De l’égalité, de la différence, du particulier (II)

Réflexions constituantes :

La déclaration du 1er Novembre possède tous les attributs d’un texte constituant. Elle n’évoque pas la dimension Tamazighte, pour une raison de contingence tant ses rédacteurs tout à leur lutte en concentrations de feux contre le colonialisme redoutaient les effets de la dispersion des efforts. La surdétermination du facteur diplomatique, que sous-tendaient la mondialisation des forces matérielles et le poids des opinions arabes en raison de leur rôle central pour une énergie fossile à bon marché, conduisirent nos Chouhada à taire cette question d’immédiateté seconde par rapport à l’objectif principal de l’indépendance. C’est cette interprétation des véritables sentiments de la déclaration du Premier Novembre envers notre caractère berbère qu’il est juste de retenir. Car s’il est incontestable que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, ce principe s’applique également à leurs Nations et identités culturelles. Cette égalité en droits d’humanité comme de culture devrait-elle signifier une stricte équivalence entre hommes et femmes, entre cueilleurs et chasseurs, entre nomades et sédentaires, dans un processus historique de distinctions permanentes d’instances socio-anthropologiques voire d’évolutions cognitives en niant des différences en variations organiques au prétexte d’un principe générique ? L’égalité, la différence, le particulier constituent un triptyque à appréhender dans sa dynamique sociale et historique tout autant que dans l’espace et le temps pour saisir la nature vivante des liens constituants de l’Islamité, de l’arabité et de la berbérité, au-delà de ce qui pourrait s’apparenter à des principes essentialistes en voie de fossilisation progressive.

A l’heure des révolutions des « Printemps arabes », la centralité de la question démocratique s’impose à tous. Et il nous faut à l’honnêteté intellectuelle reconnaître que les militants de la cause tamazghte ont trop longtemps été exclus du discours politique sur la question culturelle. Si l’objectif des militants les plus sincèrement engagés était d’éliminer la discrimination culturelle du discours politique et donc de son expression constitutionnelle, ils se trouvent devant l’impasse de le faire au nom d’une identité berbère qui les enferme immédiatement dans la reproduction d’une discrimination qu’ils sont censés combattre. Tout le dilemme de leur lutte est ainsi résumé : l’impératif de revendiquer et de réfuter dans le même temps la différence culturelle. D’une part, cette revendication de la différence culturelle est posée comme procédant d’une « évidence immuable » inscrite dans le granite du temps et de l’espace géographique qui est le nôtre.
C’est à partir de ce prisme de la permanence anthropologique montagnarde que la berbérité influence fortement le concept de « constantes nationales » comme s’il s’agissait de règles conformes à l’ordre des choses, de valeurs figées dans la nuit des temps. De même, elle accueille l’Islam d’abord dans son invariance spirituelle alors qu’elle se méfie de l’arabité de la flexibilité adaptative. Cette dernière ne s’embarrasse pas de tels présupposés d’inspiration jusnaturalistes, de conservatisme identitaire « inhérent à l’homme dans son état naturel » car elle est gourmande d’un cosmopolitisme sémite caravanier qui fonda sa civilisation positiviste en se basant sur l’échange pragmatique, marchand et culturel. D’autre part, la réfutation de la différence culturelle ne laisse d’autres choix à la revendication berbère que l’Islamité universaliste. Et si son évolution première « spontanée » la porte à une opposition juvénile de l’arabité cosmopolite, son déploiement second de civilisation en affirmation lui autorisera sa découverte, au fur et à mesure de la maturation diversifiée de son expression identitaire en dévoilement d’elle-même, tant il est vrai que l’humanité est sociale.

