L’exil fécond

Culture

Les faits relatés dans ce livre sont inspirés de la réalité vécue. Cependant, toute ressemblance avec des personnages réels, ayant existé ou existant toujours, n’est que pure coïncidence et ne relève point de la volonté de l’auteur. Mais, qui se sent morveux… se mouche !
L’auteur

Encore une autre attente qui dure longtemps, de quoi lui donner des craintes et aggraver ses soucis. Rien ne vient pour le rassurer. Aucun signe de bonne volonté. Il y a de l’opacité partout et l’incompréhension s’installe lourdement comme si l’environnement s’enfonce dans la décrépitude et l’abandon. Il considère que tous ceux qui l’entourent, qui le côtoient, ne lui veulent que du mal, sinon pas beaucoup de bien. Ne couve-t-il pas une dépression, avec cette attitude qu’il n’a jamais connue, même dans les moments les plus difficiles ? Peut-être que si, en tout cas il y a de quoi s’affecter et s’horripiler devant une situation dont il n’arrive même pas à détecter l’origine. Ainsi, concernant les effets, il en a à revendre. Parlons-en d’un seul, pour ne pas nous engouffrer dans un marécage d’obstacles et de tourments. Il s’agit de cette fâcheuse culture de l’amnésie, une culture hypocrite et insupportable pour tous ceux qui possèdent un tant soit peu d’humanisme et de bonté et qui ne veulent en aucun cas négocier leurs principes. Pendant toute cette période, l’éléphanteau vit affreusement une marginalisation à laquelle il est contraint car abandonné par ce système de la jungle qui n’a pas terminé de s’en prendre à ses meilleurs animaux. C’est cela, la culture nouvelle où l’on oublie les bonnes manières et où l’on ne se rappelle même pas le nom de son meilleur ami ou d’un ancien bienfaiteur du temps pas très lointain de vache maigre.
C’est l’époque où la perversion, pour ne pas dire la paranoïa, a atteint des proportions absurdes de ressentiment primaire et de passion délirante. Les questions ne cessent de le tarabuster. Elles viennent lui coller à la peau pour réanimer en lui les souffrances inhibées au fond de ses entrailles et qu’il ne peut plus supporter. Il veut évacuer tout ce mal mais celui-ci revient, malgré lui, pour le consterner davantage et lui rappeler la perversité de ceux qui ont la science de tailler des croupières aux bons travailleurs de la jungle. Oui, il a conscience maintenant qu’il est victime d’un complot ! Il en est convaincu après tant de mois d’attente et de rapprochement. C’est alors qu’il ne peut supporter l’idée d’être le martyre d’une tierce personne, c’est-à-dire d’un haut dignitaire de cette jungle où le machiavélisme a élu domicile et s’est enraciné pour ne plus quitter ces vastes espaces, jadis plus naturels et moins répugnants. Il a très mal quand il se voit écarté, pour des futilités sans doute, car il n’a pas encore les vraies informations, mais il se sait condamné par ceux qui l’ont programmé pour ne plus relever la tête et activer comme avant. Il se sait «consommé» par cette moissonneuse qui fauche tout sur son passage. Personne ne peut remonter la pente abrupte savamment dessinée par les puissances de la jungle, des animaux perfides, rusés et diaboliques. Leurs calculs, insensés et fourbes, génèrent des bévues, voire des outrages dont aucun animal ne peut supporter les conséquences. L’éléphanteau réfléchit ainsi.
