Un 5 Juillet 1962…
L’indépendance de l’Algérie a été saluée comme un évènement exceptionnel à travers le monde entier. En France, le général De Gaulle reconnaît solennellement l’indépendance de l’Algérie. Aux USA, le Président John Kennedy publie un communiqué. En URSS, les dirigeants soviétiques saluent la liberté retrouvée par le peuple algérien. En Yougoslavie, en Inde, en Suède, dans les capitales arabes et africaines, l’évènement prend une dimension exceptionnelle… Alger enthousiasmée reçoit des messages des quatre coins du monde et prend déjà pour beaucoup le symbole de la lutte pour la liberté.
Alger, 3 juillet 1962. Il est moins de huit heures. Toutes les rues du centre-ville, de Belcourt à Bab El-Oued jusqu’aux hauteurs de Télemly et de La Casbah , sont occupées par une foule qui clame à tue tête «Tahia El Djazaïr !» Les visages sont marqués par un indescriptible bonheur d’hommes de femmes et d’enfants qui n’en peuvent plus déjà de donner libre cours à leur joie de l’indépendance. L’indépendance ! Ainsi donc, ce mot magique, comme irréel, qui a fait prendre le chemin des maquis et des prisons à des générations d’Algériens depuis près de huit ans, venait enfin de pénétrer dans la ville blanche dont les édifices, les toits, les échoppes, les arbres, bref, tout ce qui pouvait constituer un support quelconque, étaient couverts du drapeau vert et blanc frappé du croissant et de l’étoile. Au carrefour du Square Bresson, face au Tantonville qui avait prudemment débarrassé la terrasse, la foule en délire de Belcourt opère sa jonction avec celle venue de Bab El-Oued et de La Casbah toute proche.
Des adolescents sont juchés sur le toit de quelques voitures vite submergées puis immobilisées. D’autres plus agiles et plus téméraires grimpent sur la façade de l’Opéra et accrochent encore d’autre drapeaux qu’ils embrassent sous les vivats de la foule qui, lorsqu’elle ne crie pas «Tahia El Djazaïr !», entame ces chants révolutionnaires, chante et danse. Des terrasses de La Casbah montent, nettement perceptibles, les youyous des femmes qui n’ont pu se mêler à la foule. Légèrement en retrait de l’entrée de la rue Bab Azzoun, sous les arcades, deux personnes âgées tiennent, à même le sol, des drapeaux. De l’autre côté, vers la mer étincelante, des groupes de jeunes traversent le bastion central et franchissent les grilles du port qu’ils investissent peu à peu au point que, vers midi, les quais, jusque sur la jetée de l’Amirauté, sont noirs de monde. Là encore, des drapeaux sont accrochés y compris sur les mâts des bateaux.
Même exubérance, même joie, même enthousiasme dans le centre-ville à l’intérieur des rues Henri-Martin, Dumont-d’Urville, Isly, dans l’avenue Pasteur et la rue Berthezène, au Plateau Saulière qui avaient été le lieu, et désormais le témoin, où l’on avait tant combattu l’indépendance. Près des Facultés, une femme, juchée sur un véhicule, désigne du doigt la bibliothèque aux fenêtres béantes et aux murs calcinés de l’Université d’Alger et crie «Nous la reconstruirons !» Oui, reprend en chœur la foule, «Nous la reconstruirons et nous y enverrons nos enfants apprendre à construire l’Algérie nouvelle».
Au cœur des quartiers européens tout alentour de la rue Michelet, des rues Charras, Charles-Péguy, Clauzel, Hoche etc., à l’endroit même où les commandos de l’OAS n’avaient plus que les femmes de ménage à assassiner une semaine auparavant, des véhicules, drapeaux en tête, font actionner leurs avertisseurs en rythmant les notes de «Tahia El Djazaïr !». Nous, on était arrivés de plus loin encore, de Berrouaghia, et nous avions mis plus de cinq heures pour atteindre la veille Alger, car tout au long du trajet, à Benchicao, Loverdo, Médéa, Chiffa et Blida, nous nous étions arrêtés pour participer aux manifestations qui avaient commencé déjà. Le lendemain, après cette merveilleuse journée à Alger, nous étions bloqués vers dix-sept heures aux carrefours de Cinq-Maisons à El-Harrach par une foule qu’une journée de liesse n’avait pas fatiguée. Les ATO tentaient vainement d’organiser la circulation, aidés par des manifestants. Peine perdue, les voitures allaient dans tous les sens pour s’immobiliser, certaines servant tout aussitôt de support à des tribuns improvisés qui essayaient de faire entendre une voix que les clameurs de la foule couvraient impitoyablement.
Nous avons pu finalement rejoindre Berrouaghia tard dans la soirée, mais là encore, alors même que, nous avait-on dit, les manifestations s’étaient succédées toute la journée, des groupes de jeunes gens parcouraient encore la ville sous les lampions de la douceur d’un doux été de liberté. En ce début du mois de juillet, le peuple algérien laissait éclater sa joie de la liberté retrouvée après plus de cent trente deux années de domination coloniale. Le 5 juillet 1962 restera gravé comme un moment impérissable dans la mémoire collective des Algériens qui ont montré que la force ne pouvait jamais vaincre l’idée. Et l’idée d’indépendance, chaque Algérien l’a toujours eue dans le cœur.
Hamid Sahnoun