Une constitution de l’égalité en défaut d’interprétation
Pour l’heure, alors que la berbérité de la « loi naturelle » se vit insulaire et minoritaire, ce sont ses systèmes de valeurs qui sont retenus dans la Constitution de 1989 et de 1996 de l’enfermement philosophique, déniant à l’Islam ses valeurs constituantes universelles. De cette même inspiration découle le positionnement de la berbérité en contestation de l’arabité exprimée dans la loi fondamentale du Pays. Le statut de la langue arabe officielle est certes affirmé (Article 3, alinéa 1 : « L’arabe est la langue nationale et officielle ») mais est nuancé par l’utilisation ambigüe du verbe « demeurer » (article 3, alinéa 2 : « L’arabe demeure la langue officielle de l’Etat »), pour ce qui concerne la langue de l’Etat qui introduit l’idée d’un statut transitoire dans l’attente d’une langue tifinaghe qui viendrait sinon se substituer, du moins convertir à la laïcité une langue sacrée, celle du Livre Saint. Le verbe « demeurer » est à comprendre en remise en cause subliminale par la frange francophone laïque en exercice du pouvoir d’alors, du statut islamique de l’Etat (Article 2 : L’Islam est la religion de l’Etat), tant arabité et islamité sont en convergences réciproques.
Il aurait été tellement plus aisé d’utiliser le verbe « être » pour souligner les efforts méritoires de l’Etat algérien d’avoir mené une action constante d’arabisation de son enseignement et de son administration. Aussi, il serait plus avisé de rédiger l’article 3 alinéa 2, comme suit : « L’arabe est la langue nationale et officielle de l’Etat » comme le disposait d’ailleurs la Constitution de 1989. Les difficultés inhérentes à la diffusion concrète dans le corps social berbérophone de l’écriture Tifinaghe (sans même parler du reste du pays) ne peut en aucun cas la positionner, pour le moment, en langue alternative matérielle de la production administrative, économique, juridique, sociale, scientifique, technologique, littéraire, philosophique de l’Etat. Aussi le verbe « demeurer » ne fonde aucune pertinence tant il n’est en rien l’expression d’un rapport social linguistique évolutif que nous n’aurions pas manqué de noter, si ce n’est le ménagement d’une sensibilité particulière à la Kabylie.
C’est d’ailleurs au nom de ce droit à la différence que nous défendons fermement la langue tamazighte pour qu’elle préserve son rang de langue officielle (article 4, alinéa 1 : « Tamazighte est également langue nationale et officielle ») qui ne doit cependant à aucun moment être posée en concurrence de la langue arabe comme le sous-entend l’article 4, alinéa 1 en utilisation maladroite du mot « également ». En effet cet adverbe pose les deux langues nationales en sous-entendus de compétition malsaine en y intégrant, faussement, une notion d’égalité en droit de culture et d’identité, pour, en définitive, générer une concurrence différentielle linguistique, revenant à les opposer. Il aurait été bien plus responsable de lire tout simplement à l’article 4, alinéa 1, « Tamazighte est langue nationale et officielle » ; les termes de stricte homothétie de forme juridique d’avec l’article consacré à l’arabe comme langue nationale et officielle suffisent à introduire un statut d’égalité en droit des cultures et des langues sans pour autant se risquer aux instrumentalisations politiques puériles.