Mais qui sont au juste ces personnes qui lui veulent du mal, s’interroge-t-il perplexe ? Il ne le sait pas, et de plus, il ne comprend pas pourquoi il est sévèrement sanctionné. Il se pose inlassablement ces questions, parce qu’il ne connaît pas le fond du problème – si problème il y a, bien sûr – et il ne trouve aucune réponse à ses inquiétudes, à ses angoisses. Celles-ci sont multiples, et elles se bousculent dans sa tête. Enfin, puisque honnête, sincère et fidèle à ses principes et aux fondements de la morale de la jungle, il ne se permet jamais d’avoir d’autres suspicions que celle pour laquelle il a été chassé de son poste, c’est-à-dire une banale affaire de jalousie. Du moins, c’est ce qu’il pressent après cet arrêt qui est pris contre lui. Mais est-ce vraiment cela si on essaye de nous imaginer une réponse quelque peu objective à ce mal qui le ronge ? Des questions, toujours des questions. Voilà à quoi il est réduit. De toute façon, il ne peut rien faire d’autre que de patienter, de se creuser les méninges et d’espérer des jours meilleurs. Sa mère l’éléphante, l’aide discrètement. Elle fait bouger ses propres relations dans cette jungle qui n’en finit pas de méduser les plus solides parmi ses habitants. Rien ne transpire, mais au fait, pourquoi cela «transpirerait-il», disent les plus avertis puisque au regard de tous les animaux de la jungle, l’éléphanteau n’a commis aucun acte délictuel pour qu’il soit réprimé de cette manière. Quant au roi, vivant dans une profonde apathie, cette histoire ne l’a même pas effleuré car il ne s’intéresse même plus à la vie de ses sujets.
Qu’il pleuve ou qu’il vente, les préoccupations légitimes de ces derniers ne sont pas sa tasse de thé. Au large les complications et les embarras qui l’agacent profondément et lui font perdre beaucoup de temps. Ceux des «décideurs», ces animaux de l’ombre qui l’abordent en des propos énigmatiques et inquiétants, lui suffisent amplement. Il faut le dire pour ceux qui ne le savent pas, que notre roi, le lion, accorde à ces derniers une sacrée attention et, d’aucuns disent, qu’il en éprouve secrètement une crainte morbide. Ainsi, la mouche me raconte ce douloureux épisode. Elle semble plus excitée lorsqu’elle arrive à la fin de l’histoire. Et comment ne le serait-elle pas lorsqu’elle devint témoin d’un agissement impensable ? Jamais, elle n’avait pensé en connaître d’aussi grave dans les régions de cette jungle qui se proclame – à qui veut l’entendre – plus libre et ses habitants plus dignes et plus respectés que dans les jungles voisines qu’elle prend constamment en exemple, convaincue de l’avantage de la comparaison. Franchement, elle en a eu pour son impertinence, elle qui se trouve toujours collée là où il ne faut pas ! La nouvelle tombe enfin ! Triste ironie du sort qu’une décision, lugubre de conséquence, puisse surgir comme cela, sans aucune pudeur, sans remords et sans respect pour les êtres vivants que nous sommes, me dit la mouche, avec un cœur gros. Et là, elle donne libre cours à ses instincts, comme pour chasser un mal qu’elle garde enfoui dans ce petit corps qui ne peut supporter autant de chagrin lourd et gênant.

Elle termine ce qu’elle doit m’apprendre, cette fois-ci dans un style tranchant, dépourvu de réserve et de décence, comme elle ne l’a jamais fait jusque-là. Je devine chez elle, une certaine dose de répugnance, un sentiment que l’on éprouve généralement envers ceux qui vous trahissent ou qui attentent à votre dignité. Eh bien voilà toute l’histoire, me dit-elle. Plutôt une affligeante vilenie qui nous vient de cette louve. Et la mouche qui me parle d’une «louve» dans l’histoire – jamais évoquée auparavant –, c’est donc elle l’origine du mal ! Comment cela ? Eh bien, rien de plus simple pour montrer sa force ou son aversion, c’est selon, à l’égard de bons animaux, «rien qu’un petit mot», martelé avec le ton, la voix et le geste devant le roi-lion pour envoyer un animal manger les pissenlits par la racine ou, à tout le moins, l’envoyer paître dans les maigres pâturages d’un monde fait d’abandon et de privation. En effet, la louve, toute puissante devant le roi-lion, fait et défait une grande partie de la jungle à sa propre convenance. Pourquoi cette méchanceté et son aversion à l’égard de bons animaux, pardi ! Oui, à défaut de faire du bien, comme la Louve de Rome, cet animal emblématique qui, en une intervention providentielle, est venue nourrir les deux jumeaux Remus et Romulus, la nôtre les enfonce comme la malédiction… Mais qui est cette louve ? Un animal de la jungle, bien sûr, comme tous les animaux, à la simple différence qu’elle est très proche du roi, à cause de certaines considérations qui trouvent leurs origines du temps où le lion n’était pas encore roi et avait tant besoin d’aide, de soutien et de réconfort.
