La relation pédagogique dans le secondaire

Réflexions sur l’école algérienne postindépendance en 1980

Les élèves vus de face
L’indépendance de notre pays et la poussée démographique sont les deux données fondamentales qui ont transformé le paysage scolaire.

A tous les niveaux de la scolarité, l’école accueille un plus grand nombre d’enfants… Cette transformation appelle un certain nombre d’interrogations. Au-delà du nombre et des multiples difficultés on peut se demander :

– Que devient la relation enseignant/enseignés ?
– Quelles sont les conséquences dans le processus d’apprentissage ?
–  Est-il possible dans un tel contexte de promouvoir un enseignement de qualité ?
– La démocratisation de l’enseignement, vœu pieux, vœu sincère ou slogan stérile ?

Dans un système élitiste tel qu’il se pratiquait pendant la période coloniale, seuls les enfants aptes à poursuivre des études longues étaient retenus. La formation pédagogique des enseignants du secondaire ne s’imposait pas.
Mais, dans un système de démocratisation qui ouvre l’école aux enfants de toutes les couches sociales, le problème de la relation pédagogique se pose autrement. L’entrée massive d’élèves au niveau du secondaire a perturbé profondément la relation de communication entre enseignant/enseigné.

– Les classes chargées – pour un professeur de français, 3 à 4 classes de 50 élèves.
– Les classes hétérogènes où les enfants de milieu culturel riche côtoient des enfants issus de milieux pauvres.
– L’absence de structures d’accueil adéquates.
– La jeunesse des formateurs et l’insuffisance de leur formation.
– La pesanteur de l’administration tatillonne et bureaucratisation à souhait.

Tout a été dit quant aux conditions objectives de travail mais l’essentiel reste la question fondamentale : «Que devient cette relation privilégiée enseignant/enseigné qui favorise la transmission des connaissances ?»
Dans un tel contexte, on ne peut que constater les effets négatifs du nombre. Le professeur sent que la relation privilégiée qu’il peut avoir avec les élèves est impossible à réaliser. Il ne peut connaître tous  les élèves. A la limite, il travaille dans une sorte d’anonymat préjudiciable à la qualité de la relation pédagogique.
Les jeunes manifestent un profond désir d’apprendre, et, en même temps, ils développent un attachement profond au professeur.
Ce dernier devient objet de culte et doit répondre au modèle. Il est particulièrement frustrant de ne pouvoir répondre à cette demande affective. Le caractère absolu qui caractérise la jeunesse impose au professeur d’être le modèle : il doit être parfait, malheur au professeur négligé, malheur au professeur incompétent ! Cette jeunesse est impitoyable et décèle immédiatement la faille.
Avec tant d’élèves, l’anonymat, à la limite fait de la situation scolaire une situation artificielle, bureaucratique. La perte de la relation humaine a fait dire à plus d’un professeur : «Un téléviseur ferait aussi bien l’affaire.» La perte de cette relation directe a généré une sorte de malaise, d’angoisse dans la relation élève / professeur.
En même temps que l’on assiste à une demande prodigieuse de contacts et de liberté, le contrôle de l’administration se fait plus pesant, à tous les niveaux. Du portier au chef d’établissement, chacun contribue à «verrouiller» l’espace de liberté. De contrôle en contrôle, on aboutit à une négation totale de la relation pédagogique. S’il est vrai, que le contact direct – voix, regard, présence physique – est important, non moins important est le contact indirect par l’intermédiaire des contrôles.
Soumis à deux devoirs surveillés et à une composition par trimestre, les élèves travaillent dans le stress et l’angoisse.
La note avant tout, pour passer en classe supérieure, pour avoir le diplôme qui assure un statut social. Qu’importent les connaissances, le savoir ! Les contraintes administratives interfèrent dans la relation pédagogique, jusqu’à l’aberration. N’a-t-on point vu, à la rentrée des vacances de printemps exiger 10 jours après la rentrée, un devoir surveillé ? Pour contrôler quoi ? Rien du tout ! Très formel… L’administration avait besoin de notes à telle date pour arrêter le travail à la date qui lui convenait.
En même temps qu’il entretient une angoisse permanente, le contrôle tel qu’il est pratiqué – ne révèle pas la valeur des élèves, et, à la limite, est catastrophique.
Certains professeurs, pour compenser les excès d’un tel système tenaient compte des notes obtenues pendant le cursus scolaire. Ces initiatives individuelles étaient perçues comme perturbatrices et, à la limite, contestataires.
Le plus grave est que tout le système de notation est faussé. Les travaux nombreux sur la docimologie ont mis l’accent – dans des conditions bien meilleures que les nôtres – sur les causes d’erreurs dans la notation des devoirs.
Un professeur du secondaire, face à de nombreux devoirs à corriger, dans des délais très courts, malgré toute sa bonne volonté ne peut annoter tous les devoirs. Or, les remarques dans les marges constituent un lien entre le professeur et les élèves. Une anecdote significative mérite d’être racontée. Un professeur consciencieux qui continuait à travailler d’une manière perfectionniste, n’arrivait plus à faire son travail. Les contraintes temporelles l’obligèrent, bien malgré lui, à rendre les devoirs, simplement avec une note, sans aucune indication. Observer les réactions à la remise des devoirs, est édifiant. Les élèves ont perçu un désintéressement de la part de leur professeur. Ils furent terriblement déçus. Quel cas de conscience pour le professeur ! Quel coup terrible pour la relation pédagogique ! Les exemples de ce genre sont nombreux.

