Journalisme de la rupture numérique

Actualité

La lutte mondiale est idéologique. Et à un combat de cette nature nous ne pouvons répondre que par une riposte de même échelle. En Algérie cet affrontement s’exprime par l’imposition dans le débat des folklorisations de nos dimensions identitaires islamiques, arabes et berbères. Ces catégories sont essentialisées pour être instrumentalisées au profit de la mondialisation. Aussi nous devons relever le défi en déconstruisant des historiographies postcoloniales qui manipulent ce que nous fûmes, tout en avançant des contre-édifications fertiles de ce que nous sommes pris dans la dynamique de notre renaissance historique. C’est dans ce vaste chantier d’une proposition culturelle vivante que se trouve la réalisation dialectique de notre affirmation idéologique en tant qu’élément bâtisseur de nos déploiements économiques, sociaux, politiques et culturels, cet effort étant ce que le ciment est à la brique, à savoir le liant permettant une élévation civilisationnelle véritable. Le lancement d’une télévision de la mémoire, voulue par le Président de la République, témoigne de cette préoccupation. Mais, pour qu’une pensée sinon culturelle du moins journalistique puisse émerger en rupture épistémologique et influencer les destinées d’un Peuple, il est essentiel d’en choisir le terrain d’affrontement. Ce dernier doit être constitué du numérique tant la nature globalisante de la réponse à apporter est éducative et scientifique en appui de la puissance socio-anthropologique dont l’histoire nous a heureusement dotée. Si nous saluons le volontarisme de l’exécutif, nous devons cependant nous pénétrer de l’idée que le grand écran fait place aujourd’hui à des millions de smartphones et que le projet idéologique pour la Nation ne peut plus se décliner en 24 images par seconde mais en térabits par seconde.

C‘est ce changement de formatage technologique qui nous permet d’envisager concrètement un vaste programme qui dépasse la simple déconstruction idéologique pour déboucher sur une façon de perpétuer l’algérianité comme nos prédécesseurs vivaient « l’andalousité » en identité réinventée de l’universalisme islamique. L’appropriation intégrale du « net », non pas tant en maîtrise de ses techniques qu’en explorations pionnières des possibilités variées qu’il nous ouvre, présente un seul territoire comme la civilisation de Cordoue a offert, dans une parenthèse historique éblouissante, le partage de trois monothéismes « interconnectés ». Prenons pour être concret, les débats qui agitent aujourd’hui le ministère de l’Information sur les problématiques posées par la presse électronique. Les discussions qui ont cours sur les nécessités d’inclure la presse électronique dans le paysage informationnel tiennent du sentiment que l’on peut éprouver lorsque nous regardons les premiers films muets de ce qu’on appelait le cinématographe, avec des mimiques, une gestuelle corporelle imposées par les limites technologiques de leur époque. Dès que le son intégra le 7éme art, les acteurs se transformèrent, délaissèrent leurs maquillages outranciers exprimant les sentiments premiers comme les rires ou les pleurs, retrouvèrent des réflexes supérieurs empruntés au théâtre, c’est-à-dire la mise en scène de la vie, sans emphase de la dénaturation des émotions humaines. Le technicolor nous projeta plus profondément dans la complexité de l’intellect comme dans « La vie passionnée de Vincent Van Gogh » de Vincent Minelli, dans une approche nuancée de la psychologie qui est la nôtre, rapprochant les héros des grands écrans en l’occurrence Kirk Douglas (dans le rôle de Van Gogh) et Anthony Quinn (dans celui de Paul Gauguin), des aspirations et mythes populaires. Internet procède de cette mutation imperceptible du fond par la forme qui impose un nouveau rapport à la culture en raison d’avancées technologiques dont la neutralité vis-à-vis du contenu est questionnable tant les sciences cognitives tendent à nous démontrer que notre pensée ne peut se réduire à notre conscience immédiate. Internet en tant qu’outil technologique impacte les dispositifs intrinsèques de l’art culturel par la manière de vivre le fait culturel dans la durée de nos rapports sociaux complexifiés par l’évolution du monde. Le support technique n’est pas neutre en ce sens que le champ d’investigation idéologique cognitif et social qu’il élargi gratuitement fait appel, non seulement à l’écriture, mais aussi au son et à l’image et impose subrepticement un rapport social massif à la culture tel que nous ne l’avons pas connu précédemment.