Alors depuis, le lion étant devenu roi, la louve en profite, dans des conjonctures pareilles où les animaux sont véritablement des bêtes – au sens que l’on sait – pour fomenter des situations bizarres, fantasques, incroyables et stupéfiantes. C’est le moins que l’on puisse percevoir après avoir écouté toute l’histoire. Je ne vais pas te laisser t’impatienter, me dit la mouche. Suis-moi… attentivement. Un beau jour, tout auréolé du panache de la mission que lui confie la cour du roi – car le roi lui-même n’étant certainement pas au courant de cette démarche –, l’ours se met à chercher l’éléphanteau dans tous les coins et recoins de la jungle. Il le trouve enfin tout près d’un cimetière, comme s’il attendait l’ordre d’y pénétrer, pour ne plus en sortir. Peut-être voulait-il ébaubir les plus anciens de sa race – eux aussi en attente de trépas – pour leur signifier que leur sagesse n’est pas la mieux payante et qu’il faille changer de caractère vis-à-vis de ces «Grands» de la jungle ? Il leur explique longuement, pour les convaincre, qu’il faut autre chose dans cet espace aussi pestilentiel que le leur. Il faut apprendre à être plus coriace, plus résistant, plus agressif plutôt que gentil. Il faut apprendre à combattre avant d’aller paisiblement et résolument, vers cette mort qui nous attend tous, inévitablement. Là, dans ce cimetière des éléphants, endroit prémonitoire pour une fin de carrière, l’ours s’adresse à notre éléphanteau dans un style correct, avenant, comme s’il allait lui annoncer une agréable nouvelle.
D’ailleurs, ce dernier se niche dans une position altière pour recevoir le message de son roi. Après tout, se dit-il, pourquoi ne pas adopter cette position puisque je ne suis pas coupable et je n’ai rien à me reprocher. De toute façon, je n’attends rien d’eux, ces versatiles, méchants et haineux qui sont capables du pire… mais jamais du meilleur ! En effet, il le saura à ses dépens. Suivons la fin de l’histoire pour comprendre le mal qui anime ceux qui nous gèrent… pitoyablement, de toute évidence. – Bonjour, cela fait longtemps que je te cherche, lui lance l’envoyé de la cour du roi. – Je suis là, dans mon territoire… sage, penaud et un peu fatigué, je l’avoue, après avoir attendu et espéré tant et plus que vienne la bonne nouvelle. Que veux-tu que je fasse ? Que je crie, que je me lamente, que je rampe et m’humilie devant tous, chaque fois, pour connaître les fautes qui me sont reprochées ou peut-être même pour vous demander pardon ? Non, franchement… ! D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je devrai le faire alors que je ne pense pas être redevable de quelque chose envers notre société des animaux au point de me préparer à un jugement.
L’éléphanteau lui répond ainsi, excité et comme désenchanté après tant et tant d’interventions et d’attente. – Non, réplique l’ours, je suis venu te dire que le roi de cette jungle n’a jamais émis de réserves te concernant. Je viens t’assurer de toute sa confiance et de sa parfaite considération. Notre majesté le roi à une grande estime pour toi et pour tes semblables qui aiment le travail et qui donnent au rendement sa véritable signification. A chaque occasion, il ne cesse de le répéter devant ses conseillers et le grand nombre de notabilités qui compose sa cour… Il te cite toujours en exemple. Que veux-tu de plus… tu as son assurance et son respect. Il te les accorde, naturellement, sans condition !

