L’enfant de Jijel

Saoudi Abdelaziz

L’enfant de Jijel : effectivement, c’est par ça que l’on doit commencer quand on évoque Saoudi Abdelaziz. Pas seulement parce que la source de son engagement politique durant toute une vie, au cours tumultueux, se trouve à Jijel. Saoudi revendique son côté « jijelien ». «On le voit bien dans de nombreux articles du blog, à travers la rubrique « Mémoires jijeliennes»ou les articles du Condjador (c’est comme ça qu’on appelle à Jijel le marin-pêcheur qui remaille les filets / il y a une statue le représentant devant l’APC de Jijel que les islamistes ont tenté mais n’ont pas réussi à détruire. Enfants ou ados, on passait de longs moments à observer les pêcheurs réparer les filets de façon traditionnelle et typique, utilisant leurs pieds et mains», fait remarquer Nourdine Biout, son ami d’enfance et camarade de luttes. Sur «cet aspect « enfant de Jijel’’, il explique : «C’est vrai que les gens de notre génération apprenaient très jeunes à devenir fiers d’être Jijelien. Je ne sais pas à quoi ça tient, peut-être l’enclavement relatif de la ville, face à la mer et entourée de montagnes». «Quand les gens quittaient la ville pour les études ou le travail, il y avait une tendance à se regrouper dans le lieu d’accueil, peut-être de façon plus marquée qu’ailleurs, par exemple le fameux Café du 7ème de Belcourt, le repère pour tout Jijelien débarquant dans la capitale. Il faut dire que nous cultivons un peu cet aspect», poursuit Nourdine Biout. Il rappelle, à ce propos, «une anecdote que tout le monde connaît : pour les Jijeliens d’après la 2ème Guerre mondiale jusqu’au moins notre génération, il y a un sifflotement qui permet de se reconnaître immédiatement et partout», rappelle-t-il.

Parcours scolaire exceptionnel
Nourdine Biout se souvient bien des Abdelaziz : «Trois frères – Kamel l’aîné, Saoudi, Antar – et quatre sœurs moins âgées qu’eux. On était voisins, leur maison était située rue Abdelhamid Ben Badis et donnait, comme la nôtre, sur un carrefour á la limite des quartiers européens et musulmans. Les trois frères étaient bien connus et respectés à Jijel, en particulier pour leurs parcours scolaires exceptionnels jusqu’en 3ème au Collège Jules Ferry de Jijel (CEM Slimane Fridja après l’Indépendance). Les trois étaient considérés élèves surdoués. Après la classe de 3ème, il fallait quitter Jijel pour entrer en seconde. Saoudi a poursuivi ses études au Lycée Bugeaud (Lycée Emir Abdelkader actuel), puis il a fait SPCN (Sciences physiques, chimiques et naturelles) à l’Université d’Alger avant de s’inscrire en biologie puis arrêter ses études universitaires». A Alger, interne au lycée Bugeaud, Saoudi avait pour ami, Achour Boulamnakher (on l’appelait Boula, pour ceux qui s’en souviennent), lui également originaire de Jijel, dont le père tenait une boulangerie, au bout de la rue Marengo (actuelle rue Abderrahmane Arbadji). Achour Boulamnakher était au Collège Guillemin (actuel lycée Okba), à Bab El Oued, pas loin du lycée Bugeaud et pas loin de La Casbah aussi, dans une classe dont les quelques élèves musulmans, au sens patriotique précoce, ont participé activement aux manifestations de décembre 1960 à La Casbah.
Encore adolescents, ils apportaient leur contribution à la lutte armée pour l’indépendance, en particulier pour aider le FLN à riposter aux attentats criminels de l’OAS. Nombre d’entre eux avait ou un frère ou une sœur, ou un père, ou plusieurs membres de la famille et proches, emprisonnés, ou au maquis, ou tombés au combat. Saoudi a évoqué cette période, «à partir de l’automne 1960, puis après le cessez-le-feu à La Casbah où, parmi nos tâches, nous avions encadré et scolarisé les enfants et les jeunes dans les écoles désaffectées pour les mettre à l’abri des exactions meurtrières et aveugles de l’OAS». Il a raconté comment «à la première occasion, je me suis esquivé du lycée Bugeaud où j’étais interne pour rejoindre Belcourt «et participer aux manifestations populaires pour l’indépendance, le 11 décembre 1960 et les jours suivants».

