Des fils de soie qui racontent le fil de l’histoire

Métiers en voie de disparition

Le sari est le vêtement phare de l’Inde et les plus beaux de ces tissus sont fabriqués dans la ville de Varanasi. La communauté musulmane les assemble sur des métiers à tisser du XIXe siècle, à partir de fils de soie. Un savoir-faire unique, fruit de toutes les périodes de l’Inde. Cette guilde est aujourd’hui menacée par la mondialisation et le contexte politique.
Dans les ruelles, tendez l’oreille près des fenêtres pour entendre un cliquetis caractéristique. C’est le son des impressionnantes machines Jacquard, du nom du français Joseph-Marie Jacquard, qui les imagina au début du XIXe siècle, avant qu’elles ne fassent le tour du monde. En 2022, elles résonnent toujours à Varanasi.
«Je travaille sur un sari en soie, cela va me prendre dix jours », explique Mohamed Safi. Dans la pénombre, il fait courir ses mains le long d’un métier à tisser, à l’allure de voile de bateau. « J’ai appris le métier de mon père et je l’exerce depuis 26 ans. Nous travaillions ici dans la maison de notre famille », souligne l’artisan.
Les métiers à tisser fonctionnent sans électricité, grâce à un système de cartes qui guident les chaînes de fils. Maqbool Hasan, un maître tisseur de 77 ans, fournit du travail à une cinquantaine d’artisans. Il nous invite dans son magasin.
Le motif de ce châle à huit couleurs a vu le jour sur les métiers à tisser écossais de la ville de Paisley, au XVIe siècle. Au XVIIIe siècle, la région indienne du Cachemire le réinvente à l’aiguille. En 1966, quand j’ai trouvé ce châle à Bombay et je l’ai reproduit sur nos métiers à tisser, je l’ai appelé du Cachemire à Kashi, qui est l’autre nom de Varanasi.
Des héritages multiples menacés
Maqbool Hasan a été distingué en Inde et dans le monde pour son savoir-faire, fruit des héritages bouddhistes, hindous, moghols et britanniques. Mais la guilde millénaire dont il est le représentant est aujourd’hui menacée. «Nous sommes dans une compétition de plus en plus serrée avec la Chine, qui inonde le marché indien de saris industriels », explique-t-il. « Nous devons importer de la soie de Chine et les droits de douane augmentent. Nous n’arrivons plus à vendre qu’aux riches familles, surtout hindoues. Mais dans le climat politique d’aujourd’hui, certains appellent à boycotter nos tissus, car nous sommes musulmans », déplore Maqbool Hasan.

Les métiers à tisser, « des ancêtres
de l’informatique »
Avec la pandémie, beaucoup de tisseurs de Varanasi ont dû fermer leurs ateliers. Pour Isabelle Moulin, muséographe française spécialiste de la soie, il y a urgence à sauvegarder leur tradition. «En France, il ne reste qu’une poignée d’artisans qui savent se servir des métiers Jacquard », constate Isabelle Moulin. «À l’heure du changement climatique, il est très important de préserver ces savoir-faire locaux et écologiques. Avec leurs cartes perforées fonctionnant selon un modèle binaire, ces métiers à tisser sont par ailleurs des ancêtres de l’informatique. » Cette chevalière des arts et des lettres entend fédérer un réseau mondial des villes de la soie. De son côté, Maqbool Hasan a créé plusieurs écoles pour les enfants de la communauté défavorisée des tisseurs.
C.B.