Comment réajuster une mauvaise note accidentelle devant toute une classe et face aux contraintes bureaucratiques ?
Comment et quoi évaluer dans cette masse d’élèves ?
Que devient l’élève doué au milieu d’élèves moins doués ?
Comment pratiquer une certaine liberté dans la classe ?
Comment maintenir une relation humaine dans un système scolaire bureaucratique ?
Que faire ? Que faire ?
Est-il possible de mathématiser une situation scolaire ?

Le seul but des professeurs est de terminer le sacro-saint programme. Un cas limite mérite d’être rapporté. Une section de 4e année moyenne, francophone fut arabisée, en seconde. C’était une bonne classe. Lors d’un conseil de classe, on s’aperçut que toutes les élèves alignaient de nombreux zéros. Le professeur ne se posait aucune question. A la remarque qu’on lui fit, d’adapter son enseignement au niveau de sa classe, elle répondit : «J’ai un programme à terminer.»
Qu’importaient les élèves, qu’importaient les connaissances. Le seul but : terminer le programme. Imaginons donc ce professeur débitant un cours à des élèves qui ne comprenaient rien. Comment vit-il son statut de professeur, et quelle perception a-t-il de ses élèves et de son enseignement ?
Les exemples de ce genre méritent d’être signalés pour mieux percevoir la dégradation de la relation pédagogique et permettre, au regard profane de savoir cet aspect de la vie scolaire qui lui échappe.
Est-il possible alors, avec la démocratisation de l’enseignement de promouvoir un enseignement de qualité ?
Un autre facteur nuit à la relation pédagogique et, principalement au contrôle du travail oral et écrit :
Des locaux exigus accueillent un grand nombre d’élèves. L’organisation de l’espace scolaire joue ici un rôle primordial. Il est souvent pratiquement impossible de se déplacer entre les tables. Le travail en train de se faire ne peut être contrôlé. Les interventions au tableau noir sont réduites au minimum. On ne peut vérifier le niveau réel des élèves à partir de travaux vraiment personnels. Lors de la remise des devoirs, le professeur ne peut assister les corrections individuelles.
N’a-t-on pas vu des élèves se rendre au tableau en marchant sur les tables ?
Comment donc, dans ces conditions établir une relation pédagogique normale ? Tous les problèmes se posent en même temps : absence d’outils didactiques, contraintes administratives, vie sociale difficile, sous-formation etc…
Est-il possible à un enseignant de consacrer du temps à sa formation? A tous les niveaux du primaire à l’université, l’enseignant est débordé par le nombre. On oublie trop souvent la fatigabilité de l’enseignant. Un seuil dangereux a été dépassé, dangereux pour la santé de l’enseignant, dangereux pour l’avenir de la société. Un enseignant ne peut être efficace dans un climat de tension permanente. Démocratiser l’enseignement ne consiste pas à bourrer des locaux pour que les élèves en ressortent avec un niveau nul. Le renforcement des systèmes de contrôle est nuisible à l’établissement de la relation pédagogique. Comment l’enseignant pourrait-il être ce modèle indispensable au développement psychologique de l’adolescent ? Mal payé, souvent mal vêtu, mal transporté, mal disposé, mal formé, mal informé, il devient indifférent, démissionnaire, irresponsable et ne peut tenir le coup que par l’autoritarisme et la répression.
Faut-il rappeler que le travail de l’enseignant n’est pas de même nature que celui d’an autre fonctionnaire. L’usure nerveuse fait de l’enseignant, à brève échéance, un malade qui vient grossir le rang des déprimés, des anxieux.
Dans une profession qui se féminise de plus en plus, les difficultés sont encore plus sensibles. Comment alors établir des liens, comment répondre à l’attente des jeunes ? Comment remplir convenablement sa tâche ?
Quant aux élèves, à leurs conditions de travail, personne ne s’en inquiète. On ne tient pas compte de leurs problèmes, de leur rythme de travail, de leur devenir. On croit vraiment apporter quelque chose en ajoutant des heures supplémentaires, en rognant sur les temps des loisirs, sur les vacances. Tout cela sauvegarde les apparences mais en fait, les résultats ne s’améliorent pas pour autant. Personnellement, je n’ai jamais vu d’élèves «travailler» autant. Pourquoi alors les résultats sont-ils si décevants ?
Là est toute la question. L’école en tant qu’institution a failli à son rôle. Devant les dégâts, il est urgent de se poser les véritables questions, et d’une manière réaliste.
La situation étant ce qu’elle est, il faut chercher ensemble les moyens possibles de faire accéder les élèves à un niveau acceptable, de réajuster l’enseignement et d’améliorer la relation pédagogique.
Une véritable révolution est à faire. Les demi-mesures ne font que différer les solutions.
Il y a quelques années à la lecture du livre de Ivan Illich, «Une société sans école», j’avais pensé que l’auteur était utopiste. Mais avec l’évolution de notre situation scolaire, à la lumière d’une expérience désastreuse, je l’ai trouvée réaliste, peut-être irréalisable pour l’instant.
L’œuvre d’Illich mérite d’être lue, avec attention par nos concepteurs. Il n’y a pas de solutions-miracles. Il faut bâtir ensemble l’école de nos enfants. Puisque les problèmes sont identifiés et que la dimension démographique est incontournable, il faut envisager des perspectives nouvelles.