L’éléphanteau qui a déjà entendu pareils éloges, de la part du premier émissaire, n’a de cesse que de savoir exactement ce qui lui est reproché.
A son tour, il revient sur l’affaire pour dire encore une fois :
– Mais avec tout çà, pourquoi suis-je mis au ban de la société, répond l’éléphanteau, fou de colère ?
Pourquoi avoir souffert longtemps pour recevoir ces explications et apprendre que je suis le phénix de ces bois, comme il a été dit quelque part ?
Ensuite, avec beaucoup d’effort et de maîtrise, il se reprend et dit calmement :
– Mais, comme je suis un animal bien né, je ne vais pas refuser ces compliments qui me vont droit au cœur, car de plus ils me viennent de mon roi.
Là, je ne peux que m’assurer de sa sincérité et me tranquilliser pour ce qui est de mon avenir dans ma jungle patrie.
– En effet, tu dois être certain qu’avec le roi tu n’as aucun problème, rassure l’ours.
– D’accord, le roi est bien avec moi, renchérit l’éléphanteau, mais pourquoi tant de mystère autour de mon cas ?
J’étais pourtant très bien dans mon travail ?
Pourquoi me chasse-t-on de mon poste comme un vulgaire damné qui a commis les plus grands délits, jamais commis par d’autres animaux, dans ces espaces fourvoyés par des pratiques coupables et des mœurs difficiles ?
– En fait, ce n’est pas lui, assène l’ours, dans une réplique lourde de conséquence, devant son interlocuteur ébahi.
– Mais qui donc, bafouille l’éléphanteau qui commence à s’inquiéter ?
Y aurait-il plus fort et, j’allais dire, plus insensé à la place du roi, qui commande cette jungle, et qui prend pareille décision ?
Y aurait-il plus grand et plus responsable que celui qui nous tient en haleine, pendant des années ?
– Oui, il y a plus fort, plus grand, plus solide, plus puissant et plus important que le roi !
– Qui est ce géant, ce héros, ce génie… qui est ce dinosaure, il n’en reste pourtant plus ?
Et l’ours de lâcher le morceau, à la face de l’éléphanteau :
– Il y a la rumeur, la rumeur assassine… colportée par des spécialistes qui s’y adonnent à cœur joie et qui font plus de mal qu’ils ne le pensent, assurément ! Oui, il y a cette rumeur qui tue… qui fait des ravages, plus que la peste ! Pour cela, nous avons une professionnelle dans notre jungle, que dis-je, une grande professionnelle qui, lorsqu’elle «lorgne quelqu’un», c’en est fini de lui. Elle est comme çà et est loin de pouvoir changer. Elle a le mal dans le corps. Il s’agit de la louve. C’est elle qui ne voulait pas de toi, là où tu étais. Elle ne voulait plus te voir dans cette noble fonction d’utilité publique où tu faisais des prouesses, où tu travaillais pourtant très dur et très bien. Elle ne voulait plus entendre parler de toi car elle s’est plainte sournoisement au roi. Usant de la tromperie, elle a prétendu que tu ne l’as pas reçue comme il se devait, conformément à son rang, quand elle est passée dans la prairie où tu te trouvais, et c’est ce qui aurait provoqué son courroux. Elle a été jusqu’à lui susurrer que tu étais en opposition contre lui, et que tu «montais la tête» aux animaux de ton entourage, pour les pousser à faire campagne contre leur souverain au détriment de la fidélité et de l’allégeance qui lui sont dues. Quelle belle invention ! Plutôt, quelle méchante invention, me dis-je pour ma part…! Cela découle en vérité d’une imagination fertile qui a incité la louve à mettre en œuvre un plan offensif diabolique, pour détruire celui qui lui a déplu ! En réalité, tu ne lui étais pas sympathique… ta «gueule» ne lui revenait pas, un point c’est tout ! Tu dois comprendre également qu’il y avait en ce temps, au moment du «coup de grisou» – ce coup scientifiquement et méchamment décidé par la louve – beaucoup de prétendants qui attendaient impatiemment ton départ pour prendre ta place !