L’engagement pris au Dounyazad
Animé de convictions déjà forgées, Saoudi trouva rapidement sa voie, dès les premiers mois après l’indépendance. En octobre 1962, il boucle ses dix-huit ans, alors qu’éclate la crise des fusées de Cuba, sur fond de menaces d’envahissement de ce pays par les troupes américaines. En Algérie, chez les jeunes éveillés à la politique par la Guerre de libération nationale, l’ambiance est, alors, pro-cubaine et anti-impérialiste. C’est le cas de Saoudi. Le 27 octobre 1962, il assiste au meeting de solidarité avec Cuba, tenu par Bachir Hadj Ali, premier secrétaire du Parti Communiste algérien (PCA), au cinéma Dounyazad, rue Abane Ramdane (cette salle de cinéma est aujourd’hui fermée et oubliée, on y projetait surtout des films arabes, rarement des films occidentaux). La salle était archicomble, trop petite pour contenir la foule venue exprimer sa solidarité avec Cuba. Ce meeting offrait la première occasion à de nombreux jeunes d’aller à la rencontre de leur futur parti.
C’est ainsi que Saoudi entre au PCA, après avoir écouté «les paroles claires, rationnelles et lyriques de Bachir Hadj Ali»qui l’ont convaincu. Il aurait sans doute adhéré plus tôt, s’il avait su que le PCA était déjà installé, dès juillet 1962, rue Bab Azzoun, à Alger, dans un petit appartement, au dernier étage d’un immeuble, exactement là où se trouvait, à l’époque coloniale, le local de l’Union de la jeunesse démocratique algérienne (UJDA). Larbi Bouhali y était en permanence pour s’occuper, entre autres, des formalités d’adhésion. Pour ceux qui ne connaissent pas Larbi Bouhali, «il avait été élu au congrès de 1946 (le congrès qui amorça l’autocritique et le tournant «national «Ndlr), membre du bureau politique du PCA. En 1947 (qui a confirmé le tournant «national «Ndlr), il est désigné comme Premier secrétaire du Comité central. Au déclenchement de la Guerre de Libération en 1954, alors qu’il vivait dans la clandestinité, après avoir été condamné par contumace par les tribunaux français, il est chargé par son parti de diriger la Délégation extérieure.» (Témoignage de Abdelhamid Benzine, dans Alger Républicain du 4 mars 1992).
Fait historique concomitant qu’il est intéressant, au passage, de noter : à peu près au même moment, à Washington, sur initiative du ministre des Affaires étrangères, le jeune Mohamed Khemisti, fraîchement nommé à ce poste, la délégation algérienne, décidait, «en solidarité avec le peuple cubain», de rompre les conversations engagées en vue d’accords économiques entre l’Algérie et les Etats-Unis. «C’est par des dépêches d’agences de presse que le Gouvernement algérien a eu connaissance de ce fait et a dû, en quelque sorte, a posteriori, avaliser la décision de son jeune ministre des Affaires étrangères. L’aide américaine était compromise», pouvait-on lire dans la presse de l’époque.

Le début de l’action clandestine
Un peu plus d’un mois après le meeting du Dounyazad, le ministre de l’Information annonce, le 30 novembre 1962, l’interdiction du PCA ainsi que de son organe central El Hourrya (Liberté). Cette mesure avait été précédée de faits révélateurs. «Les communistes algériens se trouvaient confrontés, dès le début du mois de novembre, à diverses mesures répressives : saisie du numéro 3 d’«El Hourrya», leur journal, interdiction d’une conférence de presse de Bachir Hadj Ali, secrétaire du PCA, et de diverses réunions publiques projetées à travers l’Algérie». (La grande aventure d’Alger Républicain, Boualem Khalfa/ Henri Alleg/ Abdelhamid Benzine). Saoudi a parlé de cette période, sur son blog : «A l’annonce de cette nouvelle, ma première réflexion a été prosaïque : que faire des dizaines d’exemplaires encore invendus du journal «Liberté», l’organe central du Parti ? Allaient-ils me rester sur les bras ? Il ne fallait pas trop réfléchir. Pour écouler le stock, un seul itinéraire rapide: de la Grande Poste à la Place du Gouvernement.
De terrasse en terrasse de café, j’ai épuisé mon stock, parfois en faisant jouer le scoop: «lisez le journal du parti interdit ». Il y avait une vraie griserie à vendre illégalement la presse de mon parti désormais interdit. Cette griserie de l’action clandestine, j’aurai à l’éprouver pendant les vingt années qui suivront».
Quelques mois plus tard, en août 1963, Saoudi participe au 5ème congrès de l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens) qui entérine l’abandon de ce sigle et son remplacement par UNEA (Union nationale des étudiants algériens), et élit Houari Mouffok comme président. En 1964, la famille Abdelaziz s’installe à El Biar et c’est Saoudi qui en a pratiquement la charge. Il milite à l’organisation de jeunesse «JFLN», dont il coordonnera sa Fédération du grand Alger. Il se consacre au travail de mobilisation des jeunes. Avec Omar Chaou, Saoudi fait le tour des lycées d’Alger pour expliquer la nécessité de militer au sein de la JFLN. Une fois, ils ont attendu devant la porte du lycée Okba, la sortie des lycéens pour leur remettre des documents de la JFLN.