Internet en nouvelle civilisation culturelle
Le web n’emprunte au cinéma ni son expérience collective unifiée par le lieu de la projection et encore moins son unilatéralisme de « spectateur désengagé », acceptant le diktat de la pellicule sans possibilité de réaction au contraire des jeux vidéos ouvrant des alternatives démultipliées du récit au gré des orientations fixées par plusieurs millions d’internautes pour des expériences ludiques collectives se déroulant en autant d’endroits qu’existent d’adresses électroniques. Il nous faut donc, pour ce qui est du cinéma, produire des films pour les smartphones, dans un format dédié mais aussi dans un nouveau modèle économique, plutôt que de relancer inutilement et à grands frais des salles obscures. Ces dernières gagneraient à se transformer en chaudrons d’œuvres numériques en lieu et place de salles de distribution d’une production culturelle surannée. Pour faire court, les salles de cinéma publiques doivent devenir des lieux de production de contenus culturels, des studios potentiels. Le réseau de distribution, ce sont les smartphones. Le même raisonnement s’applique au théâtre et aux beaux-arts. C’est en réalité l’inversion proposée par le net qui fait du contenu l’essentiel de la preuve par la culture et du contenant un accessoire individuel de communication en interactions.
De même le web agit sur l’action culturelle et, forcément, journalistique par l’intrication fusionnelle entre les niveaux de l’écriture, du son et de l’image comme jamais auparavant d’autant plus que l’émetteur de l’information peut se trouver, grâce à la flexibilité du réseau en position de récepteur alors que celui à qui était destiné l’information devient à son tour un producteur de sens. L’écriture s’en trouve bouleversée, de même que le journalisme. Ce dernier pris en tant que science de la communication et de la connaissance n’a pas encore saisi à sa juste mesure – en raison des conservatismes liés aux métiers de l’écriture qui ont du mal à se défaire de traditions plurimillénaires et des rapports sociaux qu’ils sous-tendent – la révolution numérique qui secoue la planète. Les différenciations à l’œuvre dans le domaine de l’écrit ont permis, au cours des temps, des évolutions en éventails de l’ensemble de ses domaines (la parole divine, la bureaucratie étatique, la loi, la presse, la littérature, la correspondance, la poésie, le pamphlet, le roman, le script du cinéma et du théâtre, la bande-dessinée, le mémo etc.), sans que jamais elles ne puissent interagir de manière déterminante les unes vis-à-vis des autres et c’est ce processus d’évolutions scripturales en séparations de style et jusqu’à un certain point en significations divergentes, qui marque le journalisme et ses supports médiatiques divers.
Ce temps est fini. La presse papier, l’émission radiophonique, le reportage télévisuel, la production de l’information sur un fil par une agence de presse, ne sont, du point de vue d’internet, plus qu’un seul média s’exprimant dans un format unique mêlant écrits, sonorités et images. Internet impose une sujétion de l’écriture à la communication. Nous ne pensons pas seulement aux usages protéiformes des émojis ou à la contraction de l’écriture de l’efficience capitalistique cherchant à gagner en temps par une symbolisation quasi totémiste de la productivité érigée en valeur suprême. Dans tous les domaines du média numérique, la démonstration de l’idée en écriture déployée cède devant l’efficience de la communication, tant la puissance dominante de l’image et du son, emprisonne la mémoire seconde, celle qui transcende l’émotion pour la dépasser en réflexion. L’intolérance grandissante dans l’expression des opinions dans le débat public est certes le produit sociologique des essentialisations mises en œuvre par la mondialisation. Mais son propagandiste le plus efficace est constitué par la toile en un résultat palpable d’un rapport culturel dominé par l’expression lapidaire bien plus que raisonnée à l’image du tweet réducteur.

