«Saison de la migration vers le Nord» de Tayeb Salih

Littérature classique africaine

Une exposition virtuelle baptisée «Jijel à travers l’histoire», initiée par l’association Jijel Antique, offre au visiteur l’opportunité de découvrir l’antique Igilgili à travers des photos anciennes tout en demeurant chez soi en ce temps de confinement sanitaire imposé par la pandémie du nouveau coronavirus.

Paru en 1966 et traduit depuis en une trentaine de langues, ce roman raconte la quête identitaire de l’élite intellectuelle arabe post-coloniale. Ce roman tragique dont l’action se partage entre Londres et l’hinterland soudanais a fait la réputation de Tayeb Salih, comparé souvent à l’Egyptien Naguib Mahfouz, le prix Nobel de littérature.

Tayeb Salih, un homme pétri de poésie
Le titre de ce roman est à l’image de son l’écriture poétique, magnifiquement traduite de l’arabe par le regretté essayiste tunisien Abdelwahab Meddeb. Son auteur Tayeb Salih, lui aussi disparu il y a quelques années, était Soudanais. Il partageait sa vie entre Khartoum et Londres où il fut longtemps journaliste au service arabe de la BBC. L’homme était pétri de poésie, c’est pourquoi lorsque ses amis le félicitaient de la justesse de ses romans, il avait l’habitude de répondre qu’un bref poème arabe valait mille fois mieux que ses récits les plus réussis. Cet homme modeste était toutefois l’auteur d’une œuvre considérable, composée de fictions, d’essais littéraires, de récits de voyage et de tribunes politiques. Seuls, un recueil de nouvelles et quatre romans sont disponibles aujourd’hui en langues européennes, dont l’éblouissant Saison de la migration vers le Nord. Paru en 1966 en arabe, ce roman est vite devenu un livre-culte pour la jeunesse arabe, au sortir de la colonisation.

Que raconte Saison de la migration vers le Nord ?
Au cœur de ce roman, les heurs et malheurs d’un étudiant soudanais dans le Londres des années 1920. Doué d’une intelligence hors du commun, le jeune Moustafa Saïd mène des études universitaires brillantes, réussissant à se faire reconnaître par ses pairs comme l’un des leurs. Parallèlement à ses études, le jeune homme collectionne des conquêtes féminines. Il séduit de nombreuses femmes anglaises, provoque le suicide de deux d’entre elles et brise le mariage d’une autre. Animé par le désir de vengeance contre l’Angleterre qui a colonisé les siens et leur a imposé moult oppressions et exactions, le personnage nourrit le projet pervers d’une conquête à l’envers, en faisant appel aux fantasmes orientalistes de ses partenaires imprégnées de préjugés, de désirs et de demandes de domination. Mais lorsqu’il rencontre une certaine Jean Morris qui le défie, son entreprise de séduction se transforme en un crime passionnel.
Après avoir purgé une longue peine de prison, il rentrera dans le pays de ses origines, où il se donnera la mort. Cette histoire est racontée dans le roman par un narrateur anonyme, qui a lui aussi emprunté le chemin de la migration vers le Nord. A lui incombe la lourde tâche de comprendre à travers le cours de la vie complexe de Moustapha Saïd les ravages de l’impérialisme occidental tant en Europe qu’en Afrique. Aliénation coloniale Le succès de ce roman s’explique par le contexte historique de sa parution. La fin de la colonisation britannique dans le monde arabe dans les années 1950 et 1960 a favorisé tout un travail de décolonisation intellectuelle et culturelle visant à passer en revue l’héritage européen du point de vue des peuples anciennement colonisés. C’est le début des études post coloniales. Le roman de Tayeb Salih s’inscrit dans la mouvance post coloniale, même si son auteur avait le souci de ne pas tomber dans une dénonciation simpliste de la colonisation.
L’aliénation coloniale qu’il met en scène à travers son protagoniste, s’enracine dans l’ambiguïté de la double appartenance culturelle du colonisé. Rien n’illustre mieux cette aliénation que la découverte, dans les dernières pages du roman, de la vaste bibliothèque que Moustapaha Saïd a aménagée dans une pièce secrète de sa maison au Soudan. Sur les étagères s’accumulent les trésors de la pensée occidentale : de Platon à Virginia Woolf, en passant par Shakespeare, Macaulay, Kipling, Thomas Mann, Stefan Zweig … «Mais pas un seul livre arabe», fait remarquer le narrateur. La jeunesse du monde arabe des années 1960, qui s’était reconnue dans cette ambiguïté douloureuse et aliénante, a fait le succès de ce roman. C’est parce que cette problématique de l’aliénation tout comme d’autres thèmes du livre tels que la migration ou comment survivre aux tourments de l’Histoire avec un grand «H», ne sont pas seulement liées à une génération, que le chef-d’œuvre de Tayeb Salih reste toujours éminemment lisible.
T. Chanda
Lire ou relire Saison de la migration vers le Nord, par Tayeb Salih, disponible dans la collection «Babel poche» des éditions Actes Sud.