L’arrestation en août 1965
C’est pour son opposition au coup d’Etat du 19 juin 1965, que Saoudi, membre du Conseil national de la JFLN et responsable de sa Fédération d’Alger, est arrêté le 2 août 1965.
En septembre 1965, d’autres opposants au renversement du Président Ahmed Ben Bella, membres de l’ORP (Organisation de la résistance populaire), sont arrêtés. Leurs familles ne savaient pas où ils avaient été emmenés. A Alger, des délégations constituées de femmes ont été formées pour aller vers les autorités et demander où se trouvaient leurs proches. Dans une de ces délégations, se trouvaient la mère de Saoudi Abdelaziz et la mère de Mohamed Rebah, détenu dans les mêmes conditions. Elles ont été choisies pour être les principales interlocutrices des autorités. Elles ne posaient qu’une seule question : où sont nos enfants que vous avez arrêtés ? Cette question était accompagnée d’un seul argument : ce sont des patriotes ; et d’une négation : ce ne sont pas des voleurs. En retour, elles recevaient des autorités, les mêmes arguties anti-communistes : vous ne savez pas ce qu’ils font, ce sont des communistes. Elles avaient affaire, le plus souvent, à des supplétifs, qui se voulaient arrogants, chargés de les «remballer». Plus rarement, elles étaient reçues par de hauts responsables, pleins de suffisance, qui pensaient donner des leçons à ces mères – déjà éprouvées durant la Guerre de libération – à propos du «mauvais comportement» de leurs enfants. Elles écoutaient l’air faussement naïf ; leur réplique, en apparence tout aussi innocente, était cinglante. Chaque jour, en retournant à la maison, Mme Rebah faisait spontanément une sorte de compte-rendu à son époux et à ses enfants, qui était impatients de connaître les résultats des démarches quotidiennes, du matin au soir. Une fois, elle leur a rapporté ce que la mère de Saoudi a lancé à la face d’un des bureaucrates représentant les autorités : nos enfants n’ont pas volé d’oignons pour qu’ils se retrouvent en prison !
À sa sortie de prison, fin 1966, Saoudi a été embauché à la Centrale syndicale, en janvier 1967. Les militants de l’UNEA de l’Université d’Alger qui étaient en contact avec l’UGTA, entre 1967 et 1970, ont toujours eu un accueil pas seulement solidaire mais carrément complice de la part de Saoudi.
Militant du PAGS, il porte son engagement à un niveau supérieur en intégrant, en 1970, en tant que permanent, l’appareil clandestin du parti. Au début de l’année suivante, sa vie politique est totalement clandestine. Il devient un des principaux dirigeants du PAGS et développe une activité intense dans le milieu des travailleurs, surtout, et des jeunes aussi.
En novembre 1994, Saoudi fait face à une pénible et douloureuse épreuve. Il perd son frère cadet Antar, qui était dirigeant syndical à Alger, très actif dans la mobilisation des travailleurs et dans l’organisation de leurs luttes. L’enterrement de Antar Abdelaziz a été suivi, malgré le risque terroriste, par de nombreux syndicalistes et par ses anciens camarades du PAGS. Parmi ces derniers, il y avait Aziz Belgacem, alors membre d’Ettahadi après avoir été, de 1965 à 1989, dirigeant clandestin de l’ORP puis du PAGS. Ce jour-là, il fallait avoir du courage pour prendre la parole et prononcer l’éloge funèbre. Aziz Belgacem a sans doute rapidement évalué que, dans cette circonstance, lui seul pouvait le faire, que c’était son devoir d’intervenir. C’était la première fois que ses anciens camarades le voyaient parler en plein air à une foule, à voix bien plus haute que dans les réunions clandestines du parti, mais avec le même ton calme et son sens habituel de la mesure dans le propos. Aziz Belgacem a été assassiné quelques semaines à peine après, le 17 décembre 1994, par les terroristes islamistes.

Jijel-Infos puis Algérie-infos
Bien plus tard, après la décennie noire, Saoudi décide de lancer, avec l’aide de Mokhtar Zine, dans leur ville natale, un hebdomadaire local, Jijel-Infos. «Emigré en France depuis 1984, j’avais surtout travaillé dans la presse locale (journaux de villes du Val de Marne et radio locale de Seine-Saint-Denis). Ayant perçu une consistante indemnité de licenciement économique, je pensais pouvoir démarrer avec cette mise de fonds et j’ai donc créé la société Jijel-Editions». Avec Mokhtar Zine, «nous avions fait équipe de 2000 à 2003 dans l’aventure de l’hebdomadaire Jijel-Infos qui cessa de paraître faute de recettes publicitaires», fait savoir Saoudi. «Mokhtar Zine, victime d’une crise cardiaque foudroyante, décédera le 18 février 2012 à l’âge de 65 ans. Il avait adhéré au PAGS clandestin en 1970», nous apprend Saoudi.
Avec la persévérance qui le caractérise – une de ses nombreuses qualités – Saoudi réussit à lancer, en avril 2011, son blog Algérie-infos, qui contient maintenant une somme inestimable d’informations sur divers sujets concernant principalement et directement l’Algérie. L’enfant de Jijel a quitté ce monde le vendredi 21 octobre 2022 à Paris. Une vie toute consacrée à ses convictions, au sein de son parti, pour l’essentiel, d’abord le PCA, dans sa brève existence après l’indépendance, puis le PAGS, dont il fut un des dirigeants en clandestinité.
M’hamed Rebah