La civilisation en réponse à Internet
Au niveau mondial, en plus de ces évolutions que l’on circonscrit difficilement, les immenses enjeux financiers, de domination politique et de classe s’exprimant autour des médias, retardent une mise en ligne électronique inclusive. Il s’agit d’intégrer  tout le champ des modalités expressives variées du journalisme en uniformisations de significations cognitives échappant véritablement au rapport social et médiatique d’hier que les différentes institutions de la presse ont établi avec leurs peuples. Aussi, nous voyons des sites informationnels se développer à partir  des grands groupes de presse mondiaux (CNN, BBC, AFP etc.) ayant accumulé des positions culturelles de domination, issu des bouleversements consécutifs à la seconde Guerre mondiale,  déverser leurs contenus sur internet en essayant d’en proposer l’essentiel du substrat idéologique. Mais parce ce que ces moyens de l’information mondialisée sont issus du monde d’avant le numérique, ils charrient encore avec eux des différenciations dans leurs modalités expressives qui n’ont plus lieu d’être, le cyberespace ayant fusionné les dimensions sonores, visuelles, écrites, artistiques  dans un même continuum. Aussi, il est important de saisir cette opportunité de l’inertie intéressée en préservations de situations économiques des grands groupes d’informations internationaux  pour nous frayer rapidement les voies d’un véritable saut qualitatif pour peu que le journalisme se saisisse du réseau numérique à pleines mains. Son format virtuel impose de repenser le rapport à l’information et à son traitement en privilégiant ses intégrations capacitaires de modalités expressives différentes en un précipité fécond qui passe par un réapprentissage de l’écriture, du  journalisme et… de sa pratique plus que jamais à l’écoute non pas du « monde village » mais du « monde réseau ».
Cela est d’autant plus aisé dans notre pays que nous possédons un satellite géostationnaire dont les capacités sont encore sous-utilisées, que nous maîtrisons les procédés de fabrication de la fibre optique permettant d’établir un réseau parfaitement adapté à l’usage du réseau électronique, une TNT en progression constante, un patrimoine immobilier de toute première qualité pour ce qui concerne le secteur public de l’information et enfin un personnel hautement qualifié et compétent mais qui est en manque de directives visionnaires fécondes pour pouvoir donner toute la mesure des influences en densifications culturelles qu’une véritable e-gouvernance de la gestion informationnelle pourrait démultiplier. Aussi au lieu de se focaliser en contre-guérillas aussi inutiles qu’épuisantes contre les « fake news », il serait bien plus productif de s’atteler, sans perte de temps, en la réforme du secteur public de l’information vers la numérisation de l’ensemble de ses supports médiatiques, mais aussi vers leurs convergences fécondes en des rédactions intégrées, dépassant les cloisonnements désuets entre expressions médiatiques différenciées d’hier (agences, presse écrite, radios, télés), réorganisées en redéploiements thématiques (religion, information, arts et cultures, sport, divertissements, documentaires, histoire, infographies) pour mieux s’exprimer en une puissante action journalistique de la modernité informationnelle, en conquête active du cyber espace, articulée autour d’une information publique qualitative et à l’avant-garde de la contemporanéité culturelle.
C’est ce que nous attendons d’un ministère de l’Information, visiblement empêtré dans la redistribution de la manne publicitaire reproduisant un modèle de journalisme de l’archaïsme dans la forme comme dans le fonds. L’action ministérielle ne semble pas pouvoir s’extraire des tendances néo-rentières encore nichées au sein du régime, nourrissant les corporatismes journalistiques en identités singulières qui n’ont plus de mise tant les millions de smartphones imposent internet comme le média de l’intégration journalistique. A la lutte idéologique qui nous est imposée, il nous faut plus que jamais répondre par la force du souvenir de notre civilisation éclatante,   en autant d’Andalousies réinventées par la jeunesse populaire de ce pays, désormais éduquée et partie intégrante du monde.
Brazi