– C’est ignoble ! Ignoble ! Ignoble ! Répète l’éléphanteau écœuré. Ce n’est pas vrai ! Tout cela autour de moi ? Suis-je aussi important pour mériter toute cette «attention» de notre chère confidente du roi ? Suis-je dangereux à ce point pour mériter ce camouflet et encaisser toutes ces avanies et même l’humiliation devant la cour ? Est-ce possible que celle qui est l’amie du roi – tous les animaux l’affirment – se comporte aussi vulgairement et avec une telle bassesse ? Puis l’éléphanteau se ressaisit et, comme pris par un regain d’orgueil, dit hautement et calmement à son interlocuteur : – Mais enfin, que voulait-elle donc de moi ? – Rien, elle ne voulait rien de toi. Elle voulait simplement ne plus te voir dans cette région, parce que tu gênais plus d’un, en montrant ton zèle, tes capacités et ton engagement à la tâche. Peut-être a-t-elle été encouragée par les «rapports» et les médisances de certains, ceux de ton secteur qui, eux aussi, faisaient des pieds et des mains pour que tu disparaisses de leur environnement que tu as «empoisonné», selon leurs conciliabules, par ton activité qui les incommodait et les contrariait énormément ? Eh bien, c’est à partir de là qu’elle a commencé à avoir pour toi cette aversion inexplicable. Que veux-tu, c’est comme çà, et le roi, dans sa crédulité, n’a rien pu faire. Tu sais qu’il est très attaché à elle. Il ne peut s’opposer à ses désirs. Il accepte tout sans rechigner, y compris ses autres exigences, largement réprouvées par ce sentiment de liberté qui souffle dans notre jungle, des exigences qui surviennent dans l’euphorie prétentieuse et mégalomane de notre souverain.
– C’est vraiment grave d’entendre de pareils propos à notre époque, reprend l’éléphanteau. Car avec de tels réflexes, «traduits par un appétit inassouvi du pouvoir aussi bien que par vengeance insatisfaite, cette famille politique préfère faire passer par pertes et profits l’histoire de leur gouvernance plutôt que d’en changer radicalement de mode. Ainsi, cette jungle en haillons, moribonde et archaïque fait bien leurs affaires… au point qu’ils ne s’empêchent pas de jeter des anathèmes sur quiconque relève la tête et se montre plus intelligent.» Là, l’éléphanteau rejoint un peu le monde des humains en lui empruntant ces quelques réflexions… significatives à plus d’un titre ! Ainsi, il a fallu du temps à l’ours pour transmettre ce message venant de la cour du roi… un message décevant pour l’éléphanteau qui a toujours eu de l’espoir, comme nous tous, pour ce royaume qui enregistre malheureusement – et de plus en plus – de grandes brèches dans la déchéance et la dévalorisation. En guise de réaction, l’éléphanteau, encore sous l’emprise de la stupéfaction, ne sait quoi dire après cette volée de bois vert, pis encore, après cette misérable sommation qui ne peut venir que d’une jungle dont le chef est «absent» et «distrait», sûrement décadent car étiolé, dans une «jungle bananière», comme ces Républiques qui existent dans le monde des humains et qui sont assorties du même qualificatif. Comment, se dit-il, la louve, qui est très loin de moi sur tous les plans, s’éprend de questions qui ne la concernent nullement ? Doit-elle, parce qu’elle côtoie le souverain, cultiver le ressentiment au lieu de s’adonner à des activités plus nobles dans la générosité et la passion qui siéent aux cours des grandes monarchies ? Et ensuite de quel droit décide-t-elle de me châtier, de mettre fin à ma carrière, tout simplement parce que je ne lui plaisais pas, là où j’étais ? Cela ne s’est produit nulle part ailleurs, sauf chez les tyrans et les césars bourrés de complexes, administrant selon leur bon vouloir des jungles où n’existent aucun principe ni foi, ni loi. L’éléphanteau ne peut se faire à cette décision.