Faire place aux processus de séparations différentielles
Il est ardu de penser les transformations socio-anthropologiques avant de s’y être au moins initié dans la pratique comme le découvre le Haut-Commissariat à l’Amazighité. Aussi, il est hors de portée du commun des mortels de chercher à concevoir une réflexion pertinente avant de l’initier dans la réalité de la vie. Et cette concrétude, prélude inhérent à la conscience de soi et des autres, revient forcément du point de vue de la revendication de l’identité tamazighte et de sa constitutionnalisation à adapter en permanence la conscience innée de sa propre mobilité intellectuelle en compensation de sa réclusion géographique, à la flexibilité du cosmopolitisme anthropologique de l’identité arabe, façonnée par plus d’un millénaire de capitalisme marchand. La berbérité est marquée par sa diversité en matérialisation de son humanité attachante de ses expressives populaires. Mais dès que l’on cherche à circonscrire son caractère supposé « immuable » on se trouve renvoyé à une dualité d’agilité permanente. En premier lieu on devine, comme il fut mentionné précédemment dans son rapport au temps long, une propension à la dialectique du particulier et de l’universel pour ce qui concerne ses dimensions métaphysiques en transit par l’Islam, elle-même religion la plus dynamique du siècle dernier.
En seconde approche en l’abordant par son aspect politique, on est immédiatement confronté à ses déclinaisons d’intrications anthropologiques arabes qui la traversent de part en part. Cette appréhension binaire de la question berbère procède d’une impossibilité qui tient à son principe même. Elle agit en effet en mode de séparation des théories culturelles sur des bases ethniques (au sens culturel du terme) mais aussi en scission des autres acteurs des luttes partisanes (il y a bien des « partis kabyles »). C’est en ce sens que les dynamiques démocratiques de la question culturelle berbère exacerbent les contradictions d’une Nation qui n’a, dès lors, d’autres choix pour conserver son équilibre barycentrique que de sortir de l’enfermement rentier pour s’élever à l’ouverture salvatrice de destins économiques unificateurs de la valeur ajoutée. Aussi si la revendication culturelle berbère est le point d’appui de tensions centrifuges sur les plans démocratiques et culturels, elle possède le bonheur d’être l’aiguillon centripète d’un dépassement qualitatif salvateur du développement de la Nation en maturations matérielles et culturelles institutionnelles. C’est tout le paradoxe vivant et original de son intégration/désintégration d’ordre cyclique à l’Etat-National.
Dans la droite ligne de ces décantations à l’œuvre, au nom de l’universalité des luttes contre les discriminations culturelles et de celui d’unité du Droit qu’une Constitution doit scrupuleusement préserver, il est nécessaire de modifier l’article 4, alinéa 3 (« Il est créé une Académie algérienne de la langue tamazighte, placée auprès du président de la République ») par une Académie « des langues berbères » dont on distingue en Algérie plusieurs propositions vivantes, faisant rentrer définitivement la Constitution algérienne dans une logique respectueuse de la différenciation démocratique qui ne saurait concerner uniquement la séparation des pouvoirs juridiques, législatifs et exécutifs mais aussi l’ensemble des évolutions des identités berbères plurielles de la Nation. Parce que l’histoire ancienne et récente de l’Algérie, de même que l’anthropologie et la sociologie nous conduisent à interroger l’évidence béate de l’immobilisme de la distinction culturelle prise dans « son milieu naturel », il nous semble préférable d’aborder de manière historique et socio-anthropologique la question des différenciations culturelles berbères (mais aussi arabes ou islamiques tout aussi actives) car non seulement elles sont le produit de rapports socio-anthropologiques mais leur contenus signifiés l’est également.
Cette approche contemporaine pose la séparation des sciences humaines en tant qu’aboutissements achevés de rapports sociaux plus que de cheminements intimes cognitifs. Il en est de même pour les dissections culturelles à l’œuvre, promptes à la création de systèmes de croyances partagés formatant une compréhension de l’environnement social pour proposer des solutions pratiques à un moment donné de leurs développements. Cette posture théorique permet de mieux embrasser une différenciation culturelle en perpétuelle changement. Cette vision moderne, autorise la pacification des universalismes qui s’affrontent en contexte de démocratisation des systèmes politiques pour accéder à un niveau de civilisation plus élevé. D’un côté, l’universalisme inhérent à l’égalité en droit politique des Nations, des hommes et de l’autre côté, l’universalisme de la différentiation culturelle, postulent à des représentations d’un nouveau mode de production de la culture. Ce phénomène universel depuis que les forces matérielles ont envahi la raison moderne a subi une longue détente gravitaire dans les pays d’Occident alors qu’il s’exprime en Algérie, en mode explosif en raison de l’accélération de l’histoire et des progrès technologiques. Aussi, il est sage d’aborder ces questions en évitant de recourir à des permanences essentialisées qui profiteront aux cercles de la mondialisation invasive. Cette stratégie d’évitement était celle des révolutionnaires de Novembre 1954, comme elle doit être celle des élites politiques et culturelles du pays d’aujourd’hui.
(Suite et fin)
Brazi