«La Route de la faim», par Ben Okri

Littérature classique africaine

Héritier de la riche tradition littéraire de son pays, le Nigérian Ben Okri donne avec «La Route de la faim» l’un des romans les plus marquants et les plus inventifs de la littérature africaine moderne. À travers les aventures d’un enfant-esprit de la mythologie yoruba, qui renonce à son immortalité pour vivre la fascinante mais tragique réalité du monde, ce roman met en scène les heurts et malheurs de l’Afrique contemporaine où la misère gagne sur la brousse.

Œuvre d’un jeune auteur de 32 ans, ce conte contemporain, à l’écriture hallucinée et poétique, est souvent comparée aux Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Gros succès de librairie pour La Route de la faim de Ben Okri. Ce livre, qui fait plus de 600 pages, s’est vendu à plus d’un demi-million d’exemplaires et a été traduit en une vingtaine de langues. Il faut rappeler aussi que ce roman, paru en 1991, a été couronné par le Booker prize, la plus haute distinction littéraire britannique, équivalente en France du prix Goncourt. Avec son récit dense qui raconte l’histoire peu commune d’un enfant-esprit déchiré entre la terre des hommes et le monde des esprits, ce livre n’a rien d’un roman de gare. Plus proche de la fable philosophique que d’un roman traditionnel, l’opus du Nigérian doit son succès avant tout à son écriture poétique. Voici les premières phrases du roman : «Au commencement était une rivière.
La rivière devint une route, la route sillonna le monde entier. Et comme la route avait été autrefois une rivière, elle avait toujours faim…» Le récit se clôt sur une autre belle proclamation : «Un rêve peut être l’apogée de toute une vie.» Cette phrase résonne dans nos têtes longtemps après qu’on a refermé le volume. Enfin, le fait que l’auteur soit Nigérian n’est peut-être pas étranger au succès que son livre a connu. Depuis les années 1980, avec l’avènement d’auteurs comme les Indiens Vikram Seth, Shashi Tharoor, le Srilankais Michael Ondaatje ou le Pakistanais Hanif Kureishi, la littérature anglaise est entrée résolument dans l’ère postcoloniale. De nouvelles voix, de nouveaux parlers, de nouvelles imaginations ont revitalisé le champ littéraire. Avec La Route de la faim, l’Afrique entre en scène, riche de ses mythologies, de ses visions, et de sa réalité paradoxale où s’affrontent l’enchantement et l’horreur.

Le fantastique débridé
L’enchantement et l’horreur que suscite la réalité africaine s’articulent dans les pages du roman de Ben Okri selon un ordonnancement d’une grande intelligence. Conteur né, l’auteur fait côtoyer la forêt et la ville, des monstres de toutes sortes et des politiciens corrompus, des esprits bienfaisants et des guérisseurs cupides. Ben Okri entremêle avec brio le fantastique le plus débridé et la critique sociale, au point que le lecteur a du mal à départager la réalité et le merveilleux. Rappelons que le fantastique est une spécialité nigériane : on pense à l’écrivain de langue yoruba D.O. Fagunwa, dont le livre In the Forest of Thousand Demons («Dans la forêt des mille démons») a été traduit en anglais par Wole Soyinka. On pense aussi à Amos Tutuola, auteur de Ma vie dans la brousse des fantômes, traduit en français par Raymond Queneau. La Route de la faim s’inscrit dans cette tradition. En fait, dans ce roman c’est le personnage principal qui est le lien entre les deux univers. L’originalité de Ben Okri consiste à avoir su raconter le monde et son tohu-bohu démoniaque de manière décalée à travers le regard d’un enfant. Un regard doublement décalé, car Azaro, le héros du roman, n’est pas n’importe quel enfant.

Azaro, l’enfant-esprit
Azaro dont le nom est une déformation de Lazare, fait partie des enfants-esprits qui ont le pouvoir magique de naître et de mourir au gré de leurs désirs. Les Yoruba les appellent abiku. Ce sont des enfants à naître qui partagent avec les esprits «le pays des commencements», une sorte d’Eden enchanteur dont la nostalgie empêche certains nouveaux-nés de rester trop longtemps parmi les humains. Aussi s’empressent-ils de mourir précocement pour regagner le monde paradisiaque et lumineux des esprits. Or, Azaro, lui, brisa le pacte et décida de rester sur Terre car il était las de ces éternels allers et retours, mais aussi parce qu’il voulait «rendre heureux le visage meurtri de la femme qui allait devenir sa mère». Azaro est un rebelle, mais en faisant le choix de mener la vie des hommes, il se soumet au cycle des souffrances humaines, préfiguré par le titre du roman La Route de la faim. Dans le bidonville de Lagos où le garçon choisit de renaître et vivre, on ne mange pas à sa faim et meurt des rigueurs de l’existence. Le père d’Azaro gagne sa vie en portant des sacs de ciment, alors que sa mère vend des bricoles au marché.
Devant leur maison en bordure de marais s’étend la route meurtrière. Cette route est la métaphore de l’indépendance inachevée de l’Afrique. «J’étais encore très jeune, lorsque, stupéfait, je vis mon père avalé par un trou qui s’ouvrait dans la rue», raconte l’enfant-esprit. Par chance, le père survivra. Qui plus est, il saura prendre sa vie en main grâce à ses talents de boxeur, avant de fonder son propre parti politique pour combattre les nervis du pouvoir qui sèment la terreur dans les quartiers pauvres. C’est au sein de cette humanité où les destins se font et se refont à force de volonté et de chance, qu’Azaro apprend les secrets de l’existence, tout en prenant conscience qu’il partage avec ses compatriotes sa condition d’abiku, tous voués à renaître et à devenir «les artisans de leur propre transformation». La Route de la faim, par Ben Okri. Traduit de l’anglais par Aline Weill. 1994, Éditions Robert Laffont (coll. Pavillons), 640 pages.
T. Chanda