Il la considère comme une offense, plus grave encore, comme une profanation de la chose sacrée chez le Tout Puissant. En effet, on s’attaque à sa créature et on profère des commentaires dangereux, jamais entendus par ailleurs, comme par exemple : «Celui-là ne me plait pas, je ne veux plus de lui dans mon royaume»… Alors la louve vengeresse a omis de préciser qu’il s’agit du «royaume des gueux», quand elle avait mis son plan à exécution, parce que c’est dans ces royaumes, assurément, qu’on agit de cette manière… Notre héros s’en va là où ceux de son espèce se retirent pour attendre leur fin. Il part d’un air contrit, pleurant discrètement sa douleur là où ses pareils ne peuvent le surprendre dans ces instants de faiblesse. Astreint à la retraite, à la fleur de l’âge, il ne peut se redéployer dans un autre secteur, malgré ses compétences. Cette profonde atteinte à la dignité d’un sujet indocile, rigoureux et réfractaire à toute mise en demeure, car loyal et patriote est coutumière dans ce royaume où poussent et réussissent des laudateurs et des courtisans à l’emporte-pièce. La moralité de cette histoire est que l’éléphanteau «était d’un monde où les plus belles choses ont le pire destin», comme disait l’un des vôtres, me fait remarquer mon interlocutrice, la mouche.
Et de continuer…En effet, les belles choses ont le pire destin quand elles sont confrontées à des politiques au rabais, à des régimes conduits par des responsables sans âme et sans conscience. Ainsi, les gouvernés, des sujets «chosifiés» comme nous le sommes, n’acceptent plus ces conduites et ne se taisent pas devant l’iniquité et la persécution. Elles se regroupent pour viser des cibles récurrentes, représentées par des pouvoirs déliquescents, par des institutions ruinées et des responsables limités et sans culture ayant déjà un pied dans la déchéance. Mais est-ce normal tout cela lorsque ces mêmes responsables dans la jungle, satisfaits et impassibles, fredonnent à l’unisson la chanson de la droiture, de la liberté et de l’égalité entre les sujets…? Non, non et non ! Car la dégradation est telle qu’il apparaît absurde désormais de conserver plus longtemps cette confusion au sein du pouvoir sous peine de voir à terme la jungle s’effondrer. Autrement dit, cette forme de gestion axée essentiellement sur des actions quasi mafieuses, est à l’origine de la ruine largement entamée de ce royaume. Mais, en attendant que se fasse cette résurrection, l’éléphanteau disparaît dans les profondeurs de la jungle pour aborder un autre cycle, plus amer et plus douloureux, celui de la marginalisation, un cycle bien connu chez vous, les humains, qui êtes quelquefois plus ignobles dans cette pratique que certaines espèces d’animaux sauvages. La mouche conclut pour ce qui est de cette histoire d’éléphanteau, du lion et de la louve. Ensuite, elle se tait, laissant derrière elle ces pathétiques mésaventures dans un silence profond et significatif. Je présume qu’elle veut m’imprégner de toute cette nature suspecte de pratiques perverses et nuisibles en cours dans des institutions de sa jungle. Elle veut me laisser les digérer à ma façon, peut-être que demain… qui sait !