Une société  →une école  →une société.

– Ré enraciner l’école dans la société par la langue et les vecteurs de culture.
– Humaniser le cadre de travail en lui donnant une âme.
– Venir à l’enseignement par «vocation», car aimer son métier, c’est aussi aimer ceux qu’on enseigne, les aimer et les respecter donne une personnalité à part entière.
– Maîtriser son enseignement par une solide formation pédagogique et une large ouverture culturelle.
– Identifier les besoins réels des jeunes.
– Alléger les programmes et les enraciner dans l’actualité.
– Donner la possibilité – pour une véritable démocratisation de l’enseignement – d’accès à un lieu de travail, à une bibliothèque, librement.
– Promouvoir une politique des loisirs.
– Et surtout perdre l’habitude d’assister les jeunes : développer des aptitudes d’auto-formation, leur apprendre à travailler, à se prendre en charge, à élargir le champ culturel, développer l’appétit du savoir.
– Avant tout chose, développer la conscience professionnelle.

Une école qui génère la peur, l’angoisse, l’ignorance est une école qui a fait faillite et qui ne mérite pas son nom. C’est un crime monstrueux et les dégâts sont irréparables.
Alger, 1980. Djoher Amhis Ouksel.

Additif :
Rôle de la psychologie dans la relation pédagogique *

Au moment où la pédagogie algérienne va connaître un souffle nouveau, par l’ampleur que lui donne et l’opinion publique et l’ensemble des sphères dirigeantes, nous pouvons avancer que la psychologie a un rôle essentiel à jouer.
Les études de psychologie me paraissent indispensables mais elles ne peuvent avoir une véritable dimension sans un élargissement du champ culturel (psychopédagogie, sociologie, anthropologie, etc.)
La connaissance de la psychologie n’est qu’un aspect de la formation.

  • La connaissance de l’autre implique d’abord une connaissance de soi dans les comportements, la réflexion – ce que j’appellerai un dévoilement.
  • On peut intervenir à deux niveaux :
    a-La formation de l’enseignant et des adultes en général (dont les parents) pour une prise de conscience des problèmes et des demandes de l’enfant et pour adapter des stratégies éducatives.

b-Au niveau de l’enseigné :
La connaissance psychologique permet d’établir une relation plus humaine, face au laminage bureaucratique et idéologique. Un autre regard sur l’enfant s’imposerait de lui-même. L’enfant n’est ni un objet, ni un réceptacle. C’est une personne, c’est du vivant en devenir. Il faut connaître sa nature, son évolution, ses aptitudes, ses rêves. Beaucoup d’enseignants se trompent sur leur rôle car on ne peut pas occulter la dimension humaine. Les dégâts sur le cerveau et la sensibilité des enfants sont considérables, car  ensuite, il est très difficile de revenir en arrière tant l’empreinte est indélébile (je pense à la violence à l’école dont personne ne s’inquiète : violence physique, violence verbale, linguistique).

c-La connaissance de l’enfant est nécessaire à la qualité de l’enseignement ; la relation pédagogique ne peut qu’y gagner : la communication est des facteurs catalyseurs favorisant le goût des études et le désir de connaissance. La psychologie d’une manière générale aidera ceux qui ne sont pas venus à l’enseignement par vocation, et les autres, bien sûr. Si on ne connaît pas les enfants, si on ne les aime pas, si on ne maîtrise pas son enseignement, tous les efforts sont voués à l’échec (ne pas oublier que l’enseignant est un modèle identificatoire pour l’élève). Le devoir de chaque enseignant est de mieux comprendre ce que la psychologie peut lui apporter : une aide précieuse, l’amour du métier, le respect de la nature enfantine. Je vais me permettre une dernière remarque : il serait temps de concevoir nos propres outils didactiques, plus proches de notre réalité sociale, de notre éducation.

Note :
*Cette partie a été présentée par l’auteure lors d’une émission à la Chaîne III.
I. A. O.