gouvernementaux contrôlés par la classe régnante qui demeure toujours maîtresse du pouvoir quels que soient les résultats des scrutins. Historiquement, cette voix populaire est longtemps demeurée encadrée par ses prétendus représentants assermentés. Lors de ses manifestations de mécontentement social, aucune fausse note ne venait perturber le concert de protestation organisé par les chefs d’orchestre des partis et syndicats « ouvriers », ces virtuoses de la Collaboration de la classe. En effet, longtemps, sous la houlette des partis politiques populistes affidés du pouvoir, notamment en France où le parti communiste (PCF) et le parti socialiste (SFIO, PS) avaient pignon sur rue, mais ne ruaient pas dans les brancards tant ils avaient mis depuis belle lurette la Révolution au rancart, les contestations étaient structurellement organisées. Elles respectaient les bonnes conduites citoyennes de l’Espace public et de l’ordre établi. Or, la particularité des nouveaux mouvements sociaux, comme l’avait illustré le mouvement des Gilets jaunes en France, se caractérisent par le rejet de toutes les formes organisationnelles classiques de lutte assurées par les instances apolitiques (ONG), politiques ou syndicales stipendiées. Mais, surtout, se singularisent par la répudiation des règles de bienséance urbaines. Dépourvus de toute affiliation doctrinale et de quelque structuration pérenne, dénués de tout projet de transformation social cohérent, ces mouvements anarchiques échappent en apparence à tout contrôle et emprise du pouvoir étatique. Ils occupent désormais l’Espace public de manière spontanée et anarchique, comme on l’observe ces derniers jours en France, notamment à la Place de la Concorde et dans plusieurs villes de province. Pour autant, pollués par l’apolitisme (à différencier du consciencieux antipolitisme), les contestataires contemporains, biberonnés au lait de l’idéologie citoyenne aphasique, versent dans un activisme musculeux processionnel ponctué de dégradations gratuites et futiles, et aussi sombrent dans les palabres aseptisées entre gens de bonnes compagnies. Portés par la petite-bourgeoisie intellectuelle paupérisée en congruence idéologique avec la classe de gouvernance (qu’elle rêve de remplacer ou d’épauler), les mouvements sociaux contemporains s’insèrent parfaitement dans le paysage politique dominé par l’idéologie consensuelle citoyenne pour laquelle la concertation révérencieuse prime sur la contestation radicale, la révolte irrationnelle sans fin sur la Révolution consciente ayant une Fin (le renversement du mode de production capitaliste). Cet activisme prétendument apolitique, sans perspective révolutionnaire et résolument réformiste (voire nihiliste), en vogue dans de nombreux pays, notamment en France, se modèle sur l’individualisme consumériste contemporain massivement répandu dans le monde occidental sénile et décadent. Il est le produit d’une société anomique où domine le chacun pour soi. Il n’est pas étonnant qu’il valorise plutôt les réseaux sociaux dans lesquels triomphent le règne du narcissisme atomisé, la culture irréfléchie de l’instantanéité et de l’utopie prédatrice. Ces adeptes de l’idéologie citoyenne populiste de gauche comme de droite véhiculent l’idée d’une société pacifiée au sein de laquelle la lutte des classes aura disparu et la vraie démocratie enfin régénérée. Comme s’il pouvait exister une démocratie dans une société capitaliste, par essence fondée sur l’exploitation, l’oppression, l’extorsion de la plus-value et la violence policière. Comme tout un chacun peut le constater en France et dans tous les pays occidentaux prétendument « démocratique ». Ainsi, cette petite-bourgeoisie intellectuelle, dominante au sein de toutes les structures politiques, syndicales et associatives, impose non seulement son idéologie, mais elle s’évertue de faire passer ses intérêts spécifiques de classe précarisée pour l’intérêt général. Par son discours catégoriel, elle brouille et efface les antagonismes de classe. En butte à une crise économique et sociale profonde, cette petite-bourgeoisie précarisée et paupérisée, en phase de prolétarisation avancée, occupe l’Espace public pour exprimer ses revendications sectorielles qu’elle présente comme l’intérêt général, ce qui arrange bien le pouvoir dominant qui œuvre à la popularisation des questions sociétales, meilleur antidote contre la Question sociale. En outre, sa contestation ne propose aucune alternative, encore moins une société alternative. Elle alterne supplications obséquieuses adressées aux gouvernants et déprédations et dégradations gratuites. Cette forme de lutte stérile est en congruence avec l’idéologie nihiliste répandue en Occident décadent et belliciste. Cette viciation de la lutte, dénaturation combative, s’explique sociologiquement par la désindustrialisation des pays occidentaux, l’étiolement de la classe ouvrière, vecteurs de la perte de la conscience de classe, de la culture ouvrière émancipatrice. À observer les actuels mouvements de révolte menés en France (et dans tous les pays), on relève des mutations au plan de la lutte des classes. En effet, l’entreprise n’est plus l’unique lieu d’expression de la conflictualité sociale. Pour la nouvelle génération de salariés nucléarisés, du fait de la précarisation et de l’atomisation professionnelles, du chômage massif endémique, il devient difficile de s’organiser au niveau de l’entreprise. De surcroît, le capitalisme englobe désormais toutes les sphères de l’existence. De là s’explique l’émiettement de la lutte. La fragmentation sectorielle du combat politique (féminisme, écologisme, antiracisme, etc.), facteur de dépérissement du projet émancipateur universel.
Khider Mesloub