Digression utile
De mon côté, je profite de ce laps de temps pour m’évader afin de ruminer ce que je viens d’entendre. Vraiment, beaucoup de choses en même temps, avec une certaine similitude frappante qui vient titiller mon esprit pour me rappeler ces mauvaises affaires qui embarrassent notre vie de tous les jours. Je me suis dit, les humains sont quelquefois plus abjects et plus odieux que ne le sont ces bêtes sauvages. Nous l’avons d’ailleurs démontré à maintes reprises, au cours de nos nombreuses élucubrations. Un des nôtres n’écrivait-il pas spontanément mais surtout audacieusement : «Qui pouvait imaginer, trente ans en arrière, que notre pays à la fierté sourcilleuse allait être un jour le lieu géométrique de toutes les malfaisances de sa classe politique d’abord ? En effet, lorsque l’ultime scrupule patriotique vient à manquer à des ministres pour ne pas entériner des opérations douteuses ou du moins alerter «qui de droit», ne faut-il pas conclure que l’Etat a déjà cessé d’exister ?» N’est-ce pas que je pars loin, très loin, dans la méditation pour trouver forcément de grandes similitudes dans nos différentes histoires qui se ressemblent par leur aspect choquant et dangereux ? N’est-ce pas une intéressante opportunité pour moi, profitant de ce que je viens d’entendre, pour dérouler le film de mes pensées, en remontant le temps pour visionner à nouveau ces moments forts, plutôt ardus et passionnants ? Ce temps où, malgré le manque de moyens, chacun de nous s’engageait dans le travail et se distinguait dans le dévouement, en ayant à l’esprit la réussite du pays et la prospérité de notre peuple. Oui, il faut revenir à ces moments, ne serait-ce que dans le rêve, pour revisiter cet âge d’or de notre mouvement vers le progrès, au cours de cette période propice pour la continuité de notre révolution encore fraîche et mobilisatrice.
Il faut revenir pour constater les écarts d’aujourd’hui, quand on se pose les plus simples questions : où sommes-nous par rapport à ces années glorieuses ? Où sommes-nous vraiment quand nous oublions nos repères, parce que nous sommes «gangrenés par des calculs d’intérêts… ?» Où sommes-nous lorsque, «par substitution à l’idéologie rassembleuse et niveleuse, l’on cimente les coteries du régime à travers les biens matériels ?». Et l’on se dit, avec dépit : la devise aujourd’hui hélas est la suivante : «Enrichissons-nous les uns les autres» et, grâce à nos connivences, faisons en sorte que «notre réussite devienne un exemple et une contagion». Que c’est grave ce que nous vivons en ces temps où l’homme a perdu sa dignité et son amour-propre ! Rien n’est comme avant quand les principes le faisaient bouger et les constantes le mobilisaient pour aller toujours de l’avant dans l’amélioration de sa participation et de son rendement. N’est-ce pas, aujourd’hui, que «l’on nage d’emblée dans le doute, le flou et la myopie de la paranoïa collective que sème la peur», le désespoir et le délabrement ? Ainsi, la «banalisation des choses et des crimes est devenue quelque chose de normale». Le citoyen, celui à qui on demande toujours des sacrifices, est ballotté entre la situation lamentable qu’il vit au quotidien et les promesses «d’un futur insaisissable que l’on n’arrive pas encore à cerner».
Quant à ceux qui commandent ce futur, ils tentent par tous les moyens de se préserver en perpétuant leur présence au sommet de la pyramide, parce que là-haut, il y a de l’argent, beaucoup d’argent, il y a des rémunérations élevées, pour ne pas dire exorbitantes par rapport à ceux de la masse, il y aussi des dividendes à profusion. Et de cette hauteur, c’est-à-dire ceux d’en haut ne regardent jamais ceux d’en bas. C’est la loi de la nature… dans nos contrées. Ce qui a fait dire à un de nos amis, un pince-sans-rire, en s’adressant à un officier supérieur de la marine nationale, pour lui expliquer qu’il y a une certaine aigreur vis-à-vis des gens d’en haut, c’est-à-dire des gens qui représentent le pouvoir : «Je pense qu’il serait préférable, et pour des mesures de sécurité et de confort, de déplacer la présidence de la République à l’Amirauté. Là les services seront plus à l’aise en ayant beaucoup d’espace». Ne saisissant pas le sens de l’humour de cette scabreuse proposition et donc ne voyant pas le bien-fondé de celle-ci, il interrompt notre futé ami et lui dit très sérieusement : «Franchement, je ne vois pas pourquoi, ils iraient jusqu’à déplacer la présidence à l’Amirauté ?». Et notre ami de répliquer prestement : «Comme cela, nous dirons quand il s’agit de parler de ceux qui nous commandent, les gens d’en bas ont dit… au lieu de dire ceux d’en haut !!»
(A suivre)
Par Kamel Bouchama (auteur)